jeudi 19 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 9 : JANUS & JACK

 


Dessin représentant Jack Parsons, l'un des pionniers américains de la propulsion spatiale,

sans doute pour la série Strange Angel qui lui a été consacrée en 2018, sur la chaine CBS.


JANUS & JACK

 

    Dans un court essai, Portrait de l’intellectuel en animal de compagnie, l’écrivain et philosophe Michel Surya montre combien les années 80 ont été l’époque où la conjuration des intellectuels de gauche a été importante et même remarquable, et cela sans pour autant que le capitalisme n’eût imposé ni demandé quoi que ce soit, sans même qu’il ne leur permît d’obtenir la récompense qu’ils espéraient de lui en retour. Si une telle conjuration de l’intelligentsia de gauche a été remarquable lors du passage de l’utopie à la dystopie, les activités politiques de l’économiste belge Ernest Mandel, dont parle David Graeber dans Bureaucratie à propos de la « révolution cybernétique », semblent anticiper leurs calculs d’épicier. Non que Mandel n’ait dit qu’il se fût trompé ni n’ait jamais renié ses conceptions politiques. Ernest Mandel, autrement connu sous le nom de Germain, a toujours milité à gauche et il fut un trotskyste important de la seconde moitié du vingtième siècle. Selon David Graeber, l’économiste belge et trotskyste soutenait que l’humanité se trouvait à l’aube d’une troisième révolution technologique « aussi profonde, selon lui, que l’avaient été les révolutions agricole ou industrielle : une révolution dans laquelle les ordinateurs, les robots, les nouvelles sources d’énergie et les nouvelles technologies de l’information allaient, de fait, remplacer la main-d’œuvre industrielle à l’ancienne – la « fin du travail », comme on allait vite l’appeler. »[1] -- soit New Babylon, que préfigurait aussi la dérive existentielle & situ de Cosey Fanny Tutti, à l’aube du mouvement punk.

    L’économiste et anthropologue David Graeber se trompait-il ici ? Avait-il mal lu Mandel ? Le sociologue Stephen Bouquin reprend pourtant les allégations de Graeber, en introduction à la revue des Mondes du travail qu’il dirige : non, déclare très sommairement Stephen Bouquin dans sa revue, Mandel n’a jamais affirmé cela en économie, mais tout le contraire : notre monde n’a jamais été New Babylon, pour Mandel, mais il était, dans les années 70, un New Moloch en germe : il était Jeanne déjà et, avec elle, la dystopie de la Tannerie[2]. Mandel reste donc un économiste important et sérieux, de nos jours, et non pas un futurologue fantaisiste, comme on pourrait le présumer en lisant Graeber.

     Qui a raison et qui a tort ici ? David Graeber ou Stephen Bouquin ? Les deux, les deux ont raison et les deux ont tort, dans le même temps. Car Mandel, en tant qu’économiste reconnu, parlait en 70 du New Molloch qui se profilait, pendant que camarade Germain pouvait disserter sur New Babylon, tandis qu’il était trotskyste : Mandel était Janus [3]. Et les deux sons de cloche pouvaient paradoxalement s’entendre alors : Jeanne pouvait bien être CFT, et CFT Jeanne, le monde semblait encore en équilibre instable entre l’utopie et la dystopie 

    -- Non, dans les années 70, CFT semblait plus réelle que Jeanne, un lieu comme la Tannerie aurait donc paru fantastique, voire fantaisiste alors : aussi, c’est CFT qui nous est actuelle et Jeanne nous reste virtuelle. – Non, le révisionnisme marxiste de Mandel montre qu’il ne croyait pas qu’une révolution ouvrière fût alors possible ; c’est donc que Jeanne était déjà pour lui plus actuelle que CFT. Mais il y avait probablement chez lui comme une hésitation, la lecture précise de la ligne de partage des eaux entre le paradis et l’enfer. – Non, le paradis cybernétique est un enfantillage, peut-être même une maladie infantile du communisme, comme le gauchisme dont Lénine cherchait à mettre en garde les différents partis européens, lors du second congrès de l’Internationale en 1920. – Pas encore. Ce n’est pas encore cela : Jeanne est plutôt une jeune femme de chair et d’os de notre temps, Jeanne nous est, elle a toujours été, en tant que Bovary, plus contemporaine donc plus vraie, plus universelle que CFT. Jeanne est une Bovary d’aujourd’hui, qui rêve de Julien, son supérieur direct à la Tannerie, et d’un CDI pour un job de merde. On retourne donc en arrière ici, loin, bien loin des subtilités sensuelles du Nouveau Monde amoureux de l’utopiste Fourier, dont Flaubert se moquait jadis, loin, bien loin des conditions dictées au Tourbillon amoureux par la belle géante et héroïne Fakma la Sainte, dans son utopie amoureuse. Loin, bien loin aussi de la Nouvelle Thélème de Genesis P-Orridge, ou, avant lui, des poèmes thélémites que le pionnier de l’aérospatiale californien Jack Parsons écrivait en 1943, alors qu’il travaillait pour l’armée américaine contre l'Allemagne nazie. le mage Jack Parsons écrivait alors :

« J’aspire à Don Quichotte, je vis sous peyotl,

marijuana, morphine et cocaïne.

Je n’ai jamais connu la mélancolie mais seulement la folie

qui brûle au cœur et au cerveau.

Je vois en chaque servante une inhumaine, extatique,

démoniaque, divine, angélique,

en chaque wagon un dragon, en chaque verre de bière un flacon

empli de vin d’ambroisie.

Je suis allé à la ville et je l’ai trouvée bien vile,

le démon s’y jouait à l’envie

des millions de simples mortels qui franchissaient les portes de l’enfer

en songeant que tout irait pour le mieux.

J’ai dit : « Regardez, braves gens, sur chaque clocher d’église

un lutin démoniaque joue,

voyez la danse frénétique des goules dans les journaux quotidiens

et des démons régnant dans les tribunaux ;

les montagnes sont des palais, les femmes des calices

faites pour être goûtées et non soumises au commerce,

le désert est une salle de banquet préparée pour un festival,

ouvert au libre et à l’audacieux ;

le vent et le ciel sont nôtres, le paradis et toutes ses étoiles,

réveillez-vous et faites ce que vous voudrez ;

rompez avec cette progéniture démoniaque et ce cauchemar qui vous lie aux enfers,

la Magick repose de l’autre côté de la colline. »

Ils ont dit de moi que j’étais fou, ambigu, fainéant,

répugnant, fantasque, obscène ;

alors je me ruai encore vers ma potion d’armoise de cactus et de maïs

pour voir si l’air était toujours limpide.

Oh, j’aspire à Don Quichotte, je vis sous peyotl,

marijuana, morphine et cocaïne… »[4]

 

 

    Dans Bureaucratie, David Graeber parle du pionnier américain des réacteurs de fusées Jack Parsons et de l’ordre thélémite qu’il avait fondé en Californie durant la seconde guerre mondiale, pour montrer que des génies excentriques de son envergure sont, tout simplement, impossibles de nos jours : « Avec la victoire des Etats-Unis dans la guerre froide, écrit à ce sujet Graeber, les bureaucraties universitaires et scientifiques en place ont été suffisamment imprégnées de l’esprit des grandes entreprises pour garantir que plus jamais aucune personnalité de ce type ne s’approcherait, même à distance, d’un poste d’autorité. »[5]

     Or, depuis Jack Parsons et des réacteurs de fusée assez puissants pour nous faire traverser l'atmosphère, qu'est-ce que l'aérospatiale américaine a bien pu inventer de déterminant ? Quelques touristes faisant partie des 1% les plus riches se la montrent maintenant au-dessus de nous et trouvent leurs exploits virils sublunaires phénoménaux, mais rien de plus, au fond. Rien de plus que quelques morveux se la montrant sous les étoiles.



[1] David Graeber, « Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit », Bureaucratie, pp. 132-133.

[2] Stephen Bouquin, « L’automatisation, entre promesses non tenues et réalités contrastées ». (Introduction au dossier du numéro 24-25). Les Mondes du travail. Novembre 2020. Site Internet de la revue, url. https://lesmondesdutravail.net/lautomatisation-entre-promesses-non-tenues-et-realites-contrastees/ 

[3] Lire, à ce sujet, Révisionnisme liquidateur contre trotskysme. Défense du trotskysme 2, de Stéphane Just. Editions Selio, Paris. 1971.

[4] John Whiteside « Jack » Parsons – Agapé Lodge’s Oriflamme, Vol I, n°1, 21 février 1943. Traduction Ewen Chardronnet. In Mojave Epiphanie. Une histoire secrète du programme spatial américain. Ewen Chardronnet. Editions Inculte, coll. « Dernière marge ». 2016. Pp. 106-107.  

[5] Bureaucratie, Graeber. P. 165. 

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