Jeanne, de tout temps, est propre, elle
est ce qu’il faut ni plus ni moins, une jeune femme ayant la chair rose, les
joues roses et un sourire gracile. Cosey Fanni Tutti, elle, est sale, souillée,
souillon. Comme Genesis P-Orridge, son compagnon. Et, comme Genesis P-Orridge
(GPO), CFT ne veut pas s’intégrer au milieu britannique qui est le sien au
début des années 70. Dès lors, dans la ville portuaire de Hull, les espaces
qu’elle et GPO choisissent pour vivre sont souvent saccagés, les vêtements hippies qu’ils portent sont les objets de mépris et de quolibets des voisins et
des Hells Angels qu’ils rencontrent dans la rue. CFT à vingt ans est sale, elle
exhibe ce qui, pour le plus grand nombre, est la souillure, elle montre sur
scène ce que les autres femmes doivent cacher. Elle n’est pas Nana non plus.
Chez Zola, si Nana se prostitue, c’est parce qu’elle est vénale, c’est par
arrivisme. Nana cherche à gagner les codes de la haute bourgeoisie parisienne
du dix-neuvième siècle et elle les maîtrise bien imparfaitement, mais les
hommes le lui pardonnent. CFT ne cherche pas à arriver dans les cercles
établis, leurs valeurs ne sont plus les siennes ; elle le sait, en a
parfaitement conscience et elle lutte contre elles. La culture et les valeurs
qu’elle porte sont différents. « Le dessein qu’élabore un groupe s’établit
aussitôt par une constellation de références. Elles peuvent n’exister que pour
lui, ne pas être reconnues au-dehors. Elles n’en sont pas moins réelles et
indispensables pour qu’il y ait communication. », expliquait, à ce propos,
Michel de Certeau dans La culture au pluriel.
CFT exhibe donc dans
les galeries d’art anglaises des années 70 ce que la culture patriarcale et chrétienne
a toujours voulu cacher chez la femme : le sang de la menstruation
imbibant ses tampons hygiéniques et des photos d’elle tirées des magazines
pornographiques. Car on en revient, avec eux, à une faute originelle, à celle
qu’Adam et Eve n’ont pas pu ne pas constater, après avoir croqué le fruit
défendu. – Qui n’a pas déjà vu, dans le serpent sur l’arbre de la Connaissance,
un symbole phallique, et, dans le fait de croquer la pomme, une imago mundi
de la scène primitive ? Dès lors, il faut que la femme souffre le martyr
en mettant au monde, à l’image d’Eve ayant mis bas Caïn et Abel. Le sang des
menstrues évoque, par là-même, pour le christianisme, le travail futur de la
nubile, lorsqu’elle se trouvera à mettre bas pour son mari. Le premier travail
dans la Bible est ainsi une punition divine, celle de la femme souffrant les
douleurs de l’accouchement. Une femme qui doit aussi se vêtir comme l'homme,
qui ne peut plus ne pas se vêtir le jour, après qu’Adam et Eve se sont
découverts nus sous l'arbre de la Connaissance. Le refoulement sexuel sera
alors absolu, et la seule promesse de l’Eglise sera que l’homme et la femme
puissent connaître le plaisir sexuel et ce qu’il a de sublime, non sur Terre,
mais au paradis. Promesse naturellement impossible à respecter à l’échelle des
peuples européens : il y aura donc des marges de manœuvre, des lieux dits
interlopes et des maisons de tolérance, où l’homme se débarrassera sur une
esclave sexuelle de toute la « pollution » qui l’affecte. Et il y
aura des faiseuses d'anges, et les marches des temples et des églises pour les
nouveau-nés. L’Angleterre, au début des années 70, en est encore là (en
tout cas, le pendant anglais du commissaire de police et critique littéraire
Nisard, celui-là même qui, au milieu du dix-neuvième siècle, censurera et compilera
en anthologie la littérature populaire française, ce Nisard anglais-là le
pensait toujours dans les années 1960 et 70). En Angleterre, une loi
décriminalise l’avortement en 1967, alors même que l’IVG a été rendu légal par
Lénine en Union soviétique en 1920 (puis il est à nouveau interdit par Staline
en 1936, au moment des procès de Moscou). 1967 encore : la
décriminalisation de l’homosexualité est levée en Angleterre (mais sous
conditions) ; cette décriminalisation en Union soviétique date, quant à
elle, de la révolution russe, puis elle fut remise en cause par Staline en
1933.
L’histoire de l’évolution des mœurs est importante
à retracer très sommairement ici, puisque je cherche à dégager,
à travers Jeanne et CFT, l’histoire de la société des loisirs, celle de la
révolution sexuelle des années 60, et de ce que nous en avons fait. CFT déclare
ainsi, dans son autobiographie, avoir été initiée par GPO aux préceptes du mage
sexuel Aleister Crowley, le fondateur en 1920 de l’ordre religieux des
Thélémites, d’influence rabelaisienne, et qui eut pour disciples des hommes
aussi différents que le poète portugais Fernando Pessoa et le pionnier de la
propulsion spatiale américaine, l’ingénieur et chimiste Jack Parsons (Nous sommes
donc bien, là, avec CFT, dans ce lien référentiel à un ordre transgressif,
cette communication entre les membres d'un groupe contre-culturel dont parle
Michel de Certeau dans La culture au pluriel). Ce dont, dans Art
Sexe Musique, CFT ne fait pas assez mention, en revanche, c’est combien cet
ordre a été important non seulement pour elle, mais aussi, surtout, pour GPO,
qui, après que CFT l’a quitté en 1978 pour le musicien Chris Carter, a fondé
son propre temple thélémite, Thee Temple ov Psychic Youth (TOPY), dont William
Burroughs aurait été le parrain. Cette église, alternative à celle du mage
Aleister Crowley, aurait eu, au début des années 90, selon GPO, environ
dix mille adeptes à travers le monde, jusqu’à ce qu’il ne la dissolve en 1992,
après avoir été accusé par les médias anglais d’avoir commis des repas sacrés infamants,
proches des agapes commises, selon les Pères de l’Eglise, par certaines sectes
gnostiques de l’antiquité tardive, ce qui, bien sûr, était faux[1].
La vie de GPO est, en un sens,
complètement folle, bien plus que ce qu’en a raconté, dans son autobiographie,
CFT, qui, d’une certaine façon, se venge, en taisant, dans Art Sexe Musique,
les faits et gestes réalisés par son ex-compagnon, après leur rupture, du
chantage affectif quasi permanent qu’il lui a fait subir alors qu’ils étaient
ensemble, et du manque foncier de reconnaissance dont il a fait preuve avec
elle et ses proches, sa vie durant. Dans les années 2000, il y a ainsi le
Pandrogyne, la performance que GPO effectue avec sa compagne de l'époque Lady
Jaye, performance dont CFT ne fait pas mention dans son autobiographie, et qui
est pourtant une œuvre de body art remarquable. GPO se fait alors des implants
mammaires, il se tatoue les mêmes points de beauté que sa compagne Lady Jaye, qui, de son côté,
se fait refaire le nez et le menton pour ressembler à GPO. Quoi qu’on pense du
personnage de GPO, son œuvre – et donc a fortiori celle de CFT – une telle
œuvre commune reste sans doute difficile à comprendre sans le fil d’Ariane de Thélème
de l’écrivain humaniste Rabelais. Puisque, derrière Thee TOPY, la secte de GPO,
et l’ordre thélémite initié par le mage Aleister Crowley en 1904, il y a l’utopie
rabelaisienne de l’abbaye de Thélème et sa devise : « Fais ce que
voudras. »
Dans l’utopie de Thélème, l’homme
et la femme sont libres d’être ce qu’ils sont, rien ne doit freiner leur
épanouissement, ni la société ni la religion ni les hommes. Dans le Gargantua de
Rabelais, l’abbaye mythique avait cependant une règle : l’homme et la
femme, qui décidaient de se marier, devaient alors la quitter. L’utopie de
Rabelais présente ainsi un ordre à rebours de l’Eden chrétien, puisque c’est le
mariage, soit un sacrement unissant un homme et une femme « pour le
meilleur et pour le pire », qui, cette fois, les chasse du paradis. C’est
donc d’avoir trouvé à n’aimer qu’une seule et même personne qui les sanctionne.
Une telle représentation de l’amour libre inspira aussi le grand œuvre de
l’utopiste Charles Fourier bien avant le mage Aleister Crowley : La
théorie des quatre mouvements, Le Nouveau Monde amoureux, que Fourier
commença à écrire en 1827 et qui n’a été publié en France qu’en 1967 par
l’éditeur Jean-Jacques Pauvert.
Nul besoin de dire ici que, au
XIXème siècle, les disciples de l’utopiste Fourier crurent bon de cacher cette
partie de l’œuvre de leur maître. À l’organisation harmonieuse de l’amour et
des passions, Victor Considérant et les autres disciples de Fourier se
penchèrent plutôt sur l’organisation du travail, la libre association et les
coopératives qui leur parurent plus sérieuses. C’est de cette seconde version,
la « vraisemblable », de celle qui ne remet pas en cause nos cadres
de référence, dont hérite Jeanne chez Celia Levi, dans une Tannerie plus proche
du Palais social de Jean-Baptiste Godin à Guise que du monde des Harmoniens chez
Charles Fourier.
CFT, quant à elle, est du côté du
Nouveau Monde Amoureux de Fourier, elle dépasse donc, de nos jours, les
bornes (comme l’utopie amoureuse de Fourier dépassait celles de
Victor Considérant et des fouriéristes, au XIXème siècle). Mis à part quelques
milieux bourgeois cultivés en Europe et aux Etats-Unis, CFT, pour le commun, est aujourd’hui
out of frame, hors cadre de référence ; notre préconscient la refoule, comme
Yahvé chassa Adam et Eve du paradis terrestre.
Entre la fiction qu’est Jeanne et
l’existence invraisemblable de CFT, il y a ainsi comme un « écart
absolu », de celui que recherchait l’utopiste Fourier quand il
écrivait. Et c’est pourtant cet écart absolu-là qui exprime le mieux notre
monde actuel. Comme l’écrivain Henry Miller et Henri-Pierre Roché l’auteur de Jules
et Jim, deux générations avant elle, CFT a non seulement réussi à jouir de
la vie, mais aussi à témoigner publiquement de sa jouissance sans frein ni
fard.
[1] Lire, à
ce propos, Thee Psychic Bible. La Bible Psychique, de Genesis Breyer
P-Orridge. Editions Camion Noir. 2010. Traduction Jean-Pierre Turmel.
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