jeudi 19 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 8 : LE RIDEAU TOMBE

 


Nuit Debout. Place de la République, Paris. 2016. Crédits : Benjamin Girette IP3 - Maxppp.



LE RIDEAU TOMBE

 

    Tout est liquide pour Jeanne. Sa vie même lui paraît liquide, elle ne semble pas même avoir une vie consistante, rien de solide en perspective. Tout s’étiole alors dans un grand miroitement incessant. Elle n’est pas là à ce qu’elle est, ou pas vraiment. La vie passe ainsi pour elle comme pour les autres personnages, dans laquelle même l’engagement politique semble être une excroissance du tourisme culturel que des lieux, comme la Tannerie, permettent aux consommateurs. Ainsi, des campements de migrants devant le centre d'art à Pantin ou des manifestations pour Nuit Debout, de fin mars à mai 2016. Jeanne ressent de l’empathie pour les conditions faites aux sans-papiers en France, elle assiste aux manifestations contre les réformes du gouvernement sur les droits des travailleurs, mais son engagement demeure à la lisière. Elle reste un personnage sur les rives s’étonnant du courant et des bateaux passant à côté d’elle, mais elle n’embarque jamais. Et, comme pour les tentes de migrants s’amoncelant devant son monstre, le directeur met une banderole aux portes de la Tannerie, pour exprimer sa solidarité envers les intermittents du spectacle et pour Nuit debout, puis, comme on sait, tout se termine un jour.

     Il y a bien, dans le roman de Celia Levi, les critiques politiques sur la loi Travail et l’engagement lors des manifestations de certains collègues, accompagnants de la Tannerie comme Jeanne, mais l’ensemble s’essouffle au bout de deux mois. Julien, celui avec lequel elle aimerait sortir, déclare même, avant que Nuit Debout ne se mette en place, que la valeur d’échange des manifestations et des luttes sociales a largement chuté depuis les années 60 : « C’est très obsolète, archaïque, explique-t-il aux autres accompagnants, c’est le modèle de mai 68 qui est là en arrière-fond, mais qui en réalité agonise. C’est de la représentation de soi. Personne n’arrive à sortir du narcissisme.  Je ne pense pas qu’il soit possible d’y échapper. Le collectif n’est plus l’être ensemble en tant que groupe homogène, unité contre une autre unité, c’est plutôt, comme le montrent les tentatives autonomes, la réappropriation de l’idée de sujet au sein du groupe. C’est le sujet s’épanouissant dans le collectif. Une acceptation de la société du narcissisme. » (Pp. 237-238)

    Et là, derrière les propos de Julien dans La Tannerie, on retrouve à nouveau le laid miroir de David Graeber. Pour ce laid miroir-ci, nos sociétés ne peuvent plus porter leurs revendications politiques, puisque, depuis mai 68, toute revendication sert un arrière-plan culturel et hédoniste : une revendication politique portée par la rue ne serait plus là pour défendre les travailleurs, mais elle servirait des motifs égoïstes tels que se montrer, s’exhiber, mais aussi se cultiver à moindre frais ou faire des expériences nouvelles. Cette critique de la révolution culturelle et des mouvements autonomes l’ayant accompagnée date précisément des années 60 et elle a été véhiculée, à l’époque, à droite comme à gauche de l’échiquier politique et dans quasi tous les pays modernes, sauf en Chine (puisque Mao s’est précisément servi de la révolution culturelle chinoise et des mouvements gauchistes pour conserver et affermir son pouvoir).

     On a, par exemple, cet argument d’une jeunesse sybarite dans un essai canadien de Joseph Heath et Andrew Potter, Révolte consommée, le mythe de la contre-culture paru en 2004. Selon ces deux auteurs, l’erreur des révoltes étudiantes des années 60, a été, entre autres, de combattre sur le terrain de la culture contre les apparences et le conformisme de la société de consommation, et d’éviter ainsi d’être pris dans le travail ingrat des activités syndicales et militantes traditionnelles. Ce qui est, somme toute, avoir une vue tronquée des raisons historiques ayant entraîné l’évolution des mouvements gauchistes des années 60. C’est aussi et surtout passer sous silence, au niveau international, l’importance de l’appareil stalinien du PC de l’époque, celui réactionnaire de nombreux partis à gauche et le corporatisme des syndicats, mais aussi, aux Etats-Unis, l’histoire de la chasse aux sorcières des communistes et du maccarthysme des années 50 ; raisons pour lesquelles les mouvements autonomes, les groupes anarchistes et gauchistes ont précisément vu leur influence grandir. L’acteur de cinéma Peter Coyote, à l’origine d’un mouvement autonome important de la contre-culture américaine, les Diggers, à San Francisco en 1967, s’en souvient dans ses mémoires : « Nous avions pris l’habitude de nous amuser du fait que les Diggers seraient « acculés au mur » non pas par le FBI ou par d’autres formes d’oppressions plus courantes, mais par nos propres camarades à gauche, qui n’hésiteraient pas à sacrifier ceux qui les empêcheraient d’accéder au pouvoir. »[1] Se méfier davantage de la gauche que du FBI montre bien l’ambiance politique délétère des Etats-Unis, durant cette période.

    À lire la remarque de Julien dans La Tannerie ou à lire Joseph Heath et Andrew Potter parler de « révolte consommée » pour la révolution culturelle, on en oublierait même, en 1969, les violences policières lors des manifestations populaires ayant eu lieu aux Etats-Unis, le harcèlement et les meurtres par le FBI de nombre de militants du Black Panther Party et les arrestations abusives de vingt-et-un d’entre eux. Pour la France, réduire les luttes pour la société des loisirs à un moment de la société de consommation passe ainsi sous silence les importantes luttes ouvrières de l’époque et les accords de Grenelle entre le gouvernement français et les fédérations syndicales, qui mettent un terme à la grève générale de mai 68. Enfin, cela permet de cacher, dans le même temps, le rôle, en France, du PC stalinien et des syndicats à sa solde, pour remettre au travail les salariés, d’un piquet de grève à l’autre, après les accords de Grenelle.

        Car, dans le fond, ce à quoi semble être parvenu le capitalisme après mai 68 et le révisionnisme de nombre d’appareils politiques de gauche à l’époque, c’est de faire que le plan humain et sociétal puisse être assimilé au plan politique : les luttes paraissent alors souvent organisées par les médias et leurs chiens de garde comme une vaste psychothérapie de groupe. « Les luttes ne sont plus politiques ! », s’exclame ensuite le laid miroir. L’idée à l’origine de cela, lors de Nuit Debout, c’était pourtant que les revendications contre la loi Travail soient réglées par les représentants syndicaux chargés de les défendre dans le bureau de la socialiste Myriam El Khomri, alors ministre du travail. Jusqu’à ce que le premier ministre Manuel Valls fasse passer de force, à l’Assemblée nationale, la loi El Khomri, en se servant de l’article 49.3, ce qui a mis progressivement fin aux manifestations.

    Mais le laid miroir n’en a cure : il masque les causes politiques du manque de démocratie à l’œuvre dans nos sociétés dites libres et s’attarde sur l’esthétique des mouvements politiques et leurs manifestations. Naturellement, quelques pages après la critique de Julien dans le roman de Celia Levi, la naïve Jeanne s’achète une nouvelle robe et des chaussures pour aller à sa première manifestation politique. Par la suite, elle ne s’intéresse que superficiellement aux causes politiques de Nuit Debout : qu’un projet de loi, réduisant les droits des travailleurs, rassemble des milliers de femmes et d’hommes contre lui n’est pas ce qui la motive à venir sur la place de la République assister aux prises de parole qui y ont lieu. C’est plutôt que, pour la première fois de son existence, l’espace social devient pour elle une réalité prégnante, qu’il n’est plus une abstraction, mais qu’il cherche au contraire à s’organiser, à se dire et à s’écrire, et, bientôt, les idéaux révolutionnaires la séduisent par ce qu’elle en voit, et elle s’imagine alors que l’utopie peut prendre corps : « Jeanne se sentait prise entre deux mondes qui convergeaient rarement. Elle y était allée car Marianne y allait, pour être avec elle, avec Xavier, pour ne pas être seule, car Julien s’y trouvait. Puis elle s’était laissé prendre par ce grand bouillonnement, une vitalité différente de celle de la Tannerie. C’était devenu un automatisme et la question ne s’était plus posée. Les discours qu’elle y entendait lui semblaient être ceux d’un songe : une société sans hiérarchie, sans argent, où le logement serait garanti, et ils finissaient par se mêler aux élucubrations de Jacques. Il ne lui aurait pas semblé plus insolite que l’on y amène des éléphants, des girafes et que ces animaux de la savane se mettent à parler. »

    Puis le rideau tombe, la merveille s’éclipse et Jeanne retourne à la Tannerie. Comme à la fin des années 60, tandis que la came effectuait son travail de sape à San Francisco et que le quartier de Haight Ashburry devenait un enfer. Le Digger autonomiste Peter Berg, un ami de l’acteur de cinéma Peter Coyote, répond ainsi à la question de l’échec du mouvement autonome californien à San Francisco, après le Summer of love, par une autre question : « Dit-on d’une pièce qu’elle a échoué ? Nous avons joué une pièce de théâtre appelée Les Diggers. »[2]

    La sonnerie du réveil ou celle de la récréation, alors : Nuit Debout devient Jour Assis. Jeanne est alors un peu sonnée elle-même. Pourquoi tout doit-il, un jour, se finir ? Mais, à aucun moment, dans le roman de Levi, le candide personnage ne remet en cause la pratique gouvernementale du 49.3 et de ce qu’elle a d’antidémocratique. Jeanne est ainsi la première spectatrice du décor de la Tannerie et de ses sirènes : même la politique en reste au niveau esthétique.

    « Mets-toi là. », lui enjoint-on à la première phrase de La Tannerie, nous l’avons vu, et donc fatalement, le lecteur est engagé dans son récit comme un spectateur lors du JT à 20 heures, lors de la retransmission de manifestations populaires. Jeanne est l’œil-même du spectateur du JT et, bien loin d’elle aussi pourtant, de la peau tannée, iconique, de Cosey Fanni Tutti. Et, paradoxalement, c’est par son absence même que Jeanne nous semble proche, comme si un mur invisible nous séparait toujours de l’engagement politique. Et comme si ce mur avait une réalité concrète.

 



[1] Sleeping where I fall, Peter Coyote. Chap. VII (sur le digger Emmett Grogan). Opus cité.

[2] Les Diggers, Alice Gaillard. (Page 133) Il ne faudrait pas croire ici que tous les Diggers californiens, à l’époque, pensaient la même chose que Peter Berg, bien au contraire. Certains ont été réellement déçus que la révolution culturelle n’ait pas eu lieu alors. Après cela, nombre de Diggers ont suivi les conseils du poète beat et écolo Gary Snyder et ont migré en tribus à la campagne ; leur combat est alors devenu, pour quelques-uns dont Peter Berg, celui de l’écologie : « La révolution a cessé d’être une préoccupation d’ordre idéologique, écrivait Gary Snyder en 1969 dans Earth House Old. Au lieu de cela, les gens essaient de la mettre en place dès maintenant : du communisme dans des communautés restreintes, de nouvelles organisations familiales. » (traduction : Kenneth White)



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