dimanche 8 août 2021

DEUX TANNERIES - suite 1 : Des technologies poétiques (David Graeber)

 


New Babylon, Constant


DES TECHNOLOGIES POÉTIQUES

          

     Technologie poétique est une notion forgée par David Graeber dans l’un des derniers livres qu’il a écrit de son vivant, Bureaucratie. Bureaucratie explique comment la vie quotidienne des hommes, dans les démocraties modernes, est largement occupée par des tâches administratives de plus en plus envahissantes. Graeber montre que ces obligations administratives, qui accompagnent tous les âges de notre vie, font partie des violences structurelles que nos Etats et leurs institutions emploient pour soumettre leurs sujets au régime capitaliste.

     Les technologies poétiques de Graeber sont des rêves éveillés, de ceux décrits avant lui par le philosophe allemand Ernst Bloch dans ses livres, une rêverie qui tisse ses liens d’un homme à l’autre, jusqu’à ce que le mythe passe du texte du poète au cahier des charges de l’ingénieur. Elles sont comme le Rhin sauvage de l’ingénieur prussien Johann Gottfried Tulla au dix-neuvième siècle : un animal que l’on peut dompter pour que les canaux transportent nos marchandises, nos messages et nos désirs. Elles ont tout ce que l’Europe des Lumières a charrié, depuis l’ingénieur Tulla jusqu’au brise-glace soviétique sur le passage Nord Ouest dont a rêvé l’utopiste Charles Fourier, et après lui André Breton puis Guy Debord, en passant par les canaux construits par les Martiens afin de lutter contre l’assèchement de Mars, dans L’Etoile rouge d’Alexandre Bogdanov ; les technologies poétiques sont ce qui a fait Youri Gagarine et Elon Musk.

    Dans « Des voitures volantes et de la baisse tendancielle du taux de profit », un chapitre de Bureaucratie, David Graeber se demande facétieusement pourquoi il n’y a pas encore, de nos jours, de machines volantes nous permettant de partir en avion individuel jusqu’à notre lieu de travail[1]. Et, derrière les machines volantes, Graeber parle indirectement de la société des loisirs, celle rêvée des années 60-70, de ce rêve aujourd’hui oublié, pour ne pas dire perdu, dans lequel l’automation devait libérer l’homme du travail. Comme dans Bullshit Jobs, Graeber se demande ainsi pourquoi, actuellement, nous travaillons encore huit heures par jours, cinq jours sur sept, et souvent beaucoup plus, alors que, technologiquement, nous pourrions faire tout autre chose, et sans qu’il nous en coûte un bras. Comme on va voir, selon l’anthropologue et économiste américain, le développement des technologies poétiques est déterminé, depuis le début du vingtième siècle, non pas par la marche libre du progrès scientifique mais par celle, forcée, des multinationales et des Etats.

    La société des loisirs, une révolution cybernétique rêvée des années 60-70 ? Graeber n’en parle pas explicitement dans son chapitre, mais de Star Trek et de nombre de films de science-fiction après les Trente glorieuses, comme la série des Retour vers le futur, et qui semblaient nous rappeler à une ère nouvelle, après que Neil Amstrong a posé son pied sur la Lune. Pour les situationnistes, quelques communistes et certains anarchistes avant 68, c’était un fait avéré depuis les textes sur la cybernétique du mathématicien Norbert Wiener, mais pas pour tout le monde non plus. En fait, un tel espoir n’appartenait sans doute qu’à une catégorie de la population, de celle qui a le plus besoin des rêves éveillés ou qui a lu les propos de Marx sur l’automation du travail dans les Grünrisse. À l’opposé de ce droit à la paresse promis par la technologie, Hannah Arendt, dans son prologue à Condition de l’homme moderne, affirmait que, si la société des loisirs émergeait, elle serait l’enfer de l’homme moderne : « Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. », écrivit-elle. Pour Arendt, un peuple libéré du travail n’est plus humain, à moins qu’il soit devenu philosophe entretemps et s’adonne à l’Otium latin, soit à une forme d’oisiveté studieuse amenant celui qui s’y applique à l’œuvre philosophique. Et, dans Le Principe responsabilité, son collègue et ami Hans Jonas pouvait se demander vraiment comment un monde, dans lequel chaque individu pouvait se laisser aller à son violon d’Ingres, était économiquement viable. Dans les années 60, la société des loisirs était donc une perspective probable, même pour des philosophes de leur trempe, imaginant, après Heidegger, qu’une telle utopie, si elle devenait concrète, mettrait un terme à l’activité philosophique.  

    Si, selon Graeber, il n’y a pas eu de société des loisirs dans les années 60, c’est que les Etats et la finance n’avaient aucun intérêt à le développer, qu’ils avaient même tout à y perdre : qu’est-ce qu’une société aurait à gagner si ses membres sont tous oisifs ? et, a fortiori, lorsque nos cultures se sont construites sur la sacralisation du travail ? L’histoire moderne des sciences et des technologies est l’histoire de l’argent que les élites financières et les capitaines d’industries donnent aux sciences et aux technologies, et principalement celle des profits qu’ils espèrent en tirer à court terme. On constate cela, de nos jours, avec l’épidémie de Covid-19 : nos Etats en demeurent à une gestion nationale à court terme de la recherche médicale comme de la prévention sanitaire de leurs populations, laissant aux industries pharmaceutiques la liberté de faire des bénéfices au niveau mondial, alors même qu’un virus ignore les frontières des territoires comme celles des privilèges bancaires et des classes. Il suffit, par ailleurs, de s’intéresser aux déboires professionnels qu’a connus la biologiste hongroise Katalin Karikó, à l’origine de la thérapie génique ARN et des vaccins actuels contre le Covid, pour saisir combien est fatale la convergence du secteur privé avec le secteur public de la recherche scientifique. Pourquoi, des années durant, la recherche sur la thérapie génique ARN n’a-t-elle pas été possible ? Parce que le secteur privé veut des résultats effectifs à échéance courte et fixe, alors que la recherche scientifique demande  du temps et que ses découvertes ne sont pas quantifiables. Il y a dix ans, aucun biologiste, mis à part Katalin Karikó, n’aurait misé sur la thérapie génique ARN : en somme, le privé mise, comme pour une martingale au jeu, alors qu’il faut faire des scientifiques des rentiers, quoiqu’ils cherchent, pour que l’un ou l’autre aient une chance de faire une avancée notable. La découverte scientifique – ou quelque découverte que ce soit – est imprédictible, plus proche, peut-être, de la théorie du chaos que de la méthode cartésienne, voilà ce que dit Graeber dans « Des voitures volantes et de la baisse tendancielle du taux de profit ». La nationalisation du secteur de la recherche vaut tout autant que celle pour l'industrie des voitures volantes. En somme, il faut un secteur public de la recherche, qui laisse les chercheurs libres de leur temps, loin de la violence systémique de nos bureaucraties modernes. Avec son association Ars Industrialis, le philosophe Bernard Stiegler, qui était spécialiste du numérique et de l’économie des savoirs, pensait ici la même chose.  

    Comment Graeber explique, d’un point de vue économique, le passage de l’utopie à la dystopie ? comment est-on passés, des années 60 aux années 80, de l’illusion de la société des loisirs à la désillusion amère, sinon à la tragédie ? Graeber ne dit pas plus ni moins que, dans les années 70, Ernest Mandel dans Le troisième âge du capitalisme qui, lui, ne disait pas plus ni moins que Marx, dans le Capital : la société des loisirs, ou, plutôt, l’automation intégrale du travail n’est réalisable que si elle échappe à ce que Marx appelait la Baisse tendancielle du taux de profit (ou BTP). Autrement dit, la robotisation intégrale de la société, ou société cybernétique des loisirs, ne peut être sans une révolution politique, sinon elle doit permettre au Capital une marge bénéficiaire substantielle. Et c’est ici le cusp, ou point catastrophe, celui où la tannerie 1 devient la tannerie 2 et où Cosey Fanni Tutti se transforme en Jeanne : ni actuellement ni dans les années 60, le Capital n’a eu intérêt à l’automation complète du travail : « Le raisonnement précis de Marx était le suivant, écrit Graeber : pour certaines raisons techniques, la valeur et par conséquent les profits ne peuvent être extraits que du travail humain. La concurrence oblige les propriétaires d’usines à mécaniser la production, afin de réduire les coûts de main-d’œuvre, mais, si cette évolution est avantageuse à court terme pour chaque entreprise prise individuellement, pour l’ensemble du système cette mécanisation oriente de fait à la baisse le taux de profit global, celui de toutes les entreprises réunies. »[2] 

    Or, durant les Trente Glorieuses, les capitaines d’industrie ont pris conscience que la BTP (soit, selon Marx, la loi économique la plus importante de l’économie moderne) était fondée et qu’elle se vérifiait : d’une manière ou d’une autre, le travail humain devait être exploité. Donc, plutôt que d’automatiser complètement ils ont automatisé partiellement, et ils ont augmenté leur marge bénéficiaire en multipliant les délocalisations en direction des pays du tiers-monde ; d’où le processus tragique de désindustrialisation des pays occidentaux que l’on connaît depuis plus de quarante ans. Il est, en somme, plus bénéfique de faire travailler actuellement un ouvrier d’un pays en voie de développement qu’un ouvrier des pays riches, il est enfin plus bénéfique de faire travailler un ouvrier des pays riches sur une machine automatique que de faire travailler une machine automatique seule. En somme, pour le capitalisme, l’automation intégrale n’est ni n’a jamais été rentable. Et c’est ici que David Graeber réfute les propos de Stiegler ; selon l’anthropologue américain, contre le chômage de masse et les tragédies qui nous attendent à court terme, l’économie contributive que  souhaitait Stiegler n’est pas une solution, puisqu’elle irait, au contraire, en faveur d’une augmentation des jobs à la con, la seule solution pour Graeber serait d’établir un revenu universel de base qui nous permette de sortir du régime bureaucratique du travail que l’on connaît (Je pencherais plutôt pour une superghettoïsation du monde entre les 1% les plus riches et le reste, comme Godard le montre dans son film Notre musique, à moins que les peuples ne s'organisent et luttent de concert).

     Ici, c’est important de voir en quoi Cosey Fanni Tutti, comme femme concrète, de chair et d’os, est un épiphénomène d’un processus économique global ayant eu lieu dans les années 70. CFT, comme femme qui joue et jouit déjà, avant même qu’une société des loisirs ne soit établie, CFT est alors une étincelle précurseure de la femme-ludens, celle-là même que j’oppose à l’homo ludens de Constant, qui, lui-même, joue et jouit dans Dériville ou New-Babylon. CFT est une vision de ce qui aurait pu avoir lieu, mais qui n’a pas eu lieu, de même que Genesis P-Orridge, le digger Emmett Grogan à San Francisco en 67 et bien d’autres encore, créateurs de leurs quotidiens, maîtresses et maîtres de leur temps et de leur sexualité.

    Constant, lorsqu’il fabriquait ses maquettes ou dessinait New Babylon, était aussi parfaitement conscient de cette loi économique de Marx. Ainsi, il écrivit en 1966 dans « La révolte de l’homo ludens » : « Seule l’automation dans le cadre de l’économie telle qu’elle est constituerait un obstacle à la libération de l’homme. Or, une économie fondée sur l’achat de la force de travail ne saurait subsister là où le besoin de cette force a disparu. Une économie basée sur le pouvoir que confère la possession des moyens de production ne peut aller de pair avec une rationalisation du monde de la production. Une économie qui dépend des lois du marché ne peut s’accorder avec une productivité surabondante. Les changements requis constituent l’enjeu de la lutte des pays en voie de développement. »[3] 

    Pour Constant, comme pour Marx et a priori Ernest Mandel (qui, comme on verra, changeait souvent d’avis sur le sujet, selon l’audience qu’il avait en face de lui), seule une révolution politique communiste pouvait amener l’homme à la société des loisirs, et donc à New Babylon. Encore aurait-il fallu qu’une telle révolution ait lieu. Or Constant n’y croyait pas : les germes d’une révolution étaient bien là pour lui, mais il manquait encore un terrain propice à leur éclosion ; raison pour laquelle il s’éloigna de Debord et des situationnistes.  

    Le bruit le marasme le chaos des machines que faisait, avec COUM & Throbbing Gristle, Cosey Fanni Tutti dans les années 70 ne sont plus aujourd’hui qu’une ornière donnant sur un monde perdu.

 



[1] « Des machines volantes et de la baisse du taux de profit ». Bureaucratie, David Graeber. Edition Les Liens qui Libèrent. 2015. Pp. 125-174.

[2] Ibid. P. 144.

[3] « La révolte de l’homo ludens », Constant. In New Babylon. Constant. Art et Utopie. Edition établie et présentée par Jean-Clarence Lambert. Editions Cercle d’art, 1997. Pp. 144-145. 

Aucun commentaire: