jeudi 12 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 2 : BRUIT / NOISE

 


John Lacey, John Gunni Busck, COUM Transmissions ‎- Music For Stocking Top, Swing And Staircase

Performer – Cosey Fanni Tutti, Genesis P Orridge*, John Lacey, Tom Reindeerwork

1st October 1974 - Royal College of Art - 12 Hour Event.


BRUIT / NOISE

 

     Dans La Tannerie, le bruit des machines, de la machinerie remise en action pour le plaisir du touriste culturel, est proprement aliénant et dangereux : « Depuis plus d’un mois que la manifestation avait commencé, raconte Celia Levi, malgré les efforts de Paula et Julien pour limiter le temps d’exposition aux machines, les accueillants se disaient à bout. Sylvia avait fait un malaise, c’était un problème d’oreille interne, elle souffrait d’hyperacousie. Ces sons lui entraient dans la cervelle aux décibels d’un marteau-piqueur, elle sentait sa tête se déchirer et cela lui parcourait la moelle épinière, elle était prise de violentes nausées, de vertiges. Une semaine plus tard, une autre accueillante fit une crise de nerfs avant d’entrer dans la salle, devant le public. Aussi, Paula et Julien prenaient-ils leur place. Ils essayaient d’alerter le directeur sur le fait que la situation devenait délicate. Ne pouvait-on pas baisser le volume des machines ? ou ne les allumer que le week-end ? Le directeur ne voulait pas baisser le programme de mise en route aléatoire ni baisser le volume sonore, c’était une œuvre d’art, on en modifierait la signification. » (pp. 88-89)

    Le respect d’une œuvre d’art – ou, plutôt, de ce que le directeur de la Tannerie estime en être une (mais qui, comme le lecteur s’en doute, n’en est pas) – passe, en l’occurrence, avant celui des humains. Le directeur crée, en somme, un fétiche, conçu à partir de ses « connaissances » de l’art et de la musique, pour passer outre la santé et la sécurité de ses employés. Son monstre Tannerie doit brûler les yeux et les oreilles de ceux qui s’y promènent ou y travaillent, puisqu’il a reçu l’aval des politiques et qu’on paie pour le visiter. On est donc à mille lieues du bruitisme de Luigi Russolo ou des dadaïstes, qui était un art musical destiné à susciter le scandale des bourgeois et de leurs institutions mortifères ; on est, bien sûr, à mille lieues du scandale que Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge ont suscité en Angleterre dans les années 70 et 80 ; à mille lieues, enfin, du concert rock créé par Bill Graham à San Francisco en 67 ou de la notion musicale contemporaine de percept noise, qui fait que lorsque, aujourd’hui, je vais à un concert entendre de la Klangfarbenmelodie, Wunderlitzer ou Dylan Carlson, j’ai l’initiative et, à l’entrée, on me donne des bouchons auditifs avec mon billet.

    Le son de la Tannerie est donc aussi le reflet inversé de celui réalisé par CFT cinquante ans plus tôt. Pour plusieurs raisons, mais je n’en citerai ici que deux, qui me semblent essentielles : le changement du paysage sonore et de la lutherie musicale.

    Dans les années 50 puis 60, avec l’urbanisme galopant et le baby-boom, le paysage sonore change radicalement dans nos villes, et ce changement transparaît progressivement, d’abord dans la musique des avant-gardes (Olivier Messiaen, Pierre Schaeffer, Xenakis, Stockhausen, John Cage...) ; puis, avec la commercialisation d’une nouvelle lutherie (dont l’électrification de la guitare sera la partie visible de l’iceberg), il se démocratise pour le meilleur et pour le pire : d’élitiste, la création musicale commence à devenir une pratique populaire. Ainsi, dans son enfance, le musicien américain La Monte Young avait été impressionné par le bruit émis par un transformateur électrique qui se trouvait sur son chemin, tandis qu’il allait, dans l’Utah, chez son oncle suivre des cours de saxophone. CFT, quant à elle, avait l’habitude de voir chez elle des appareils que son père, passionné d’électronique, ramenait ; elle sera donc tout naturellement portée à passer du punk à la musique électronique ; la question de l’amateurisme de CFT ou bien celle de savoir si, oui ou non, elle savait alors jouer d’un instrument ne se posera pas à l’époque : nous sommes bien ici dans l’enfance de l’art, dans une forme de déprofessionnalisation de la culture qui était aussi un des axes majeurs, après la révolution russe, du Proletkult, le mouvement culturel prolétaire russe initié en Union soviétique par Alexandre Bogdanov et Lounacharky. A aucun moment de sa biographie, CFT ne s’étend sur sa formation musicale à Hull, contrairement à La Monte Young ou à John Cage qui, lui, a longuement écrit sur sa formation musicale et les compositeurs ou les artistes qui l’ont influencé. John Cage racontait, par exemple, avoir suivi des cours avec le grand compositeur Schoenberg qui lui déclara qu’il n’avait aucun sens de l’harmonie ; John Cage lui répondit alors qu’il ne voyait pas où était le problème. Schoenberg lui expliqua qu’il se trouverait fatalement devant un mur s’il poursuivait la musique, et John Cage répliqua : « Alors je passerai ma vie à cogner ma tête contre ce mur. » John Cage avait compris que l’harmonie n’était pas essentielle à la musique, que ce qui lui était essentiel c’était l’écoute qu’on en fait, et qui pouvait changer d’une oreille, qui vous écoute, à l’autre.

    Le punk rock en Angleterre vient de là, de cette idée que la musique et le bruit – car, en somme, avec le changement de paysage sonore, musique et bruit semblent faire tout un – le bruit est accessible au plus grand nombre. CFT est donc cette femme qui sort d’une tannerie à Hull, où est garé le camion la véhiculant elle et son groupe, pour faire du bruit ; elle ne se laisse pas enfermer dans la tannerie pour le supporter, contrairement à Jeanne. CFT est seule à l’origine du bruit qu’elle commet. CFT, c’est le bruit libre, accessible et gratuit, de celui que vous faites à trois comme à cinq, et la société vous laisse faire, parce que, à votre âge, vous en avez le droit. CFT demande alors : « Pourquoi y aurait-il un âge pour le chaos ? » Jeanne, elle, cherche une harmonie, une unité, un sens au chaos qu’elle subit. Et elle n'en trouvera aucun.

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