Pierre Bismuth - Link # 7 |
Reprenons lors, ici, au
début, pour nous-même : un homme
est derrière un petit caméscope ou derrière un téléphone portable, de nos
jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce qu’il est en train de filmer.
La situation est on-ne-peut-plus banale, voire, peut-être, symptomatique de
notre époque. L’homme pourrait filmer n’importe quoi, s’imaginer, quelques
instants, être dans la peau du cinéaste qu’il a toujours rêvé d’être, il en
resterait là, sans même un soupçon de regret : l’homme joue, il joue pour
lui-même, heureux peut-être de disposer de son temps, sans rien qui puisse
venir le rappeler, pour l’instant, à son quotidien. Quelques courants d’air
faisant bouger des rideaux devant lui, quelque aspect fantomatique d’une ombre
aux reflets bleutés entre la moquette et le linoléum d’un couloir ; il ne songe à rien, il n’a
pas de prétention à filmer mieux que quiconque, il se distrait simplement. Il
essaie aussi peut-être de découvrir, à travers la lucarne que son écran
numérique lui présente, un peu des sensations du monde, qu’il avait eues, alors
qu’il était un enfant : la silhouette d’un chat s’avançant et faisant ses
griffes, une jeune fille courant sur la moquette, le bruit d’un répondeur
prenant un message, des effluves de poussière dansant sur un rais lumineux au
rythme ondulant des rideaux d’un salon. Puis, sans transition :
à côté de lui, de jeunes étudiants pleurant en silence, le reflet qu’ils font
dans un miroir, le reflet qu’ils font dans plusieurs miroirs, une hirondelle
atterrissant dans la cuisine et l’eau qui coule lentement dans un lavabo. Puis :
des matelas de fortune posés à même le sol où dorment quelques fugitifs de tous
âges, la recherche de la source d’un bruit provenant de canalisations au-dessus
de lui, un insecte courant sur les feuilles d’un yucca. Puis : sur un
canapé près d’une table basse, la conversation d’un révolutionnaire exalté avec
un vieux diplomate, puis : des conciliabules, à quelques mètres d’eux,
entre cinq ou six hommes au visage contrarié, les journaux ouverts devant eux. L’homme
à la caméra ne recherche rien, une fois, ne cherche rien, deux fois, puis il
rêve, quelques instants, qu’on lui donnera assez pour pouvoir continuer à ne
rien chercher. Un espoir sourd alors dans son esprit. Un espoir, un désir. Le
désir de briller au soleil et d’être reconnu pour tel, maintenant qu’il joue.
Une fois, dix fois, mille fois. Comme un enfant. Comme un homme. Comme un homme
ou, même, très probablement, comme un rescapé au milieu d’autres insurgés en
fuite, comme lui, protégés dans une ambassade, et jouant, pour passer le temps,
avec son appareil, quelques jours, quelques heures, voire, même, très
probablement, quelques instants avant son extradition.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire