Couverture d'un livre de COUM, sur la transgression du droit d'auteur (Copyright),
où figure un célèbre ready-made de Duchamp
Qu’est-ce qu’une communication ouverte ? Comment une communication peut-elle être constamment ouverte et aussi, dans le même temps, jamais interrompue ? C’est la question à laquelle John Cage s’est attelé toute sa vie. Il appelait l’enjeu de cette question la musique. Qu’est-ce à dire ? Et quel rapport avec mon texte Deux Tanneries ? Tout et rien en même temps : l’enjeu de John Cage, selon moi, montre le premier seuil, ou premier cran, entre l’utopie et la dystopie.
Ce seuil est d’abord celui qui se situe entre le playing et le game, l’anglais permettant cette distinction dans le jeu, tandis que le français est plus pauvre, ne connaît qu’un seul mot. Le playing est l’immanence du jeu, le fait que je me laisse porter par le jeu, que j’improvise ou que je suis dans l’expression libre ; le game est le jeu réglé, le jeu et la règle du jeu, ce qui fait que je cherche à suivre une règle et à trouver un intérêt ou un gain au jeu. Tout l’enjeu de la musique pour John Cage était que celle-ci puisse rester dans le playing, d’où son refus obstiné de s’en remettre à l’avis de Schönberg : sans sens de l’harmonie, le musicien, fatalement, rencontrera un mur, l’avait averti Schönberg durant ses études, rappelez-vous. John Cage est ce musicien qui refuse les règles harmoniques et qui, obstinément, frappe sa tête contre le mur du game. Or, un tel mur n’est pas seulement celui de l’art ou de la musique, puisque toutes les règles sont discutables.
Cela commence avec
« Communication », le texte d’ouverture de Silence, le
manifeste musical de John Cage : tout John Cage est même dans ce texte au
début de son livre Silence. Qu’est-ce que « Communication » de Cage ?
L'article est composé d’une suite de questions, même pas une série de questions,
mais une suite, une liste, un inventaire de questions. Une série est le début
d’un ordre, mais dans un inventaire les questions n’ont pas vraiment d’ordre, ou le moins
d’ordre possible. Nous avons donc une suite sans ordre, ou le moins possible. « Communication »
de Cage commence ainsi :
« NICHI NICHI KORE KO
NICHI : tous les jours sont beaux.
Et si je posais trente-deux questions ?
Et si je m’arrêtais de temps en temps ?
Les choses en seront-elles plus claires ?
La communication est-elle une chose devenue plus claire ?
Qu’est-ce que la communication ?
La musique que communique-t-elle ? »
Et le texte se poursuit ainsi, comme si tous les jours étaient beaux, comme si tout était égal, et les questions et les réponses.
Ce qu’on peut dire de
« Communication » de Cage, c’est que nous sommes bien là dans
l’immanence, l’immanence du jeu, de la communication, loin bien loin, en somme,
d’un game comme d’une règle que des lecteurs ou des participants à un jeu respecteraient. Dans l’un de ses premiers livres Différence
et répétition, le philosophe Gilles Deleuze parlait de l’essence des
questions. Il disait alors que la philosophie, c’est l’art de poser des
questions, et il appelait cet art la dialectique. Ainsi une question bien posée
amènerait avec elle sa réponse, et tout l’enjeu de la philosophie, selon
Deleuze, était de bien poser les questions pour que des réponses adviennent. Deleuze
revient là-dessus dans ses cours sur la philosophie dans les années 70. Mais là,
chez Cage, on remarque qu’il y a un refus (même partiel) de la dialectique et du game, donc des
règles, de toutes les règles du jeu ; on trouve donc un écart absolu par
rapport à la philosophie ou à un discours reconnaissable par des pairs : refus en
somme de trouver un ordre aux questions, de les sérier ou même d’en faire un
tri, refus donc d’une communication se pliant à quelque dialectique que ce soit.
Les questions, en musique et dans la vie, n’ont pas à trouver de réponses pour
Cage, puisque tout est déjà là. Nous sommes dans l’ostinato, et la musique est, tout entière, dans
cet ostinato. Ouverte au présent de ce qui communique, ouverte tout
court. Une écoute continue, obstinément ouverte. Tout court.
« Ces questions mènent-elles
quelque part ? demande, quelques lignes plus loin dans
« Communication », John Cage.
Où allons-nous ?
En suis-je à la vingt-huitième question ?
Y a-t-il des questions importantes ?
« Comment se fait-il qu’on doive procéder avec prudence en termes
dualistes ? »
Me reste-t-il deux questions ?
Et maintenant plus ? »
Et « Communication » poursuit sa pente.
Le problème serait simplement
musical, si John Cage avait intitulé son texte « Musique », mais il
l’a intitulé « Communication », comme une communication ou la
communication en général, c'est-à-dire que, lisant le musicien américain Cage,
il pourrait nous sembler que l’essence-même de ce qui nous fait homme, cette
communication qui nous lie les uns aux autres pourrait même être ce playing,
ce que Deleuze appelait le « plan d’immanence ». La communication
serait, tout entière, dans ce playing pour John Cage. Pas pour Gilles Deleuze
ni même pour David Graeber : la communication ne peut pas ne pas avoir de
règles pour eux. Ainsi, pour l’anthropologue Graeber, l’utopie serait à
rechercher dans la transformation du playing en game, lorsque le
jeu libre invente des contraintes auxquels se plient les participants. Dans L’anarchie,
pour ainsi dire, il affirme ainsi : « Cela pourrait être une
façon de synthétiser les deux conceptions de la liberté [celle de la liberté
comme « capacité à avoir des amis », et celle héritée du droit romain
et qui se réfère à la notion de propriété]. Le jeu (play) se transforme
en jeux (games) au moment où plusieurs personnes jouent et s’accordent
sur des contraintes. De plus, la liberté en tant que capacité à créer des jeux
et la liberté en tant que capacité à faire des promesses (ou à se faire des
amis) sont des expressions de la créativité pure, qui s’attache et se contraint
à l’objet de sa création. Mais heureusement, cet attachement n’est pas absolu. »[1]
Ici, pour David Graeber, lorsque l’attachement au jeu devient absolu, l’utopie devient alors une dystopie ; ainsi de l’argent, quantifiant les règles du jeu entre un créancier et un débiteur. Pour Cage, non : la communication peut s’obstiner à ne pas avoir de règle, émetteurs et récepteurs peuvent s’obstiner à se frapper contre le mur du game, comme dans certains aspects de la vie publique et privée ou dans le dialogue amoureux.
« Communication » se
retrouve, quelques années plus tard, dans le groupe de Cosey Fanni Tutti COUM. Si on regarde, en effet, son mode de fonctionnement de près, COUM, le
groupe auquel Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge ont participé, comme
nombre de groupes musicaux d’alors, n’étaient pas seulement ou pas vraiment
musicaux : nous sommes plutôt dans une forme de nescience de la communication. La musique pouvait bien n’être qu’une squame, une trace ou une empreinte
des raisons d’être du groupe. Est-ce que COUM était de la musique, produisait
de la musique, était la musique ? Et, d’ailleurs, que signifiait
COUM ? CFT l’ignorait alors : le sens du nom, pour elle, était ouvert
aux interprétations.
Au sujet du fonctionnement de
COUM, CFT écrit : « COUM n’était pas un simple « groupe »,
il s’agissait davantage d’un mouvement, d’une grande famille qui rassemblait
des individus qui venaient de divers horizons. Chacun de nous explorait et
réalisait ses fantasmes ou ses obsessions afin de se trouver une identité
personnelle et artistique, de se sentir confiant dans un rapport d’opposition,
quelle que soient les compétences et les caractéristiques traditionnellement
associées aux « artistes ». Le principe de COUM, c’était de laisser
libre cours aux idées, de se libérer des règles ou du doute… ce qui
susciterait quelques situations conflictuelles, puisque nous contestions de
manière transgressive les règles établies ainsi que les conventions
socioculturelles. »[2]
Voilà pour la théorie musicale. La
recherche d’une identité authentique au sein d’un groupe qui vous y aide était
une des motivations du mouvement, que l’on retrouve aussi, quelques années plus tôt, au sein de la
constellation des Diggers californiens et notamment chez le digger Emmett Grogan. COUM y inclut cependant, avec le thélémisme, une
quête mystique liée à l’amour libre ; le corps physique ou le genre
sexuel, comme la communication ou la musique, sont ouverts à l’improvisation
libre chez COUM : ici, malgré leurs différends, CFT et GPO se rejoignent, comme
on verra. Nous sommes donc là, avec le groupe fondé par GPO, dans une utopie proche du fouriérisme. Ici, cent ans plus tard, quelque chose du rêve éveillé de Charles
Fourier émerge, même si les protagonistes n’en avaient alors pas conscience. Un
ordre existentiel en mode mineur, proche du playing & du concept de
technologie poétique de David Graeber, s’ouvre, entre le rêve du poème
fouriériste à sa mise en œuvre effective. Cet ordre se figure lui-même être musique,
et proche de l’harmonie des sphères, de cette union de la terre et du ciel
rêvée jadis par Fourier. COUM est bien un microcosme du rêve éveillé de
l’utopiste, mais un microcosme qui arrive à lui par hasard, après avoir suivi
des chemins différents. Parce que, de bout en bout, COUM en est resté au playing,
mais aussi parce que les institutions de l’époque, ce que Marx appelait la
superstructure, avait une devise névrotique assez basse pour tolérer cela, qui
n’aurait pas eu lieu sinon. Fourier, en un sens, est revenu en 68. C’est ce que le philosophe et spécialiste de
Charles Fourier René Schérer affirme aussi, à la fin de son
entretien « En traînée de poudre… » donné sur le fouriérisme en 2015 à la
revue Critique :
« Critique – Il faudrait donc imaginer, pour que « la trainée de poudre » ne fasse pas long feu, quelque chose comme une « contagion sacrée », dans ces situations socio-historiques très particulières d’« effervescence », comme celles que Bataille évoque et invoque dans les années trente ?
René Schérer – Très certainement. Et il y a eu, en effet, en 1968, une certaine forme d’effervescence qui a pu faire penser qu’il pouvait y avoir une révolution ou une évolution fouriériste. »[3]
Il y a eu... Fin du playing, retour au game.
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