vendredi 8 juillet 2016

L'Après-cinéma (2)



    Vous êtes au volant d’une voiture de sport rouge, en Angleterre, au début des années 70, et vous arrivez aux abords de Sombremanoir, la demeure de l’écrivain de roman policier Andrew Wyke qui vous a demandé de venir. Vous vous appelez Milo Tindle, vous êtes le gérant de deux salons de coiffure importants à Londres ; vous êtes Milo Tindle et vous allez chez le riche et célèbre écrivain Andrew Wyke qui vous a appelé. Vous n’en savez pas plus sur vous-même à ce moment : vous avez lu le titre du jeu vidéo, que vous avez acheté, sur la pochette, Le limier ; vous savez que Le limier est un jeu vidéo adapté d’un film important de Mankiewicz, et vous vous préparez à y jouer. Vous avez mis le casque de réalité virtuelle sur votre tête : votre voiture de sport entre dans la propriété de Sombremanoir, les pneus de votre voiture de sport crissent déjà sur le gravier. Vous vous garez alors dans la cour de la propriété d’Andrew Wyke, devant la porte de son manoir, et à peine sortez-vous qu’une voix s’élève dans les airs. Vous n’allez donc pas sonner à la porte, vous décidez abrupto d’entrer dans le jardin et de partir à la recherche de cette voix. Vous pensez aussi que votre jeu est très bien fait, puisque vous pouvez parcourir un espace hyperréaliste à la recherche de la source d’un bruit entendu dans un casque. Donc, plutôt que d’aller vers la porte d’entrée du manoir, dans Le limier, vous décidez d’aller vers ces haies, à votre droite, où la voix d’un inconnu résonne.

    Maintenant, vous avez devant vous des haies vertes, un ensemble de haies vertes qu’un étroit sentier sillonne, et vous vous dites, Voilà, pour le début, je vais devoir chercher la source d’une voix dans un labyrinthe vert. Cela commence bien, l’histoire est classique, la source de notre affaire doit se trouver au centre d’un labyrinthe, c’est certain… cela fonctionne toujours, un tel lieu commun, on a envie d’y croire. Alors on avance, alors vous avancez, et, donc, en avançant, vous poursuivez votre circumambulation dans des allées bordées de haies vertes, de haies denses, à travers lesquelles vous ne voyez rien, et qui tournent partout à quatre-vingt-dix degrés. Partout les haies font des plis et des replis, des impasses dans lesquelles vous vous enfoncez, et la voix toujours se fait plus forte, ou plus lointaine, selon que vous bifurquez, que vous ne bifurquez pas, selon que les allées vous laissent ou non le choix de bifurquer, selon que la voix, enfin, semble venir de derrière vous, de devant vous, ou qu’elle semble se perdre aussi dans les allées vertes et denses. Et cela ne finit pas, cela semble ne jamais finir : plus vous avancez dans le labyrinthe, plus vous pensez en avoir terminé avec lui et moins vous en voyez la sortie. – Bordel, pestez-vous alors au bout de vingt minutes de jeu, je ne vais pas me perdre maintenant ! Je l’ai payé assez cher, ce Cd-rom, et tout l’attirail moderne qui va avec ! Il faut que j’arrive au moins jusqu’à la voix et que je comprenne ce qu’elle me veut !


Le Limier (Sleught), Mankiewicz


    Vous vous obstinez alors, vous poursuivez le sentier, essayant de comprendre ce qui vous a échappé à tel ou tel carrefour que vous avez déjà croisé, cherchant ainsi à vous approcher de la source sonore, mais plus vous vous entêtez à vouloir trouver votre route, plus vous tournez en rond… Une heure, deux heures à chercher le centre d’un labyrinthe ou une sortie possible, deux heures de jeu à sillonner des haies vertes o combien semblables et monotones, et, à vos côtés, une voix, qui doit bien être celle d’Andrew Wyke, racontant la fin d’un roman policier :

    L’inspecteur s’avança vers lui. Il tira sa pipe et prit un temps de réflexion avant de lui demander s’il n’avait rien remarqué d’anormal durant les vingt-quatre heures. Le vieux loustic eut l’air de réfléchir longuement, il fit non de la tête, mais quelque chose dans son attitude mit en éveil l’inspecteur. Il avait comme un tressaillement, et, dans ses yeux, il crut voir un sentiment de honte. Il salua et se dirigea vers sa voiture en réfléchissant à l’étrange climat qui régnait chez le baron…

    Jusqu’à ce que vous piquiez fard et crise de nerf et que vous jetiez votre casque par terre. – Putain, putain ! hurlez-vous maintenant sans façon, je ne vais pas me laisser faire comme ça ! Tout ce fric que j’ai filé pour un casque et un gant dataglove ! Si le vendeur m’a roulé, je le tue ! Vous avez alors l’idée d’aller sur Internet pour obtenir le film Le limier de Mankiewicz. Vous vous dites que vous y trouverez peut-être quelque indication pour la suite de votre jeu ou le plan d’ensemble du labyrinthe. Quelle idée j’ai eu d’acheter l’adaptation d’un film culte, et le vendeur qui me demandait si j’étais sûr de mon choix pour mon galop d’essai ; j’aurais dû l’écouter alors et prendre un produit plus commercial, c’est certain !


    Devant votre ordinateur, vous êtes maintenant sur un site Internet proposant Le limier de Mankiewicz en accès libre. Le générique commence ici. Vous voyez, sur l’écran de votre ordinateur, de remarquables décors de théâtre qui sont comme autant d’emblèmes et de jalons du film à venir. Portée par une musique parfois riante et parfois dramatique, une série de maquettes de théâtre défile, l’ensemble du générique se termine sur un castelet dont le décor est le premier plan du film, précisément le manoir de l’écrivain Andrew Wyke. Arrive alors, en son centre, la voiture rouge de Milo Tindle qui se gare : Milo Tindle en sort, c’est un homme encore jeune, le costume coupé pour être près du corps, comme l’était la mode anglaise au début des années 70, et l’on entend, non loin de lui, au centre du labyrinthe, cette voix qui raconte la fin d’un roman policier :

    Il récapitulait dans sa tête tout ce qu’il avait remarqué et se disait que ce serait une affaire compliquée. Mais c’est très facile quand on aborde les choses avec logique ! Le docteur Grayson n’était pas à Londres au moment du crime. En réalité, le bon docteur se trouvait dans un petit hôtel à Melksham, la nuit en question, et puis il est retourné à Broughton Gifford par le train de dix heures quarante sous le déguisement de Burton, le valet de chambre de sir Mortimer, en faisant en sorte que son arrivée soit remarquée par le contrôleur...

     Comment se fait-il que je me sois perdu dans un labyrinthe aussi petit ? vous demandez-vous maintenant, après avoir arrêté le film de Mankiewicz sur une vue plongeante présentant un plan d’ensemble de ce dernier. Pour arriver jusqu’à la voix d’Andrew Wyke qui se trouve en son centre, Milo Tindle est obligé de l’appeler ; Wyke ouvre alors une haie coulissante puis il laisse passer son hôte... Je dois donc retourner dans le jeu et appeler l’écrivain pour qu’on se rencontre, c’était aussi simple que cela. Je dois aussi me servir du micro de mon casque de réalité virtuelle et entrer en communication avec le personnage principal du jeu, il n’y a pas d’autre possibilité.

    Mais quelque chose d’aussi facile à effectuer vous laisse pourtant sceptique ; vous vous dites maintenant que, même si d’importants progrès technologiques ont été réalisés ces dernières années, les interactions, dans un jeu, avec des personnages virtuels ne sont pas encore très convaincantes. Et puis, quel intérêt d’adapter un film en jeu, s’il ne s’agit que de rejouer les scènes du film ? Vous retournez alors dans votre partie, vous retrouvez votre personnage perdu au-milieu de ses haies vertes et  denses, et commencez à appeler : « Monsieur Wyke ? Monsieur Andrew Wyke, vous m’entendez ? »

    À partir de là, son plan était la simplicité-même. Comme il savait que c’était le jour de sortie de Burton, il n’eut aucune difficulté à pénétrer dans le manoir de Hellrake, sans attirer l’attention, et à assassiner sir Mortimer avec la flèche de l’astrolabe qu’il avait préalablement aiguisé sur la meule de pierre qui se trouvait dans la cour. Vous vous rappelez mon enquête sur les lames de cuivre à l’époque ? Ces morceaux de métal m’ennuyaient prodigieusement…

    Pas d’Andrew Wyke, pas d’issue au labyrinthe non plus, sapristi, sapristi ! Je me perds, je ne fais que me perdre… mais qu’est-ce que c’est que ce jeu ? Je vais retourner chez le vendeur et il va le sentir passer ! Il aurait dû m’avertir plus fortement qu’il ne l’a fait, il aurait dû me convaincre de ne pas acheter un tel produit, c’est un comble ! Alors, vous remettez votre Cd-rom dans sa pochette cartonnée dix fois trop grande et vous vous apprêtez à partir, mais, lorsque vous arrivez devant le magasin de jeux, vous constatez qu’il a définitivement fermé ses portes depuis quinze jours. Vous vous rendez compte que, entre votre achat et son emploi effectif, un mois s’est écoulé où vous avez été pris par le travail.

    Vous êtes dès lors devant la grille du magasin sur laquelle a été collée une affiche Changement de propriétaire, penaud, assis sur le trottoir, en face, sans doute, d’une énième liquidation de magasin, dans une ville qui en connaît chaque semaine nombre d’autres, et vous vous découvrez à manquer de compassion, finalement, puisque vous hurlez dans la rue contre le vendeur : « Salop ! Salop ! Pourquoi tu n’es pas là pour reprendre mon jeu ? Où te caches-tu ? Réponds-moi ! », tandis que des passants se retournent derrière vous. « Qu’est-ce que vous avez tous à vous retourner ? demandez-vous alors aux badauds qui vous scrutent. Vous n’avez jamais vu un client rouspéter contre un vendeur ? » Vous indiquez alors la grille fermée du magasin : « Il m’a vendu un jeu qui ne fonctionne pas, il y a un mois, et, maintenant que je reviens chez lui pour qu’il me rembourse ou me propose un autre produit, il joue les morts ! C’est un escroc, c’est une arnaque, son magasin ! » Aussi, lorsqu’une âme charitable s’approche de vous, pour vous expliquer que votre magasin est vide et qu’il n’y a pas plus de vendeur devant vous que de marchandises, vous ripostez : « Mais c’est ce que vous croyez, madame ! Mais ce magasin a toujours été vide, comme les jeux qu’il vendait ! J’ai eu tort d’en acheter un, j’aurais dû m’écouter… », et l’âme charitable déguerpit alors, avant d’entendre la suite de votre diatribe. « Mais cela ne sert à rien de courir, madame, reprenez-vous à la cantonade. Toutes les boutiques, tous les supermarchés où vous allez pour faire vos courses sont vides, comme les sacs de commission que vous rapportez. Regardez la boîte d’emballage du jeu qu’il m’a vendue : elle est dix fois trop grande pour un contenu qui tient dans la paume d’une main, et si ce n’était que cela ! Dix fois plus de vide que de plein, entendez-vous, madame ! Et toutes les marchandises qu’on nous vend aujourd’hui sont ainsi. On paye pour du vent, on paye pour imaginer calfeutrer des murs à travers lesquels le vent s’engouffre. Tout point d’achat, tout produit de consommation courant est aujourd’hui fondé sur rien. C’est du liquide, nos commerces, c’est déjà liquidé avant même de naître ! Cela ne sert à rien du tout de courir comme vous le faites, madame, on est tous dans le même désert et votre boussole s’affole déjà ! Restez là avec moi, venez réclamer, vous aussi, contre mon vendeur, faites cela pour vous ! »

    C’est à cet instant précis que la caméra de Mankiewicz laisse Milo Tindle perdu dans le labyrinthe. La caméra a pris de la hauteur pour s’attacher à faire apparaître sir Andrew Wyke assis sur un banc de pierre, au centre de son dédale, un micro à la main, écoutant, au moyen d’un magnétophone, la dernière partie du roman policier qu’il a écrit :

    Par Jupiter, lord Merridew, rien ne vous échappe ! Mais, puisque vous semblez en savoir si long, monsieur, poursuivit humblement l’inspecteur, peut-être pourriez-vous m’expliquer une chose. Comment le meurtrier s’est-il arrangé pour laisser le corps de sa victime au milieu du court de tennis et réussir à s’enfuir sans laisser de trace derrière lui sur la terre rouge ? Franchement, monsieur, nous, dans la police, nous n’y comprenons rien !

    Wyke prend alors le micro pour raconter la fin de son histoire. On voit alors qu’il est en plein dans ce qu’il invente, puisqu’il joue maintenant littéralement la scène :

    Sir John Lord Merridew, le grand détective, se leva majestueusement…

    Wyke se lève alors, endossant pour lui-même le rôle de son détective-fétiche lord Merridew…

    son énorme visage de père Noël illuminé d’une joie espiègle. Lentement, il fit tomber quelques miettes de cake rance qui restaient accrochées aux plis de son gilet…

    La main de Wyke, ici, mime celle de Lord Merridew nettoyant négligemment son gilet, cependant que Milo Tindle cherche toujours à le rejoindre de l’autre côté de la haie…

    La police n’y comprend peut-être rien, inspecteur, glapit-il, mais Merridew, lui, a compris ! Il y a trente ans, le meurtrier, docteur Grayson, était un membre éminent des ballets russes où il dansait sous le pseudonyme d’Oleg Graysinsky. Et, bien que les années aient quelque peu modifié son apparence, son ancien talent technique était toujours intact…

    Ici, l’imitation proposée par Andrew Wyke du forfait criminel est remarquable, puisqu’il s’agit d’un auteur de romans policiers, Wyke lui-même, imitant son héros fétiche, lord Merridew, imitant Grayson après le meurtre de sir Mortimer sur un court de tennis.

    Il a porté le corps au milieu du court en marchant sur les pointes, le long du ruban blanc qui sépare les carrés du service…

    Andrew Wyke, tout à son histoire, avance donc ici sur la pointe des pieds…

    et puis, de là, il l’a jeté à une distance de deux mètres à l’intérieur du court, à côté de la ligne de fond où on l’a découvert. Et puis, avec une grâce et un fouetté impeccables, il a fait demi-tour…

    Wyke, au centre de son labyrinthe, fait donc demi-tour sur sa ligne imaginaire…

    et il est reparti par où il était venu sans laisser de trace. Et voilà, inspecteur, l’explication de lord Merridew.

       C.Q.F.D. Fin du roman policier, ici ! On ne peut résolument mieux faire ! Franchement !

    C’est, naturellement, à ce moment-là qu’Andrew Wyke entend l’appel de Milo Tindle et qu’il lui permet d’accéder jusqu’à lui au centre du labyrinthe ; c’est à ce moment que commence la véritable histoire du film Le limier de Mankiewicz, autrement appelé Sleught en anglais.

    Quant à vous, vous vous dites à présent, une fois rentré chez vous, déçu au plus haut point après avoir constaté la disparition du magasin, Je devrais commander un autre jeu du Limier, mais, franchement, est-ce bien la peine ? Qu’est-ce qui me dit qu’il vaut mieux que son modèle ? C’est assez rare, une adaptation réussie d’un film ou d’un livre, comme si le premier mouvement était souvent bien meilleur, comme si le deuxième coup péchait généralement par manque de spontanéité. Pourquoi pas plutôt chercher en ville ce qu’est devenu le vendeur et où il habite, pour lui passer un savon par exemple ? J’aurais plus de chance d’en ressortir satisfait. Cela manquerait peut-être d’à-propos, puisque je m’attaquerais à un homme désormais au chômage et sûrement endetté jusqu’au cou ; il risquerait de mal le prendre, c’est certain. Et, après tout, c’est quand même moi qui ai voulu m’intéresser aux jeux-vidéos, n’ignorant pas que dans tous jeux, quel qu’en soit le contenu, sourd une part plus ou moins grande d’arnaque. Mais qui se rebellera alors contre cette quantité de vide éprouvée, entre l’idée que l’on se fait d’un produit de la grande distribution et cette marge d’erreur que l’on constate très souvent en l’ouvrant ? Jadis, les princes pouvaient offrir à leurs dames un diamant caché au centre d’un citron, et maintenant le paquet que reçoivent leurs héritiers est devenu le diamant et ce qu’il contient, le citron ; le processus du don gracieux s’est totalement inversé ! De telle sorte qu’un malaise prend quiconque veut acheter, de nos jours, un produit pour lui-même ou pour l’offrir, puisqu’il faut un effort d’imagination très important pour ne pas se sentir lésé. Mais, comme c’est toute la chaine de la production, actuellement, qui diffuse du vide en quantité industrielle, il ne nous reste plus, en conséquence, qu’à fournir chaque fois l’effort d’imagination inverse, afin de nous représenter l’objet escompté. En somme, il n’y a plus, pour nous-mêmes, qu’à passer de la situation de Milo Tindle à celle d’Andrew Wyke, et à nous figurer, au centre d’un labyrinthe, des objets et des personnages qu’on invente !... Ce qui est, pour le moins, un travail difficile, tout le monde n’est pas auteur, que je sache. Il y a très peu d’auteurs, de par le monde, capables de faire éprouver des émotions à un public ou à un lecteur, il faut bien se rendre à l’évidence. Et donc nous sommes généralement obligés de faire contre mauvaise fortune bon cœur et de payer une fois, deux fois, dix fois, mille fois, afin de connaître la fin d’une histoire… Vous allez donc sur Internet et commandez à nouveau votre jeu, sur un site de vente en ligne...

Le limier, Mankiewicz



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