mercredi 18 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 7 : LE LAID MIROIR

 


Cosey Fanni Tutii. 

Action artistique 'Ritual Awakening Part 2', Amsterdam's Bar Europa Festival, 1987.


 

    David Graeber avait une théorie sur la façon dont les élites cherchent à maîtriser le peuple, celle du « laid miroir » ou « miroir d’horreur ». Pour éviter les rixes et les insurrections, les états ou les princes cherchent à culpabiliser leurs sujets, afin qu’ils rentrent dans le rang : le portrait, qu’ils donnent alors généralement de leur peuple est celui d’un enfant ou d’un barbare, d’un groupe, en somme, incapable de s’organiser par lui-même. L’intention politique, derrière ce miroir déformant que les gouvernements tendent à ladite « masse », c’est de l’empêcher de prendre conscience en ses propres capacités démocratiques. Graeber parle de ce laid miroir dans l’un de ses petits essais La démocratie aux marges (2014), par la suite il revient rapidement dessus dans L’anarchie – pour ainsi dire, une longue entrevue qu’il a faite avec sa femme Nika Dubrovsky, ainsi que l’écrivain Mehdi Belhadj Kacem et une artiste française, Assia Turquier-Zauberman, avant de mourir brusquement à Venise au mois de septembre 2020.

    Selon Graeber, les jeux du cirque romain furent conçus pour éviter que la plèbe soit influencée par ce qu’avait été la démocratie athénienne : une démocratie directe ; et, indirectement, ces jeux du cirque montraient ce que la plèbe semblait être : violente, cruelle et bête, puisqu’elle pouvait se complaire à l’agonie d’un gladiateur ou d’un chrétien dans l’arène. Un tel miroir offrait le reflet d’une tourbe incapable, en somme, de se gouverner par elle-même. Or, cette image de la plèbe romaine aux jeux, ce miroir de l’horreur-ci était, selon l’anthropologue anarchiste, ce qui revient, pour critiquer la démocratie, dans les textes des lettrés plus d’un millénaire durant, et que l’on découvre, de nos jours, à propos de ce que Debord nommait la société du spectacle : « Vous avez vu le niveau des programmes télé ? Et vous voudriez donner aux masses plus de démocratie en changeant, par exemple, la constitution, voire en laissant à la masse la liberté de l’écrire ? Mais vous ne voyez pas leur niveau culturel ? Vous êtes un idéaliste, vraiment ! » Ce miroir de l’horreur a aussi une suite logique que Graeber appelle « le grondement des droits », qui a sa version à droite et à gauche de l’échiquier politique (L’anarchie – pour ainsi dire, pp. 39 à 45) : ce grondement consiste à chercher à démontrer que le peuple n’est pas digne des revendications qu’il porte (version à droite), ou d’acquiescer aux revendications, mais de montrer que, dans les autres sociétés, c’est bien pire (version à gauche).

    Au fond, ce qu’a fait Cosey Fanny Tutti, dans les années 70 et jusqu’en 1984, année où elle arrête la performance, c’est d’employer à son propre compte le « laid miroir », de se l’approprier afin de montrer ce qu’est le pouvoir institué : si CFT emploie alors des images pornographiques d’elle-même dans des galeries et des centres d’art, si elle fait des performances à caractère pornographique, c’est aussi que, pour elle, le monde de l’art est lui-même une industrie pornographique : l’artiste vend, selon elle, sa force de travail au service des pulsions de Mécène (Art Sexe Musique, pp. 195-196). Il semble alors, avec CFT, que les rapports de pouvoir entre l’artiste et Mécène soient inversés et que la souveraineté change de camp, puisqu’une femme du peuple, née à Hull, peut s’approprier sur scène non seulement les codes du régime d’identification, à savoir ce qu’il convient ou non de montrer, ce qui est ou non de l’ordre de l’infamie, mais elle tend aussi une image dégradée du Prince, afin que lui-même se voie dans les yeux de la masse. Pour un court instant, le monde de l’art est alors devenu anartiste (Marcel Duchamp) et utopique. Avec CFT, nombre de femmes deviendront, à l’époque, femmes qui jouent, mais aussi femmanimales[1] : Carolee Schneeman, Yoko Ono, Gina Pane, Marina Abramovic, Orlan, Ulay, Valie Export... mais CFT va pourtant plus loin que ces dernières, elle est davantage femmanimale ou femme qui joue, dérive dans New Babylon, puisqu’elle n’est pas qu’une artiste comme elles, puisqu’elle est à la frontière des arts, des domaines et des rôles, entre la musique électronique avec GPO, puis Chris Carter (qui deviendra son compagnon), l’industrie pornographique et le cinéma d’auteur, avec Stephen Dwoskin qui la fera jouer. CFT est une femme des marges, une singularité, une exception à la règle, et c’est pourquoi sa vie reste encore à la gorge aujourd’hui.

    Après elle, dans les années 80, l’ère Reagan & Thatcher, le passage de l’utopie à la dystopie : la révolution culturelle est bel et bien morte et enterrée. En 1984, CFT fait ses adieux à la performance artistique, lors du Bar Europa Festival d’Amsterdam : « Il se faisait tard et le bar avait bien tourné. Je me suis rendu compte que ma réputation controversée m’avait précédé. Les spectateurs, ivres et agités, réclamaient clairement du nu, des scarifications, et que sais-je encore. Ils n’ont rien eu de tout cela. Ma dernière action serait un rituel pour exorciser tout ce qui représentait le spectacle que les gens avaient fini par attendre de moi. Un adieu aux souillures du passé. » (Art Sexe Musique, p. 300)

    En somme, briser le laid miroir avant que le laid miroir ne nous brise.

    Dans les années 90, les critiques d’art s’intéressent à COUM et à l’œuvre des années 70 de CFT. En 1997, elle fait partie d’une exposition rétrospective sur la performance des années 70 au Musée d’art contemporain de Los Angeles. Puis elle se rend compte du fossé qu’il y a entre elle et les nouveaux artistes qui se servent de la pornographie en art, lorsqu’on l’invite à parler à ce sujet à la galerie Confessions, à Londres. Elle constate alors que l’époque et les motivations des artistes ont changé, en une génération. L’émancipation personnelle n’est plus le moteur créatif des nouveaux artistes du porno, mais il s’agit seulement pour eux d’un travail comme un autre, et ils se plaignent en épiciers des difficultés de leur profession, alors même que les lois réprimant la pornographie en Angleterre sont alors largement moins coercitives que dans les années 70[2].

    CFT devient ainsi, à partir des années 90, une icône de la performance anglaise lors de sa révolution sexuelle. Tandis que les pays occidentaux se désindustrialisent et que le chômage commence à toucher de plein fouet les ouvriers aux Etats-Unis et en Europe, le Prince met alors en chapelle ses artistes les plus révolutionnaires : il leur propose oboles, prébende ou prison dorée. Ruse de sioux pour garder la main et se servir d'une révolution dont il n'a pas eu à subir les frais.

    Toutes proportions gardées, on peut considérer que Lénine avait fait de même avec l’écrivain Alexandre Bogdanov et Lunacharsky, son mentor, après la révolution russe de 1917. Bogdanov était le premier chef du parti bolchévique, l’auteur de L’Etoile rouge, l’un des tout premiers romans de science-fiction soviétique et le fondateur du premier mouvement artistique vraiment démocratique de l’Histoire, le Proletkult. La veuve de David Graeber, Nika Dubrovsky, qui est russe, explique au sujet du Proletkult, en Union soviétique entre 1917 et 1920, dans L’anarchie – pour ainsi dire : « Quand ça s’est produit, c’était énorme. Au début des années 1920, le Proletkult comptait deux fois plus de personnes que le parti communiste [elle se trompe ici : il y en avait autant que de communistes, ce qui est déjà énorme pour une union soviétique exsangue au sortir de la première guerre mondiale]. Je me souviens avoir lu qu’à Tula, qui n’est pas du tout une grande ville, il y avait quelque chose comme cinquante groupes de théâtre autoorganisés différents. Le communisme devait être promulgué immédiatement, en tant qu’accès au savoir et aux moyens non seulement de production, mais de créativité. C’était la vraie promesse de la révolution à mon sens. Après tout, l’URSS n’a jamais été défaite militairement, elle a été défaite culturellement. Je suis convaincue que si des tentatives comme le Proletkult n’avait pas été supprimées, nous aurions gagné la guerre froide. »[3]  

    Qu’a fait Lénine contre le Proletkult en 1920 ? Il a envoyé Bogdanov être ambassadeur de Russie à Londres et il a fait en sorte de soumettre le Proletkult au Commissariat du Peuple à l’Instruction publique ; il a, en somme, brisé l’autonomie d’un courant d’action populaire révolutionnaire en vue d’une conception marxiste de l’art et du prolétariat russes. Quel laid miroir Lénine a-t-il tendu au Proletkult, trois ans après l’arrivée au pouvoir des bolchéviks en 1917 ? quels étaient, à l’époque, ses arguments contre lui ? 

    - L’idéalisme ou, plutôt, le manque de pragmatisme du Proletkult, d’abord. Selon Lénine, dans la crise historique que traversait le régime révolutionnaire russe, un tel mouvement n’était pas viable : il fallait d’abord instruire le peuple qui en avait grand besoin. L’élite politique soviétique en 1920 ne pouvait pas ne pas constater l’analphabétisme, le patriarcat, la misogynie et les superstitions religieuses du noyau familial russe, ainsi que le retard que la Russie avait sur l’Europe. La condition des femmes issues de la paysannerie était alors lamentable, l’instruction devait donc aussi permettre de faire que la parité entre hommes et femmes devienne concrète dans les villes et dans les campagnes.  

    - Le critère esthétique, ensuite : selon Lénine, le proletkult était un mouvement artistique futuriste (ce qui est faux : le proletkult n’était pas un mouvement poétique au sens classique du terme, mais un mouvement spontané, une expression libre nationale qui cherchait son autonomie.) En tant qu’« art », Lénine, qui a toujours sincèrement avoué son manque de connaissances esthétiques, considérait (officieusement) que les œuvres de ce mouvement étaient snobes, élitistes, voire proprement imbitables. Selon Lénine, le proletkult était, en somme, de l’enfantillage, et, en tant que tel, un mouvement gauchiste dont il fallait se préserver. Il l’a donc dissous, alors même qu’il aurait dû négocier avec lui son autonomie pour profiter de sa formidable vitalité[5].

    Bref, pour endiguer et maîtriser l’imagination radicale d’un mouvement révolutionnaire, le Prince a généralement trois moyens : l’éradication et/ou la mise sous chapelle de ses avant-gardes artistiques, enfin le laid miroir. Et ces trois moyens politiques se combinent le plus souvent. CFT, quoiqu’elle puisse penser à ce sujet, a été mise en chapelle à partir de la fin des années 90, elle est devenue alors une icône parmi d’autres de l’histoire de l’art des trente glorieuses, c’est-à-dire une conception déconnectée de ce qui lui donnait lieu d’être, une peau désincarnée, tannée, prisonnière du jeu de déterritorialisation que nos institutions ont fait de la révolution culturelle.

 



[1] Cette femmanimalité que j’oppose ici au mot-valise de Michel Surya, l’humanimalité.

[2] « C’était un contexte étrange pour parler de mon travail dans la pornographie, écrit CFT. La plupart des autres contributeurs étaient encore très liés à cet univers, ainsi qu’au « business » du porno, et leurs enjeux n’étaient pas les miens. On en revenait toujours à leur complainte sur les lois limitant leur liberté de faire et de diffuser du porno. C’était agaçant, puisque, alors même que j’avais dû faire avec des conditions plus difficiles et des contrôles plus stricts, j’avais toujours su les déjouer et les contrer pour parvenir à m’exprimer librement et pas seulement sexuellement. La seule chose que nous avions en commun, c’était que j’avais travaillé dans le porno par le passé. Quand allions-nous parler de la dimension politique du porno ? Je n’attendais que ça. » Art, sexe, musique. Cosey Fanny Tutty, page 318.

[3] L’anarchie – pour ainsi dire, p. 93. 

[5] Ici, je ne voudrais pas me montrer trop partial ni envers la figure d’Alexandre Bogdanov, l’un des fondateurs importants du Proletkult avec Lounacharsky, ni envers celle de Lénine. Lorsqu’on lit le court discours « A propos du Proletkult » de Lénine qui date de 1920, il est évident que le chef du parti communiste voulait le démantèlement de cette organisation culturelle : la décision de Lénine était d’abord d’ordre pragmatique : Bogdanov et lui étaient parfaitement conscients du retard, en matière d’instruction, du peuple russe par rapport à celui d’Europe ; en somme Lénine a préféré alphabétiser plutôt que de donner des subventions à une révolution culturelle à laquelle il ne croyait pas et dont il se méfiait… comme il se défiait de Bogdanov. Non pas que Bogdanov ait voulu ni n’ait écrit que la culture prolétarienne devait se développer ex nihilo, en se débarrassant de la culture bourgeoise et de celle des autres siècles ; ce nihilisme culturel-là n’était pas le fait de Bogdanov, mais d’un autre théoricien du Proletkult du nom de Kirillov, quoique Lénine et Trotsky aient écrit le contraire après 1920, ce que l’historiographie soviétique n’a pas manqué de répéter après eux. Par ailleurs, je suis prêt à penser que Bogdanov n’avait pas l’intention de faire du Proletkult un genre ou un courant poétique et artistique à part entière. Dans L’étoile rouge, le récit de science-fiction et l’utopie communiste de Bogdanov, les Martiens, décrits par Bogdanov, ont une conception de la poésie classique, à mille lieues du futurisme : Bogdanov était tout sauf un amateur de littérature futuriste russe ; c’était un scientifique. Comme écrivain je ne vois que le nom de l’écrivain de SF Isaac Asimov qui lui soit proche : Bogdanov est principalement un écrivain de l’imaginaire scientifique dont le philosophe Bachelard a parlé (même si pour Bachelard, l’imagination était d’avantage un « obstacle épistémologique »).  Selon lui, le Proletkult était plutôt un dispositif autonome permettant à une révolution culturelle d’advenir. En outre, fait bien plus étonnant, les conceptions culturelles du Proletkult en matière d’art, et notamment dans l’intention de faire du public un acteur, sont très proches des conceptions des avant-gardes américaines et européennes lors de la révolution culturelle des années 60-70. Le soviétologue et traducteur de Maïakovski Claude Frioux écrivait à ce sujet, à propos des arguments de Lénine contre le Proletkult : « Sur un point encore au-delà de l’indiscutable réalisme dont faisait montre Lénine dans la conjoncture et du thème de la remise à plus tard du problème de la culture, on sent dans ces textes [ceux de Lénine après 1920 et sa dissolution du Proletkult] une hostilité déclarée et catégorique à une idée neuve très répandue au cours de ces années, et pas seulement dans le Proletkult : la déprofessionnalisation de la culture, l’insertion des masses elles-mêmes dans la créativité selon des formes totalement renouvelées du produit et du fonctionnement culturel » (Claude Frioux, « Lénine, Maïakovski, le Proletkult et la révolution culturelle ». In Revue Littérature n° 24.  1976. url. https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1976_num_24_4_2059?fbclid=IwAR016wqa1Po1MtB_wmSL1POVSKn3p2DjnwtyNBcVMhRUT2zWfaV28zcnnHY

   On pense ici, quarante ans plus tard, à A bientôt j’espère, le film de Chris Marker sur l’usine de la Rhodiacéta à Besançon, ou aux performances de rue des Diggers sur Haight-Ashbury en 1967, au Scratch Orchestra de Cornelius Cardew, à la notion de Sculpture sociale de Joseph Beuys, à Garry Snyder, à Robert Filliou, ou à COUM de CFT et GPO… l’histoire, en un sens, bégaye, selon moi, entre les années 20 russes et les années 60... Au fond, Lénine avait un problème avec l’enfance de l’art, un peu comme Freud avec son disciple Ferenczi, raison pour laquelle il envoya sa révolution culturelle aux calendes grecques. Ce qui ne l’empêcha pas, par exemple, d’inviter la danseuse américaine Isadora Duncan et de lui permettre de fonder une école de danse à Moscou. 

    Par la suite, il y a eu, hélas, les purges staliniennes, le réalisme historique et le jdanovisme réprimant, de la façon la plus sadique qui puisse être, toute forme de contestations. Victor Serge écrivit sur la mort de Lénine : « Il est mort épuisé par son labeur surhumain, le 21 janvier 1924, il y a juste treize ans. Depuis près de deux ans, la maladie le clouait dans son fauteuil, avec une terrible expression de détresse que certaines photographies ont fixée. Son intelligence vivait ; elle avait même par intervalles de puissantes flambées. A ces moments s’exprimait sa grande anxiété. Les maux du régime naissant, qu’il avait fondé, lui apparaissaient dans toute leur étendue. Il voyait les nuées s’accumuler sur l’horizon, grises et plombées. Rien n’est plus tragique que l’histoire de ses dernières luttes contre la maladie pour travailler encore, chercher des solutions et des alliés, parer aux menaces… » Victor Serge, « Le souvenir de Vladimir Illitch, 23-24 janvier 1937 » (p. 51) 

    Lénine avait peut-être alors compris, dans ses derniers moments, le pli fatal qu’il avait fait prendre à la culture russe et qui répondrait, après les procès de Moscou, au nom de « réalisme socialiste » et de jdanovisme avec Staline.

 

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