dimanche 15 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 6 : DYSTOPIE VS UTOPIE

 


Cosey Fanni Tutti avec Genesis P-Orridge dans les années 70

WTF! © RUBY RAY / GETTY IMAGES

 

DYSTOPIE VS UTOPIE

 

    Si La Tannerie de Celia Levi nous semble crédible de nos jours, c’est qu’elle condense, en tant que dystopie, tout le double discours idéologique drainé par le capitalisme tardif depuis les années 80, et que Boltanski et Chiapello ont décrit dans Le Nouvel esprit du capitalisme. La Tannerie, en tant que modèle d’institution d'art actuel, veut nous faire croire que tout ou partie du projet social de la révolution culturelle est devenu effectif. Pour son directeur, « L’art est organique » ou « Le lieu, c’est le lien. », la culture doit s’adresser au peuple ou « Il est important de commémorer les fusillés de la Commune. », mais la réalité est, naturellement, tout autre : l’essentiel, c’est la marge bénéficiaire effectuée par la billetterie, les employés-kleenex produisant du « lien social » ou les tentes des migrants installés devant le centre culturel à Pantin et dont il faudra se débarrasser à grand renfort de CRS, lorsqu’ils deviendront gênants. Dès lors, avec ce récit, il y a une mise en abîme de cela qui forme actuellement nos institutions culturelles. Avec elles, l’idée même de révolution culturelle est déconnectée de ce qui lui donnait lieu d’être, elle devient alors proche d’une forme d’hallucination hystérique à la recherche d’un état révolutionnaire qui ne vient pas, puisque le jeu social, établi par la culture, ne frustre plus, mais asthénie. Et Jeanne, aussi naïve qu’elle soit, est le type même de cette asthénie culturelle, un personnage sur qui tout passe sans marquer, sur qui, donc, rien ne reste. Le monde est devenu sadique ? C’est bien dommage. Et si elle éprouve l’envie de s’engager par la suite, lorsque vient en 2016 l’événement Nuit Debout, cette envie n’en reste qu’aux velléités, et ne peut en rester que là, dans l’état où se trouvent actuellement les organisations sociales et politiques. Puisque, chez nous, le jeu même des luttes politiques est devenu un miroir, qu’il n’en demeure qu’au rêve ou à la perspective d’une révolution, puisque le Kriegspiel n’est plus qu’un jeu de stratégie pour amateurs et les armes révolutionnaires, un élément de langage.    

    Notons que, avec « Le lieu, c’est le lien. », ce ne sont désormais plus les hommes qui font les lieux, mais l’inverse, et cela, avec le personnage de Leroy, jusqu’au tombeau. Ce n’est plus ce qui nous lie qui fabrique le lieu, et, d’ailleurs, est-ce qu’il y a eu, un jour, des hommes capables, par eux-mêmes, de pouvoir créer spontanément des lieux pour y vivre, hors la famille, la propriété ou l’Etat ?

    A l’opposé, CFT en tant que femme crée du lien qui forme l’espace où elle se trouve. Un lien sale et souillé qu’elle a su imposer, et malgré les difficultés nombreuses qu’elle a eu à affronter pour y parvenir. Pour CFT, le lien forme le lieu ; ce sont les femmes et les hommes qui doivent créer leur espace pour y vivre, et non l’inverse. Lorsque CFT arrive sur scène dans les années 70, quelque chose s’ouvre, la liberté de vivre selon ses désirs semble alors encore possible, même si le ciel s’assombrit déjà. Témoin en 1966, à San Francisco, de la montée des mouvements radicaux, du Free Speech Movement, du Black Panther Party comme du Summer of love, l’acteur de cinéma Peter Coyote écrit, à ce sujet, dans ses mémoires : « Les gens commençaient à être fatigués d’être relégués à regarder et lire les mêmes choses sur leur brillante élite qui s’amusait et faisait de l’argent. Être un « citoyen », c’est un peu comme être membre d’un public pour un film et regarder les stars avoir des relations sexuelles les unes avec les autres, pendant que tu t’imagines être à leur place. Pour le prix de ton admission, on peut être tellement bourrés de drogues médiatiques qu’on oublie ses journées à taper du caoutchouc pour l’usine Goodyear. »[1]

    CFT, c’est une jeune anglaise qui a brisé sa télé pour être star à la place des stars. Et donc elle fait sur scène tout ce que les stars ne font pas, tout ce qu’elles cachent (et même souvent cela que leur préconscient refoule), alors que, au début des années 70, la production du porno était complètement interdite et criminalisée en Angleterre. CFT est donc la première à exhiber publiquement cela qui dégoûte davantage que le sexe. Davantage encore : par rapport à l’esprit situationniste de mai 68, avec GPO, l’artiste anglaise invente peu à peu une situation nouvelle : un espace sexué et souillé proprement féminin. CFT est proche de l’humanimalité dont parle Michel Surya dans un essai sur la littérature, mais une humanimalité faite femme et qui revendique sans inhibition son état animal ; c’est le cafard que décrit Kafka dans La Métamorphose, mais un cafard féminin et sexué présentant sur la rampe ses tampons hygiéniques souillés à des adultes consentants. Elle décrit ainsi, dans son autobiographie, l’une des installations qu'elle a produites pour COUM, lors de la neuvième biennale d’art contemporain de Paris en 1975 : « L’idée, écrit-elle, c’était d’avoir un grand tube en plexiglas transparent, avec une aération sur le couvercle et un gros tube refermable sur le côté. Dans la boîte, il y aurait mes vieux tampons, des morceaux de viande rouge et des asticots. Complètement maculés ou à peine tachés, mes tampons présentaient différentes nuances de rouge, comme s’ils donnaient à voir ce cycle qui nous saigne… le sang de la vie, mes douleurs, ma fertilité, mes tampons. Les asticots vivants se transformaient en mouches que l’on entendait bourdonner, bien vivantes aux quatre coins de la boîte ! Une sculpture vivante. »[2]

    L’artiste CoBrA Constant, tandis qu’il fabrique sa ville ludique New Babylon, ne pensait alors qu’à l’homme de demain, mais c’était un homme sans libido (ou tout au moins, il n’en est fait mention nulle part dans les textes de Constant sur New Babylon), un homme donc sur New Babylon, une humanité dérivant et créant sa propre dérive à partir des changements urbains qu’elle opère, mais sans sexe ; CFT, elle, exhibe sa sexualité comme Femmanimale. Elle incarne à l’époque, et c’est alors la seule à représenter en art les travailleuses du sexe, une dérive féminine sexuée, sans honte ni gène, à la hauteur de la femme qu’elle est. CFT est la femmanimalité glissant sur l’infamie.  

     Voilà donc, ici, une ou deux choses que pourra écrire le directeur de la Tannerie  pour argumentaire, s’il veut exposer l’artiste anglaise CFT. Jeanne s’extasiera alors, comme à l’accoutumée : « Oui, l’art des années 70 pouvait bien être radical. », pensera-t-elle. Puis la vie l'emporte.



[1] Peter Coyote, Sleeping where I fall (1998)

[2] Art Sexe Musique, p. 175.

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