mercredi 10 juillet 2019

LA COMMUNE RINGOLEVIO


Sur Ringolevio, l’autobiographie de l’artiste et digger américain Emmett GROGAN

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La Commune Ringolevio est la toute première partie d'un texte que j'écris sur Ringolevio, l'autobiographie de l'artiste américain Emmett Grogan, en espérant que cela donne envie à l'un ou l'autre lecteur d'en savoir plus sur le mouvement des diggers et la commune libre qu'ils ont mis en place dans le quartier de Haight-Ashbury, à San Francisco en 1966. Je tiens à préciser ici qu'il s'agit d'une lecture, d'une interprétation basée sur des sources aisément accessibles en librairie ou sur Internet ; d'autres lectures, d'autres interprétations du travail et de la vie de l'être protéiforme qu'était Emmett Grogan sont, bien sûr, possibles... Je suis même prêt à parier que toutes les hypothèses de lecture qu'on pourra faire sur Emmett Grogan sont vraies et fondées, absolument toutes les lectures et toutes les interprétations, même les plus fantaisistes... 


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LA COMMUNE RINGOLEVIO 

Une lecture de Ringolevio, l’autobiographie

de l’artiste américain Emmett GROGAN




Ringolevio, Emmett Grogan. Editions L’échappée. 2015
Titre original
Ringolevio
A life played for keeps, Ed. Eugene Leo Michael. 1972




« Prends la parole. Agis. Le silence est complice.

Sois la mouche du coche de l’Etat, mais aussi sa luciole.

Et si tu as deux miches de pain, fais comme les Grecs :
vends-en une, et avec le denier du royaume, vends des tournesols. »


Poésie, art de l’insurrection. Lawrence Ferlinghetti




    Si le réel est indifférent à ce que nous sommes, si la surface de la Terre est avant tout ondulatoire, puisque composée par les mers et les océans davantage que par la terre, le monde est ludique. Or, dire qu’il y a du jeu dans ce monde ne signifie pas que tout est dès lors permis, mais que ses règles peuvent changer et, parfois, devenir tragiques pour nous, sans que nous ne puissions faire autrement que d’accepter l’inévitable, quand il advient. Le monde a des règles, toutes plus ou moins discutables, et non des principes, le mécanisme de son horloge est toujours prêt à s’arrêter sous l’action du temps. Ce qui signifie aussi que la trajectoire, qu’un homme prend sur ce mécanisme, peut avoir une action que l’on peut saisir pour nous-mêmes, lorsqu’on la regarde d’assez près, une action peu ou prou validant ou invalidant le mécanisme horloger pour que d’autres règles surviennent. Le monde était Ringolevio pour l’artiste américain Emmett Grogan.

     Le ringolevio est le jeu de la chasse à l’homme : deux équipes ayant le même nombre de joueurs s’affrontent en extérieur, ces deux équipes ont chacune un territoire qu’elles doivent défendre. Le but du jeu est de capturer les joueurs adverses pour les mettre dans un espace circonscrit, dénommé « prison ». L’équipe ayant emprisonné tous ses adversaires gagne.

    Au début de la partie, Emmett Grogan, dans l’autobiographie qu’il a écrite sur lui, se nomme Kenny Wisdom ; Kenny Wisdom est donc, en première lecture, le nom que ses parents lui ont donné. Il a douze ans, et lui et ses parents vivent à Brooklyn à New York. Kenny est aussi le meneur de jeu de l’une des meilleures équipes de ringolevio du New York des années 50, comme il se permet de l’affirmer dans son autobiographie, parce qu’il sait se cacher au plus près des prisons de l’équipe adverse et sauter au bon moment pour crier le mot « Délivrance ». Kenny connaît les cachettes où faire le guet et les rôles à jouer, il a appris le moment voulu pour sortir de sa cachette et quels mots lancer pour affranchir ses pairs ; c’est, tout au moins, ce qu’on peut en déduire si l’on en reste à une lecture flottante de son texte, une lecture sur mer plutôt que sur terre, acceptant de devenir une algue jouant sur et avec les eaux, comme Emmett ou Kenny. « L’algue, écrit à ce sujet le philosophe Jean-Paul Galibert dans L’idée de ludique, par la poussée simultanée de ses branches ramifiées, refuse de choisir parmi les avenirs. Elle est la vivante incarnation d’un vivre sans choisir. »[1] Emmett Grogan est alors Emmett Grogan ou Kenny Wisdom, ou quiconque désire s’appeller Emmett ou Kenny, ayant grandi trop tôt ou devenu adulte sur le tard, homme ou femme, ou qui que vous soyez.

     Le jeu du ringolevio est non seulement un jeu pour Emmett Grogan, mais il est aussi un rituel initiatique, puisqu’il permet à l’enfant qui y joue vraiment de devenir une algue libre. Mais être libre à New York dans les années 50, pour un enfant de Brooklyn, n’est, naturellement, pas être libre comme un enfant né dans les beaux quartiers, sur Park Avenue, puisque les chances de gains de l’un ou l’autre joueurs, avant même la partie commencée, ne sont pas égaux. Le jeu du Ringolevio de Kenny Wisdom forme alors au Ringolevio grandeur nature que le monde joue. L’enfant sur Park Avenue, qu’il le sache ou non, a déjà son territoire assuré par ses parents qui ont fait prisonniers – une incarcération, certes, toute conditionnelle – ceux du Bronx et de Harlem, au moyen du travail salarial ou des institutions qui les protègent des violences endémiques. L’enfant de Brooklyn a, dès lors, et comme on peut s’en douter, des possibilités bien inférieures de s’en sortir victorieux que celui qui est né une cuillère d’argent dans la bouche. Pourtant l’équipe de Brooklyn, certes moins bien lotie, et même si elle est affaiblie ou saignée à blanc, peut toujours gagner, s’il lui reste encore un joueur valide et que celui-ci sait se cacher et reconnaître le bon moment pour venir délivrer ses équipiers prisonniers : tant qu’il reste un joueur, il y a de l’espoir. Voilà ce que pense l’enfant, voilà ce que croit parfois l’adulte, voilà ce que cherche à vivre l’algue en se lovant dans le milieu marin.          
      
    Là où, probablement, le bât blesse, c’est de voir que le sens du mot « liberté » ou « délivrance » puisse être différent d’une communauté ou d’une classe à une autre : en tant qu’enfant de Brooklyn, Kenny Wisdom n’a pas, comme on lira bientôt, la même notion des valeurs qu’un enfant de Park Avenue, et la prison ne lui fait pas peur, puisque, pour lui, le monde est Ringolevio. Le bât blesse aussi, puisque, selon lui, la dialectique n’est plus seulement une affaire sérieuse et responsable, la dialectique devient un jeu de classes grandeur nature : l’Histoire devient, elle aussi, Ringolevio. Et un jeu d’habileté, de tactique et de stratégie, comme la chasse à l’homme, peut être comique mais aussi tragique, à douze ans comme à trente.

    On peut lire Ringolevio d’Emmett Grogan de plusieurs façons : on peut le lire comme un formidable récit d’aventures présentant l’auteur en un Picaro moderne qui se serait ingénié à transgresser les mœurs, les institutions et la doxa américaine lors de sa révolution culturelle ; on peut le lire comme le témoignage d’un artiste engagé peu de temps avant les événements du Summer of love sur la côte californienne, et qui, avec d’autres faisant partie, comme lui, du groupe des Diggers, a inventé une forme de performance théâtrale originale et radicale : le théâtre-guérilla ; on peut le lire enfin comme une méthode politique et ludique pour réaliser des communes libres, à l’instar du combat des situationnistes et du philosophe français Henri Lefebvre pour le droit à la ville. Ringolevio est tout cela. La dernière lecture est certainement la plus difficile à tenir, car il faut, pour celui qui veut la mener à son terme, trouver où se cache le vrai Emmett Grogan dans son autobiographie, le décrypter en quelque sorte, derrière ses jeux de masques, afin que le territoire de Brooklyn et le monde des perdants s’affranchissent à nouveau. Ringolevio pourrait être, ainsi décryptée, une règle du jeu nouvelle pour les Communes de demain.

    En 1966, Emmett Grogan, avec les membres des Diggers issus principalement du théâtre, a su faire que, sur Haight-Hashbury, un quartier de San Francisco - Californie, les produits de consommation et les services deviennent totalement libres et gratuits. Les Diggers de San Francisco deviennent alors célèbres aux Etats-Unis et ils subissent les poursuites de la police. Dans un article « Le jeu comparatif et post-concurrentiel dans la Cité libre », paru dans le journal underground de San Francisco Digger Papers, Emmett Grogan a-t-il ainsi décrit en 1967 une organisation politique des Communes issues de la révolution culturelle américaine. L’auteur y donne des éléments pratiques pour que des communes libres américaines se fédèrent à l’époque. Emmett Grogan écrit à ce sujet dans les Digger Papers :
    « Les Villes libres sont constituées de « Familles (ou Tribus) libres » – cf. Diggers, Black Panthers, Red Guards, Missions Rebels et autres gangs ou communes révolutionnaires – qui organisent et entretiennent des services chargés de fournir une base de liberté à tout groupe autonome désirant mener à bien son projet sans s’embarrasser de problèmes logistiques d’intendance, de ravitaillement, d’impression et de publication, de transport, d’entretien mécanique, d’argent, d’hébergement, d’espaces de travail, d’habillement, de machines, camions, etc. À ce stade de notre révolution, il est indispensable que toutes ces familles (tribus), communes, organisations noires et gangs de toutes les villes d’Amérique assurent entre eux une pleine et totale coordination, afin d’organiser les « Villes libres » où tout ce qui leur sera nécessaire pourra être obtenu gratuitement par toutes les personnes engagées dans les diverses activités de ces différents clans. 
    Tous frère ou sœur devra pouvoir disposer gratuitement de tout ce dont il a besoin pour mener son projet à bien. »[2] 

    La commune qu’Emmett Grogan a cherché à réaliser devait, comme il l’avait compris lui-même, organiser, pour ce faire, un regroupement des communes et autres zones dites de « non droit » en fédération populaire. Mais pas plus lui que Henri Lefebvre ou Guy Debord en France en mai 68, ni même, avant eux, la Commune de Paris, en 1871, n’y sont parvenus. En un certain sens, l’histoire de la révolution culturelle américaine, comme celle ayant eu lieu en Europe, est un échec. Et, pourtant, comme Henri Lefebvre l’a écrit lui-même, dans sa propre histoire de la Commune française de 1871 : « Certains de ceux qui se prétendent héritiers politiques et théoriques de la Commune ne possèdent en propre que l’héritage d’un échec, dont ils ont égaré le sens précisément parce qu’ils croient ou disent avoir réussi. N’y a-t-il pas un mouvement dialectique de la victoire et de la défaite, de l’échec et de la réussite ? Les succès du mouvement révolutionnaire ont masqué ses échecs ; par contre, les échecs – celui de la Commune, entre autres – sont aussi des victoires, ouvertes sur l’avenir, à condition d’en ressaisir et d’en maintenir la vérité. Ce qui fut impossible pour les Communards reste jusqu’à ce jour impossible et par conséquent désigne encore pour nous le possible à réaliser. »[3]

    Les échecs de la Ville libre d’Emmett Grogan et des Diggers en 1966 à San Francisco, lors de la révolution culturelle américaine, sont donc aussi des victoires, comme on va voir, parce qu’elles désignent en retour ce qu’il faut faire et les écueils à éviter, pour que l’utopie ait enfin des chances de devenir concrète. C’est cette lecture-ci : l’histoire d’Emmett Grogan et de sa commune que je vais analyser à nouveaux frais, et d’abord en en énonçant les règles.




[1] Jean-Paul Galibert, L’idée de ludique. Editions Publie.net (2009).
[2] Ringolevio, Emmett Grogan. Editions L’échappée. 2015. Pp. 655-656.
[3] Henri Lefebvre, La proclamation de la Commune – 26 mars 1871 Paris, Gallimard, coll. « Trente Journées qui ont fait la France », 1965. Réédition La Fabrique éditions, 2018


dimanche 7 juillet 2019

Revue Doc(K)s - n° 29/30/31/32


Je suis dans le nouveau DOC(K)S, la revue poésie et art d'Akenaton pour un numéro spécial sur Esther Ferrer. Merci à Philippe Castellin pour son accueil. Le texte de moi qu'il a publié s'intitule "Martingale pour Edward Snowden et Kim Dotcom"


Pour de plus amples informations sur Doc(k)s, ici un article sur la publication aux éditions Al Dante de morceaux choisis de la revue, paru en 2015, de 1976 à 1989 : http://www.lelitteraire.com/?p=14203