Vous êtes au volant d’une
voiture de sport rouge, en Angleterre, au début des années 70, et vous arrivez
aux abords de Sombremanoir, la demeure de l’écrivain de roman policier Andrew
Wyke qui vous a demandé de venir. Vous vous appelez Milo Tindle, vous êtes le
gérant de deux salons de coiffure importants à Londres ; vous êtes Milo
Tindle et vous allez chez le riche et célèbre écrivain Andrew Wyke qui vous a
appelé. Vous n’en savez pas plus sur vous-même à ce moment : vous avez lu le titre du jeu
vidéo, que vous avez acheté, sur la pochette, Le limier ; vous
savez que Le limier est un jeu
vidéo adapté d’un film important de Mankiewicz, et vous vous préparez à y
jouer. Vous avez mis le casque de réalité virtuelle sur votre tête : votre
voiture de sport entre dans la propriété de Sombremanoir, les pneus de votre
voiture de sport crissent déjà sur le gravier. Vous vous garez alors dans la
cour de la propriété d’Andrew Wyke, devant la porte de son manoir, et à peine
sortez-vous qu’une voix s’élève dans les airs. Vous n’allez donc pas sonner à la
porte, vous décidez abrupto d’entrer
dans le jardin et de partir à la recherche de cette voix. Vous pensez aussi que
votre jeu est très bien fait, puisque vous pouvez parcourir un espace
hyperréaliste à la recherche de la source d’un bruit entendu dans un casque.
Donc, plutôt que d’aller vers la porte d’entrée du manoir, dans Le limier, vous décidez d’aller vers ces
haies, à votre droite, où la voix d’un inconnu résonne.
Maintenant, vous avez devant vous des haies
vertes, un ensemble de haies vertes qu’un étroit sentier sillonne, et vous vous
dites, Voilà, pour le début, je vais devoir chercher la source d’une voix dans
un labyrinthe vert. Cela commence bien, l’histoire est classique, la source de
notre affaire doit se trouver au centre d’un labyrinthe, c’est certain… cela
fonctionne toujours, un tel lieu commun, on a envie d’y croire. Alors on avance,
alors vous avancez, et, donc, en avançant, vous poursuivez votre
circumambulation dans des allées bordées de haies vertes, de haies denses, à
travers lesquelles vous ne voyez rien, et qui tournent partout à quatre-vingt-dix
degrés. Partout les haies font des plis et des replis, des impasses dans
lesquelles vous vous enfoncez, et la voix toujours se fait plus forte, ou plus
lointaine, selon que vous bifurquez, que vous ne bifurquez pas, selon que les
allées vous laissent ou non le choix de bifurquer, selon que la voix, enfin,
semble venir de derrière vous, de devant vous, ou qu’elle semble se perdre
aussi dans les allées vertes et denses. Et cela ne finit pas, cela semble ne
jamais finir : plus vous avancez dans le labyrinthe, plus vous pensez en
avoir terminé avec lui et moins vous en voyez la sortie. – Bordel, pestez-vous alors
au bout de vingt minutes de jeu, je ne vais pas me perdre maintenant ! Je l’ai payé
assez cher, ce Cd-rom, et tout l’attirail moderne qui va avec ! Il faut que
j’arrive au moins jusqu’à la voix et que je comprenne ce qu’elle me veut !
Le Limier (Sleught), Mankiewicz |
Vous vous obstinez alors, vous poursuivez
le sentier, essayant de comprendre ce qui vous a échappé à tel ou tel carrefour
que vous avez déjà croisé, cherchant ainsi à vous approcher de la source
sonore, mais plus vous vous entêtez à vouloir trouver votre route, plus vous
tournez en rond… Une heure, deux heures à chercher le centre
d’un labyrinthe ou une sortie possible, deux heures de jeu à sillonner des
haies vertes o combien semblables et monotones, et, à vos côtés, une voix, qui
doit bien être celle d’Andrew Wyke, racontant la fin d’un roman policier :
L’inspecteur s’avança vers lui. Il tira sa
pipe et prit un temps de réflexion avant de lui demander s’il n’avait rien
remarqué d’anormal durant les vingt-quatre heures. Le vieux loustic eut l’air
de réfléchir longuement, il fit non de la tête, mais quelque chose dans son
attitude mit en éveil l’inspecteur. Il avait comme un tressaillement, et, dans
ses yeux, il crut voir un sentiment de honte. Il salua et se dirigea vers sa
voiture en réfléchissant à l’étrange climat qui régnait chez le baron…
Jusqu’à ce que vous piquiez fard et crise
de nerf et que vous jetiez votre casque par terre. – Putain, putain ! hurlez-vous
maintenant sans façon, je ne vais pas me laisser faire comme ça ! Tout ce
fric que j’ai filé pour un casque et un gant dataglove ! Si le vendeur m’a
roulé, je le tue ! Vous avez alors l’idée d’aller sur Internet pour obtenir
le film Le limier de Mankiewicz. Vous
vous dites que vous y trouverez peut-être quelque indication pour la suite de
votre jeu ou le plan d’ensemble du labyrinthe. Quelle idée j’ai eu d’acheter l’adaptation
d’un film culte, et le vendeur qui me demandait si j’étais sûr de mon choix
pour mon galop d’essai ; j’aurais dû l’écouter alors et prendre un produit
plus commercial, c’est certain !
Devant votre ordinateur, vous êtes maintenant
sur un site Internet proposant Le limier de Mankiewicz en accès libre. Le générique commence ici.
Vous voyez, sur l’écran de votre ordinateur, de remarquables décors de théâtre
qui sont comme autant d’emblèmes et de jalons du film à venir. Portée par une
musique parfois riante et parfois dramatique, une série de maquettes de théâtre
défile, l’ensemble du générique se termine sur un castelet dont le décor est
le premier plan du film, précisément le manoir de l’écrivain Andrew Wyke.
Arrive alors, en son centre, la voiture rouge de Milo Tindle qui se gare :
Milo Tindle en sort, c’est un homme encore jeune, le costume coupé pour être près
du corps, comme l’était la mode anglaise au début des années 70, et l’on entend,
non loin de lui, au centre du labyrinthe, cette voix qui raconte la fin d’un
roman policier :
Il
récapitulait dans sa tête tout ce qu’il avait remarqué et se disait que ce
serait une affaire compliquée. Mais c’est très facile quand on aborde les
choses avec logique ! Le docteur Grayson n’était pas à Londres au moment
du crime. En
réalité, le bon docteur se trouvait dans un petit hôtel à Melksham, la nuit en
question, et puis il est retourné à Broughton Gifford par le train de dix
heures quarante sous le déguisement de Burton, le valet de chambre de sir
Mortimer, en faisant en sorte que son arrivée soit remarquée par le contrôleur...
Comment se fait-il que je me sois perdu
dans un labyrinthe aussi petit ? vous demandez-vous maintenant, après
avoir arrêté le film de Mankiewicz sur une vue plongeante présentant un plan
d’ensemble de ce dernier. Pour arriver jusqu’à la voix d’Andrew Wyke qui se
trouve en son centre, Milo Tindle est obligé de l’appeler ; Wyke ouvre
alors une haie coulissante puis il laisse passer son hôte... Je dois donc retourner
dans le jeu et appeler l’écrivain pour qu’on se rencontre, c’était aussi simple
que cela. Je dois aussi me servir du micro de mon casque de réalité virtuelle
et entrer en communication avec le personnage principal du jeu, il n’y a pas
d’autre possibilité.
Mais quelque chose d’aussi facile à
effectuer vous laisse pourtant sceptique ; vous vous dites maintenant que,
même si d’importants progrès technologiques ont été réalisés ces dernières
années, les interactions, dans un jeu, avec des personnages virtuels ne sont
pas encore très convaincantes. Et puis, quel intérêt d’adapter un film en jeu,
s’il ne s’agit que de rejouer les scènes du film ? Vous retournez alors
dans votre partie, vous retrouvez votre personnage perdu au-milieu de ses haies
vertes et denses, et commencez à appeler : « Monsieur Wyke ? Monsieur
Andrew Wyke, vous m’entendez ? »
À
partir de là, son plan était la simplicité-même. Comme il savait que c’était le
jour de sortie de Burton, il n’eut aucune difficulté à pénétrer dans le manoir
de Hellrake, sans attirer l’attention, et à assassiner sir Mortimer avec la
flèche de l’astrolabe qu’il avait préalablement aiguisé sur la meule de pierre
qui se trouvait dans la cour. Vous vous rappelez mon enquête sur les lames de
cuivre à l’époque ? Ces morceaux de métal m’ennuyaient prodigieusement…
Pas d’Andrew Wyke, pas d’issue au
labyrinthe non plus, sapristi, sapristi ! Je me perds, je ne fais que me
perdre… mais qu’est-ce que c’est que ce jeu ? Je vais retourner chez le vendeur
et il va le sentir passer ! Il aurait dû m’avertir plus fortement qu’il ne
l’a fait, il aurait dû me convaincre de ne pas acheter un tel produit, c’est un
comble ! Alors, vous remettez votre Cd-rom dans sa pochette cartonnée dix
fois trop grande et vous vous apprêtez à partir, mais, lorsque vous arrivez
devant le magasin de jeux, vous constatez qu’il a définitivement fermé ses
portes depuis quinze jours. Vous vous rendez compte que, entre votre achat et
son emploi effectif, un mois s’est écoulé où vous avez été pris par le travail.
Vous êtes dès lors devant la grille du
magasin sur laquelle a été collée une affiche Changement de propriétaire, penaud, assis sur le trottoir, en face,
sans doute, d’une énième liquidation de magasin, dans une ville qui en connaît
chaque semaine nombre d’autres, et vous vous découvrez à manquer de compassion,
finalement, puisque vous hurlez dans la rue contre le vendeur :
« Salop ! Salop ! Pourquoi tu n’es pas là pour reprendre
mon jeu ? Où te caches-tu ? Réponds-moi ! », tandis que des passants
se retournent derrière vous. « Qu’est-ce que vous avez tous à vous
retourner ? demandez-vous alors aux badauds qui vous scrutent. Vous n’avez
jamais vu un client rouspéter contre un vendeur ? » Vous indiquez alors la grille
fermée du magasin : « Il m’a vendu un jeu qui ne fonctionne pas, il y
a un mois, et, maintenant que je reviens chez lui pour qu’il me rembourse ou me
propose un autre produit, il joue les morts ! C’est un escroc, c’est une
arnaque, son magasin ! » Aussi, lorsqu’une âme charitable s’approche
de vous, pour vous expliquer que votre magasin est vide et qu’il n’y a pas plus
de vendeur devant vous que de marchandises, vous ripostez : « Mais
c’est ce que vous croyez, madame ! Mais ce magasin a toujours été vide,
comme les jeux qu’il vendait ! J’ai eu tort d’en acheter un, j’aurais dû
m’écouter… », et l’âme charitable déguerpit alors, avant d’entendre la
suite de votre diatribe. « Mais cela ne sert à rien de courir, madame,
reprenez-vous à la cantonade. Toutes les boutiques, tous les supermarchés où
vous allez pour faire vos courses sont vides, comme les sacs de commission que
vous rapportez. Regardez la boîte d’emballage du jeu qu’il m’a vendue :
elle est dix fois trop grande pour un contenu qui tient dans la paume d’une main,
et si ce n’était que cela ! Dix fois plus de vide que de plein,
entendez-vous, madame ! Et toutes les marchandises qu’on nous vend
aujourd’hui sont ainsi. On paye pour du vent, on paye pour imaginer calfeutrer
des murs à travers lesquels le vent s’engouffre. Tout point d’achat, tout
produit de consommation courant est aujourd’hui fondé sur rien. C’est du
liquide, nos commerces, c’est déjà liquidé avant même de naître ! Cela ne
sert à rien du tout de courir comme vous le faites, madame, on est tous dans le
même désert et votre boussole s’affole déjà ! Restez là avec moi,
venez réclamer, vous aussi, contre mon vendeur, faites cela pour vous ! »
C’est à cet instant précis que la caméra de
Mankiewicz laisse Milo Tindle perdu dans le labyrinthe. La caméra a pris de la
hauteur pour s’attacher à faire apparaître sir Andrew Wyke assis sur un banc de
pierre, au centre de son dédale, un micro à la main, écoutant, au moyen d’un
magnétophone, la dernière partie du roman policier qu’il a écrit :
Par
Jupiter, lord Merridew, rien ne vous échappe ! Mais, puisque vous semblez
en savoir si long, monsieur, poursuivit humblement l’inspecteur, peut-être
pourriez-vous m’expliquer une chose. Comment le meurtrier s’est-il arrangé pour
laisser le corps de sa victime au milieu du court de tennis et réussir à
s’enfuir sans laisser de trace derrière lui sur la terre rouge ?
Franchement, monsieur, nous, dans la police, nous n’y comprenons rien !
Wyke prend alors le micro pour raconter la
fin de son histoire. On voit alors qu’il est en plein dans ce qu’il invente,
puisqu’il joue maintenant littéralement la scène :
Sir John Lord Merridew, le grand détective,
se leva majestueusement…
Wyke se lève alors, endossant pour lui-même
le rôle de son détective-fétiche lord Merridew…
son
énorme visage de père Noël illuminé d’une joie espiègle. Lentement, il fit
tomber quelques miettes de cake rance qui restaient accrochées aux plis de son
gilet…
La main de Wyke, ici, mime celle de Lord Merridew
nettoyant négligemment son gilet, cependant que Milo Tindle cherche toujours à
le rejoindre de l’autre côté de la haie…
La
police n’y comprend peut-être rien, inspecteur, glapit-il, mais Merridew, lui,
a compris ! Il y a trente ans, le meurtrier, docteur Grayson, était un
membre éminent des ballets russes où il dansait sous le pseudonyme d’Oleg
Graysinsky. Et, bien que les années aient quelque peu modifié son apparence,
son ancien talent technique était toujours intact…
Ici, l’imitation proposée par Andrew Wyke du
forfait criminel est remarquable, puisqu’il s’agit d’un auteur de romans
policiers, Wyke lui-même, imitant son héros fétiche, lord Merridew, imitant
Grayson après le meurtre de sir Mortimer sur un court de tennis.
Il a
porté le corps au milieu du court en marchant sur les pointes, le long du ruban
blanc qui sépare les carrés du service…
Andrew Wyke, tout à son
histoire, avance donc ici sur la pointe des pieds…
et
puis, de là, il l’a jeté à une distance de deux mètres à l’intérieur du court,
à côté de la ligne de fond où on l’a découvert. Et puis, avec une grâce et un
fouetté impeccables, il a fait demi-tour…
Wyke, au centre de son
labyrinthe, fait donc demi-tour sur sa ligne imaginaire…
et il
est reparti par où il était venu sans laisser de trace. Et voilà, inspecteur,
l’explication de lord Merridew.
C.Q.F.D. Fin
du roman policier, ici ! On ne peut résolument mieux faire ! Franchement !
C’est, naturellement, à ce moment-là
qu’Andrew Wyke entend l’appel de Milo Tindle et qu’il lui permet d’accéder
jusqu’à lui au centre du labyrinthe ; c’est à ce moment que commence la
véritable histoire du film Le limier
de Mankiewicz, autrement appelé Sleught en anglais.
Quant à vous, vous vous dites à présent,
une fois rentré chez vous, déçu au plus haut point après avoir constaté la
disparition du magasin, Je devrais commander un autre jeu du Limier, mais, franchement, est-ce bien
la peine ? Qu’est-ce qui me dit qu’il vaut mieux que son modèle ?
C’est assez rare, une adaptation réussie d’un film ou d’un livre, comme si le
premier mouvement était souvent bien meilleur, comme si le deuxième coup
péchait généralement par manque de spontanéité. Pourquoi pas plutôt chercher en
ville ce qu’est devenu le vendeur et où il habite, pour lui passer un savon par
exemple ? J’aurais plus de chance d’en ressortir satisfait. Cela
manquerait peut-être d’à-propos, puisque je m’attaquerais à un homme désormais au
chômage et sûrement endetté jusqu’au cou ; il risquerait de mal le prendre,
c’est certain. Et, après tout, c’est quand même moi qui ai voulu m’intéresser
aux jeux-vidéos, n’ignorant pas que dans tous jeux, quel qu’en soit le contenu,
sourd une part plus ou moins grande d’arnaque. Mais qui se rebellera alors
contre cette quantité de vide éprouvée, entre l’idée que l’on se fait d’un
produit de la grande distribution et cette marge d’erreur que l’on constate
très souvent en l’ouvrant ? Jadis, les princes pouvaient offrir à leurs dames
un diamant caché au centre d’un citron, et maintenant le paquet que reçoivent
leurs héritiers est devenu le diamant et ce qu’il contient, le citron ; le
processus du don gracieux s’est totalement inversé ! De telle sorte qu’un
malaise prend quiconque veut acheter, de nos jours, un produit pour lui-même ou
pour l’offrir, puisqu’il faut un effort d’imagination très important pour ne
pas se sentir lésé. Mais, comme c’est toute la chaine de la production,
actuellement, qui diffuse du vide en quantité industrielle, il ne nous reste
plus, en conséquence, qu’à fournir chaque fois l’effort d’imagination inverse,
afin de nous représenter l’objet escompté. En somme, il n’y a plus, pour
nous-mêmes, qu’à passer de la situation de Milo Tindle à celle d’Andrew Wyke,
et à nous figurer, au centre d’un labyrinthe, des objets et des personnages
qu’on invente !... Ce qui est, pour le moins, un travail difficile, tout
le monde n’est pas auteur, que je sache. Il y a très peu d’auteurs, de par le
monde, capables de faire éprouver des émotions à un public ou à un lecteur, il
faut bien se rendre à l’évidence. Et donc nous sommes généralement obligés de
faire contre mauvaise fortune bon cœur et de payer une fois, deux fois, dix
fois, mille fois, afin de connaître la fin d’une histoire… Vous allez donc sur
Internet et commandez à nouveau votre jeu, sur un site de vente en ligne...
Le limier, Mankiewicz |
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