L'ambassade, un film de Chris Marker
Reprenons ici pour nous-mêmes : un
homme est derrière un petit caméscope, de nos jours, et il regarde, sur un
écran numérique, ce qu’il est en train de filmer à l’intérieur d’une ambassade.
Ils sont désormais plus d’une cinquantaine, comme lui, qui cherchent à fuir
leur pays, attendant, pour l’heure, un sauf-conduit qui leur permettra de vivre
ailleurs, en exil certes, mais saufs. Cela fait une semaine maintenant
qu’ils ont été accueillis dans l’enceinte d’un pays étranger, après les
répressions policières qui sévissent, depuis que l’état d’urgence a été décrété
sur leur sol.
La police avait reçu l’ordre de tirer sur
les manifestants à balles réelles. En très peu de temps, des journalistes, des
militants, des dirigeants politiques et syndicaux étaient arrêtés ou fusillés. À
l’étonnement, que les violences policières avaient provoqué, avait succédé la
panique : c’est donc peut-être par centaines, c’est aussi peut-être par milliers
que des hommes et des femmes ont afflué jusqu’aux grilles des consulats et des ambassades qui se
trouvaient aux abords du défilé de la manifestation, afin d’en obtenir l’asile.
Comme les autres
fugitifs, l’homme au caméscope est traumatisé par ce qu’il a vécu : les
méthodes employées par les forces de l’ordre ont, évidemment, choqué tout le
monde. Le régime ayant basculé d’un coup, personne n’avait prévu un tel bain de
sang. En moins d’une heure, des cordons de la police ou des militaires
encerclaient la plupart des consulats et des ambassades de la capitale,
empêchant quiconque d’y entrer, et ceux qui cherchaient à les traverser étaient
abattus sur le champ.
L’homme s’était retrouvé dans le premier
groupe des réfugiés politiques ayant été accueilli par l’ambassade. Il était
avec des militants de gauche, pour la plupart vus dans des manifs, dans des
meetings, encore sonnés par la brutalité de tout ça, par la soudaineté de tout
ça. D’autres groupes avaient suivi après le sien, des femmes et des hommes,
certains venus avec leurs enfants, jusqu’à ce que des militaires soient mis en
faction devant les portes. Le maître de céans, sa femme, ainsi que deux médecins
heureusement dans l’ambassade au moment des affrontements, s’étaient occupés
des blessés. Quinze d’entre eux, dont deux enfants grièvement touchés, avaient
dû être emmenés par leurs soins dans un lieu tenu secret, afin d’être soignés
en urgence.
Au bout de quelques minutes, l’homme avait
décidé de filmer le visage des fugitifs pour se donner une contenance. Il lui
fallait mettre bon ordre dans ses idées et il s’était dit que prendre son
caméscope, emmené avec lui lors de la manif, pourrait l’aider. Il s’agissait
alors de témoigner de ce qui lui était arrivé, du surgissement de la tragédie
dans son existence, de la fin d’un monde prédit depuis longtemps, que sais-je
encore ?
On voit alors, sur l’écran de son caméscope, des militants, des
manifestants, voire de simples passants, s’étant trouvés au mauvais endroit au
mauvais moment, maintenant assis sur des chaises ou dans les fauteuils d’un appartement
privé : certains d’entre eux réalisent à peine ce qui vient de leur arriver,
d’autres sont en proie à l’émotion, tous sont désemparés.
Le moment n’était pas aux questions, mais,
d’eux-mêmes, dès leur mise à l’abri dans un appartement intérieur qui semble
être celui de l’ambassadeur, certains manifestants se sont mis à parler. Comme
si, plus encore que de se reposer ou de manger, ils avaient à assouvir le besoin
de raconter et de partager ce qui leur était tombé sur la tête : les premiers coups
de feu avaient été entendus une heure après le début de la manifestation, la police avait alors tiré dans la foule, sans les sommations d’usage. Une telle
nouvelle n’avait d’abord pas été prise au sérieux, mais, comme le
bruit des fusillades amplifiait, il avait bien fallu se rendre à l’évidence.
L’ordre avait alors été donné aux manifestants de se disperser en bon ordre, et,
comme il fallait s’y attendre, une telle consigne, donnée à l’intérieur du défilé
par les services d’ordre des syndicats, avait été sans effet : très vite, la
panique avait été générale. Hommes, femmes et enfants couraient sur les
trottoirs, cherchant à fuir le plus loin possible des affrontements, tandis que
des troupes de militaires étaient postés dans quelques-unes des rues
adjacentes au rassemblement, avec l’ordre de tirer à bout portant. – Il avait
alors fallu se rendre à l’évidence : le massacre était organisé,
planifié dans toutes ses phases, le pouvoir, à cet instant, changeait de visage. Quelques manifestants
ont trouvé à se cacher chez l’habitant, tandis que d’autres se faisaient
abattre sur les trottoirs. C’est alors que certains d’entre eux avaient eu l’idée de demander l’asile dans des consulats ou des ambassades nombreux sur
les boulevards où la manifestation était démantelée.
Le dernier groupe, ayant atteint les lieux
avant l'arrivée de l'armée, se raconte maintenant, à l'écran lui aussi, comme le premier, tandis
que des secrétaires de l’ambassade leur offrent à boire : ils s’étaient réunis dans les bâtiments d’une grande école, à
quelques mètres de là. La consigne était de tenir, le temps que la
contre-attaque s’organise. Comment une idée aussi folle avait pu
germer dans leur tête ? Ils l’ignorent encore maintenant. Mais, de
contre-attaque, il n’y en a naturellement pas eu, et ils se sont rapidement
trouvés piégés. Les militaires ont commencé d’investir l’école méthodiquement,
bâtiment par bâtiment. Ils ont alors vu d’autres occupants sortir les mains sur
la tête, jetés à coups de crosse dans les camions, puis ils ont entendu une
rafale. Ils savaient qu’ensuite, ce serait leur tour. Fort heureusement, ils
ont pu sortir par le jardin et rejoindre l’ambassade grâce à un étudiant prévoyant
qui avait prévu leur repli.
Chaque arrivant, que le caméscope enregistre,
a son histoire. Dario, un militant anarchiste, est aussi un acteur connu, si
connu qu’il n’a pas été long à se faire repérer dans la rue. C’est un policier
qui l’a protégé du lynchage et qui l’a remis en liberté. Chaque interlocuteur interprète ensuite l’épisode
du sauvetage inattendu de Dario différemment : pour les uns, c’est la
preuve que la gauche avait dans la rue des alliés, pour d’autres c’est
simplement que Dario a des admirateurs partout. Hélène, la femme de Dario,
raconte, quant à elle, qu’elle a dû amener de force dans l’ambassade sa sœur
complètement traumatisée par le passage des policiers. Dans l’immeuble où elle
habite, il ne restait presque que des femmes. Sous prétexte de perquisitions,
les flics les ont séquestrées, en ont violé quelques-unes et ont prévenu qu’ils
reviendraient, après avoir confisqué tous les papiers d’identité, pour les
empêcher de sortir.
L’ambassadeur et sa femme, tout au long de
la journée, ont écouté des récits, répondu aux questions. L’homme craignait,
pour sa part, que sa caméra ne paraisse indiscrète ; l’indifférence des
autres lui a rapidement fait comprendre qu’elle n’était que dérisoire.
Le lendemain, après une nuit où personne n’a
pu dormir, il apprenait, avec les autres reclus, que la villégiature au sein de
l’ambassade risquait d’être longue. Sylviana, la secrétaire en chef de l’ambassadeur,
prenait en main l’organisation pratique, et d’abord la cuisine. Il faut
beaucoup de tact pour faire de la bonne cuisine à des gens dans le malheur. En
fait, ce premier vrai repas avait été, pour eux, une espèce de cérémonie. L’homme
au caméscope s’est alors rappelé ce que sa mère lui disait, tandis qu’il était
enfant : que l’angoisse est un serpent noir tapi dans l’ombre qu’il faut
chasser à force de rires et de cris, sinon il vient s’enrouler autour de vos
jambes jusqu’à ce qu’on tombe et qu’on ne puisse plus bouger. Tout le monde avait
fait de son mieux, au cours du repas, pour faire bonne figure, mais il les
guettait dans son viseur et il les a tous surpris, au moins une fois, laissant
le serpent approcher leurs jambes et s’immobiliser sous ses circonvolutions. Il
y a là des gros plans remarquables de deux ou trois visages de femmes et
quelques portraits d’hommes se recueillant après le café servi, la tête dans
leur tasse, y
cherchant peut-être des traces de leur avenir. Vois-tu, rien n’est vrai que toi, auraient-ils pu dire alors. Moi pour moi. Je suis seul comme tu es seul.
Ferme les yeux : finies les étoiles. Tu peux aimer une femme, à vouloir te
tuer pour elle : tu ne sentiras rien quand elle aura mal aux dents. Seul.
Seul. On est seul. Et c’est terrible, quand on y pense !
Après le repas, Xavier,
l’un des derniers arrivés, s’était endormi d’un seul coup, là où il était, par
terre. Xavier est avocat et son fils, chimiste. Pour ne rien laisser tomber aux
mains des militaires, ils ont réussi à faire brûler en
catastrophe des dossiers dans la chaudière de l’immeuble où ils habitent, avant
de prendre la fuite.
Progressivement, les militants naufragés ont tous finis par se trouver
une occupation, du jeu de cartes à la conversation. Aucune nouvelle ne filtrait
de l’extérieur : les kiosques des journaux étaient fermés, les chaines des
télévisions ne retransmettaient plus que de vieilles émissions ou des
publicités, et les stations de radio diffusaient en boucle les mêmes chansons. L'homme au caméscope s'était alors rappelé d'un vieux morceau du chanteur noir Gil Scott-Heron,
The revolution will not be televised, le
prestissimo de Gil Scott-Heron
semblait rejaillir dans ses oreilles :
Tu ne seras pas capable de rester à la maison, mon
frère
Tu ne seras pas capable de te brancher, d'allumer et de t'échapper Tu ne seras pas capable de te laisser emporter par l'héroïne et de sauter Sauter dehors pour une bière durant la publicité Car la révolution ne sera pas télévisée La révolution ne sera pas télévisée La révolution ne te sera pas apportée par Xerox En quatre parties sans interruptions publicitaires La révolution ne te montrera pas des images de Nixon Soufflant dans un clairon, menant une charge par John Mitchell, le Général Abrams, et Spiro Agnew pour manger Des sangliers fades confisqués d'une réserve d'Harlem La révolution ne sera pas télévisée…
Sauf que, pour eux, il s’agissait du coup
d’état d’une fraction du gouvernement contre ses opposants et le peuple ;
ils étaient donc aux antipodes du régime politique que le chanteur noir
annonçait dans les années 70, aux États-Unis. Le nouvel ordre établi avait purement et
simplement interdit les médias ; seuls les journaux internationaux, qui
arrivaient à l’ambassade par la valise diplomatique, et les médias alternatifs,
ceux qui réussissaient à émettre sur Internet, leur parvenaient. Et les
nouvelles, qu’ils apportaient, étaient pires que ce qu’ils avaient pu imaginer…
Alors, pour lui, perdu parmi les reclus dans
une ambassade, le prestissimo de Gil
Scott-Heron a fait place au prestissimo des
chiens sanglants établissant un nouveau régime policier. Cette jointure-ci, alors, articulait maintenant pour lui deux
abymes… Ainsi, oui, ainsi de cette déclaration du social
democrate allemand Gustav Noske en 1919, un an après avoir réprimé avec la
plus grande sauvagerie une révolte ouvrière à Berlin, alors qu’il était commissaire
du peuple et aux affaires militaires : Einer
muß der Bluthund werden, ich scheue die Verantwortung nicht, c’est-à-dire :
Il faut que quelqu’un devienne un chien
sanglant, je ne crains pas cette responsabilité, ressemblant mot pour mot aux
déclarations des nouveaux dirigeants de son pays que les journaux étrangers
rapportaient alors. Ainsi, aussi, oui, ainsi de cet éternel retour de l’Histoire qui semblait lui
faire dire que le vingtième siècle ne s’était jamais terminé, qu’il n’en
pouvait plus de ne pas finir, puisque le capitalisme était toujours là, malgré
tout, et qu’il triomphait encore… un jour
j’évoquerai sans doute les lévriers tueurs d’indiens de saint-domingue les
dogues de rochambeau tueurs de nègres à saint-domingue mais voilà noske qui
s’inscrit lui-même dans la liste infinie des hommes-chiens sanglants liste
infinie depuis marcus crassus ayant vaincu les esclaves révoltés de spartacus
et avant même marcus crassus… « L’ordre
règne à Berlin ! », sbires stupides ! Votre « ordre »
est bâti sur le sable. Dès demain la révolution « se dressera à nouveau
avec fracas » proclamant au son de trompe pour votre plus grand
effroi :
J’étais, je suis, je serai !
Gustav Noske est mort à Hanovre
en 1946 à l’âge de soixante-seize ans, après des démêlés avec le nazisme,
Gil-Scott Heron est mort du sida en 2011, dans l’hôpital pour pauvres de St.
Luke à New-York, il avait soixante-deux ans…
C’est à ce moment-là,
peut-être, que l’homme au caméscope décide de ne plus enregistrer la vie des
manifestants au sein de l’ambassade : la caméra, voyez-vous maintenant,
semble glisser sur les contours des réfugiés, elle ne fixe plus aucun groupe ;
elle cherche quelque chose ailleurs… un ordre probable donné après
retro-eyed-movement, vous savez ? Cette image pure dont a parlé
Deleuze ?...
Finalement, la séquence
acquiert une structure toute en tensions. Les jump-cuts augmentent. Plus
personne ne se parle. Un plan ne comporte jamais plus d’une personne. Tout
semble sur le point de se briser… Une sortie du cadre…
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mardi 12 juillet 2016
L'après-cinéma (5)
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