dimanche 15 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 5 : ECONOMIE DU ROMAN, ROMAN DE L'ECONOMIE

 

Celia Levi - Photographie de Bruno Dewael


    La Tannerie de Celia Levi a reçu de nombreux prix depuis sa parution en 2020 : le prix François Mauriac de l’académie française, le prix des étudiants de France-Culture Télérama, le prix Médicis et le prix Décembre. Toutes les critiques à son sujet sont élogieuses et unanimes : le roman poursuit la veine flaubertienne en dépeignant le monde actuel de l’art et de la culture. La Tannerie est un roman cruel et réaliste, et cela même si Jeanne, son personnage principal, se perd, dès les premières pages du livre, dans un labyrinthe fantastique, celui du centre culturel où elle a été embauchée :

    « Jeanne se perdit, elle erra, ne sachant pas s’il s’agissait du grenier car des machines il y en avait partout, des projecteurs, des échelles mécaniques. Cela ressemblait à un vaste entrepôt où s’entassaient des centaines de caisses, de câbles, de morceaux de décors, des tables et des chaises. Il y avait aussi sous vitre des branchements électriques qui clignotaient le long des murs. Un grondement en sortait qui faisait trembler l’air. Elle montait et descendait des escaliers et c’étaient toujours des espaces infinis, des portes, des couloirs et des escaliers sans fenêtres, ou alors les ouvertures étaient si hautes qu’elle ne voyait qu’un morceau gris de ciel. Parfois elle essayait d’ouvrir une porte qui était condamnée. Il n’y avait personne, affolée, elle courait presque. Elle se retrouva sur une passerelle extérieure très haute et très étroite. En dessous s’étendait la halle, un long rectangle, le toit était soutenu par des travées métalliques et des colonnes de fer. Au milieu, des rubans de signalisation délimitaient des carrés où gisaient des casques, des instruments, elle crut apercevoir un museau d’ours, une cloche en verre était en cours d’installation, plusieurs nacelles à l’arrêt peuplaient l’étendue déserte. » (p. 30)

    Jeanne, au début de la Tannerie, c’est Alice qui tombe dans le terrier du lapin pour découvrir le monde moderne, Celia Levi c’est le Lewis Carroll du roman réaliste, mais tous les critiques français actuels lui chantent Madame Bovary ou L’Education sentimental. Celia Levi, c’est du Flaubert contemporain pour la critique d’aujourd’hui.

    Cela doit reprendre ce que le philosophe Jacques Rancière, dans La destinée des images, appelle un « régime d’identification ». Selon Rancière, à chaque époque, on a eu une façon particulière de présenter des images ou des hommes en vue d’une représentation, dans un art ou dans un autre, en peinture, au théâtre comme au cinéma, ou en littérature. Ce que Rancière dit, à propos de la façon dont les images du monde arrivent jusqu’à nous, c’est que ces images sont déterminées par une culture, que cette culture soit ou non instituée par un Etat ou par un Prince. Selon le philosophe, « Le Verbe ne se fait chair qu’à travers un récit. » (p. 38) ; ce récit de Rancière c’est ce qu’il appelle le régime d’identification : « Il y a de l’art en général, écrit-il, en raison d’un  régime d’identification – de disjonction – qui donne visibilité et signification à des pratiques d’arrangement des mots, d’étalage des couleurs, de modelage des volumes ou d’évolution des corps, qui décide par exemple ce qu’est une peinture, ce qu’on fait en peignant et ce qu’on voit sur un mur ou une toile peints. » (p. 86) Ici, je le répète, Jacques Rancière parle de l'art en général, dont la littérature fait partie. C’est à cause d’un tel régime d’identification que la fable fantastique de La Tannerie peut passer pour du roman réaliste : la dystopie, qu’elle représente, fascine le lecteur qui reconnaît comme étant le sien l’espace dans lequel Jeanne évolue. Autrement dit, comme je l’ai montré dans un précédent texte « Diane au bain » à propos du cinéma de Stephen Dwoskin (« Diane au bain », Bruno Lemoine. Revue Politique de l’auteur n° 2. Editions La Nerthe. 2021), chez Rancière il ne peut y avoir d’art ou de littérature instituants, il ne peut y avoir d’ « imagination radicale » au sens que Castoriadis donnait à ce terme : l’art et la littérature sont toujours de l’ordre de l’institué. La Tannerie nous paraît réaliste, parce que nous sommes nous-mêmes assujettis à la dystopie dans laquelle Jeanne se meut. Aux antipodes, Cosey Fanni Tutti dans les années 70, c’est la quête de « l’être auto-institué » dont parlait Castoriadis dans Institution imaginaire de la société. CFT commet alors un travail artistique et porno en vue d’une émancipation personnelle, qui est donc heuristique pour elle, mais aussi culturelle et utopique pour nous. Cinquante ans plus tard, Celia Levi, à travers une dystopie littéraire, dresse un constat sur ce que notre monde est devenu, et Jeanne devient, en un coup de baguette magique, l'héritière d'Emma Bovary, dans un white cube subventionné par l'exception culturelle.

    Ce qui correspond en littérature au régime de représentation de Jacques Rancière, c'est l’économie du récit ou du roman, qui se rapporte au vraisemblable : le critique littéraire Gérard Genette écrivait à ce sujet dans Vraisemblance et motivation : « Le récit vraisemblable est un récit dont les actions répondent, comme autant d’applications ou de cas particuliers, à un corps de maximes reçues comme vraies par le lecteur. »[1]  Celia Levi parle ainsi dans ses interviews sur La Tannerie de l’économie de son roman, c'est-à-dire de la façon dont elle a construit le livre. Comme François Truffaut et Hitchcock pour la dramaturgie au cinéma, il y a, dans La Tannerie, un MacGuffin, c’est-à-dire un prétexte au développement de l’histoire : le prétexte de La Tannerie, c’est le souhait de Jeanne d’avoir un CDI pour intégrer le centre d'art où elle est accompagnante. Mais, ajoute Levi dans certains entretiens qu'elle a donnés sur son roman, un tel prétexte semblait à l'auteure un peu juste pour un récit de plus de trois-cents pages ; c’est pourquoi elle a intégré, au prétexte initial, l’intrigue amoureuse annexe, celle du désir amoureux que Jeanne ressent pour Julien, un autre personnage du roman, dont Jeanne est sous les ordres. 

    L’intérêt du livre ne se trouve donc pas dans l'histoire de Jeanne, mais dans le lieu d'art immense qui est décrit, et dont on a vu qu’il n’est pas pensable, dans la conjoncture économique actuelle, pour une ville défavorisée comme Pantin. Mais, comme Hitchcock dans ses films, l’écrivain prend des libertés avec le réel : l’économie de la fiction le lui permet. Le roman permet donc cela, contrairement à l’essai et à l'économie au sens courant du mot : l’écrivain a le droit de cultiver une espèce de flou, donc de pouvoir occulter facilement ce dont il n’a pas envie. Si la dramaturgie construite au fil du récit paraît crédible, l’écrivain peut, s’il le souhaite, s’adonner à l’écriture-comptable, sans que personne ne trouve à redire, ni la critique ni le fisc ou Bercy, personne. L’écrivain a tous les droits.

    Selon Celia Levi, la Tannerie, en tant que lieu, est « une tentative de perversion des romans classiques du dix-neuvième siècle », c’est aussi « une espèce de recyclage de l’usine de l’époque ». Dans une interview à France Culture, elle ajoute que la Tannerie est « un peu la cristallisation de tout ce qui est la culture. » En somme, pour Celia Levi, son roman est une dystopie, et Jeanne, dans le rôle de Candide, est là pour montrer en quoi il l’est. Pourtant Levi ne le dit à aucun moment, puisqu’il s’agit d’un « roman réaliste », et que les critiques, les lecteurs et moi-même le prenons comme tel. C’est donc encore, pour reprendre l'analyse du vraisemblable que fit Gérard Genette, que la dystopie, comme topos, est une maxime reçue. Mais par qui ? par les habitants de Pantin ou par ceux qui lisent ? Genette montrait dans son article sur la vraisemblance que ce corps de maximes relevait de l’idéologie dominante. La Tannerie représente cette sous-culture que notre élite avoue donner aux enfants de la grande couronne parisienne ; elle est ce laid miroir (David Graeber) qu’elle se tend quelquefois à elle-même, comme une confession, une faute avouée, et donc à moitié pardonnée. 

     Dans un court essai, L’économie esthétique, le philosophe canadien Alain Deneault montre, à partir de Freud et du philosophe allemand Georg Simmel, en quoi cette économie du récit est déterminée à part égale par la culture et la psychologie d’une société donnée. Selon lui, ce corps de maximes implicites, à l’origine de ce que l’idéologie dominante conçoit comme vraisemblable dans un récit, équivaut à ce que Freud appelait  les « devises névrotiques » : « Ces maximes générales portent chez Sigmund Freud le nom de « devises névrotiques », écrit Deneault. Elle sont une monnaie de sens, un ensemble de conventions ayant cours pendant un temps donné de l’Histoire. Les devises fonctionnent d’autant mieux qu’on ne prend pas conscience des forces par lesquelles elles procèdent. Si elles sont tenues pour vraies, si elles ont un temps valeur de vérité, elles ne sont pas pour autant ontologiquement la vérité. D’où l’importance de les étudier. » (L’économie esthétique, Alain Deneault. Editions Lux, 2020. P. 87.)

     Donc CFT a paru, au début des années 70, à un moment de notre Histoire où le cours de la devise névrotique était encore étonnamment bas et Jeanne actuellement, quand celui-ci est tragiquement élevé. L’esthétique, comme régime de représentation, suit aussi les lois du marché, qu'on le veuille ou non. D’une certaine façon, on peut dire que même les Lois de l’hospitalité chères à Klossowski suivent le principe économique de la Baisse Tendancielle du Profit, mais il y a toujours un cadre, une part non négociable : le préconscient agit toujours comme médiateur entre l’inconscient et le conscient. Ainsi, en 1967, le long happening des Diggers, Le Cirque Invisible, n’eut pas lieu soixante-douze heures comme prévu dans l’église de Glide à San Francisco, mais huit heures avant que la police n'intervienne, et les médias turent l’événement, qui fut sans doute la plus longue performance sexuelle de l'histoire de l'art. Les photographies pornographiques de CFT, quant à elles, ont bien été exposées à l’ICA de Londres en 1976, mais, rangées dans des boîtes, elles ont été déposées dans une pièce distincte de l’exposition, et réservées au personnel de l’honorable institution artistique qui est toujours, aujourd'hui, la propriété de la couronne britannique. 

    Même lors d'une révolution sexuelle, Mécène doit toujours donner le change à Auguste.



[1] Gérard Genette, « Vraisemblance et motivation », dans Figures II, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1969. 



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