Le nouveau Cd-Rom du Limier est arrivé à votre domicile au
bout de deux jours, et, comme vous vous en doutiez déjà, le jeu est une
adaptation littérale du film :
immergé dans les images du labyrinthe, il vous faut non seulement trouver
l’endroit exact où Milo Tindle a appelé Andrew Wyke, mais aussi donner, au mot
près, les répliques que celui-ci lui désert. Ainsi, lorsqu’Andrew Wyke demande,
derrière sa haie : « Hum, qu’est-ce que c’est ? », alors
qu’il sait très bien lui-même qui le cherche de l’autre côté, il faut
répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je crois que vous m’attendez. »,
tel qu’on l’entend dans le film de Mankiewicz. Pas simplement « Milo
Tindle » ou « C’est Milo Tindle. », mais, texto, répondre : « C’est moi, Milo Tindle. Je
crois que vous m’attendez. » Puis, quand votre hôte affirme : « Oui,
en effet ! C’est très gentil d’être venu, vous ne venez pas me
rejoindre ? », il faut alors prononcer, comme votre modèle, et en y
mettant le ton : « Eh bien, c’est exactement ce que j’essaie de faire
depuis un bon moment », très précisément ceci et pas autre chose. Vous
entendrez alors votre hôte se mettre à rire de l’autre côté et il fera
coulisser un bout de sa haie sur elle-même pour vous faire entrer dans ce qu’il
nomme « son sanctuaire », c’est-à-dire le lieu où il s’isole pour
écrire. Tout ceci, tout ce travail, pour vous retrouver en face d’un homme d’un
certain âge qui a tout d’un gentleman farmer, un homme qui ressemble à un personnage
du jeu Cluedo et qui vous semble,
pour l’heure, aussi accueillant qu’une porte de prison…
Il faut, en somme, pour progresser dans
votre partie, reprendre, chaque fois, l’œuvre de Mankiewicz là où vous en êtes
resté et noter le dialogue des deux protagonistes sur une feuille ou dans un
cahier, en mettant le film sur pause à chaque réplique que vous pourrez recopier.
Puis remettre votre casque pour revenir dans un monde virtuel, que vous avez
acheté – répétons-le – deux fois, et
débiter le texte de Milo Tindle devant un automate qui s’attend à ce que vous
le prononciez tel quel, pour pouvoir vous asséner proprement sa prochaine
réplique. « J’ai trouvé votre petit mot en revenant de Londres, cet
après-midi. », « Ah, très bien ! J’espérais que vous seriez ici
ce week-end. Aussi ai-je glissé ce mot dans votre boîte à lettres tôt ce matin. »
Il vous demandera ce que vous buvez, il vous sortira les banalités d’usage et
déclarera, satisfait, avoir terminé un dernier roman, Mort par double-faute. Enfin, il voudra savoir si, pour vous, « le
roman policier est la récréation normale pour les grands esprits », en vous
conviant à rentrer chez lui dans son manoir. Vous le laisserez parler, vous lui
demanderez, pour paraître s’intéresser à ce qu’il vous raconte, si ses romans
sont adaptés à la télévision et il prétendra que non, la télévision ne
s’intéresse qu’aux faits réels et pas du tout à la fiction, comme lui. Vous
vous entendrez alors le reprendre ici : « Vos romans ne sont donc pas une
récréation pour les grands esprits ? » Votre répartie lui plaira et
vous sortirez du labyrinthe en vous appelant tous les deux par vos prénoms
respectifs, comme deux vieux amis. – En somme, un véritable, un authentique
travail de sténographe que vous effectuerez, recopiant puis rejouant son petit drame
de grande instance, d’une scène du jeu à l’autre.
Vous vous demandez alors – vous vous
demandez, vous, et non pas Milo, entendons-nous bien – comment le personnage,
que vous jouez, a pu accepter de venir dans un tel endroit, après avoir lu un
petit mot trouvé dans sa boîte aux lettres, quelques heures plus tôt ; car
votre écrivain sortant de son labyrinthe a tout l’air d’un paltoquet. Vous-même,
si vous attendiez quelqu’un, si vous aviez glissé une invitation dans la boîte
aux lettres d’un homme que vous ne connaissez, semble-t-il, que de nom ou de
réputation, vous seriez allé l’attendre chez vous, non loin de la sonnette,
afin d’être prêt à l’accueillir, quand il arrive. Vous ne seriez pas allé au
fond de votre jardin, au milieu d’un labyrinthe, enfin vous ne diffuseriez pas
sur un magnétophone, le volume au plus haut, le dénouement d’un roman policier
que vous venez d’écrire, de peur d’effrayer votre convive et de le laisser
filer avant même qu’il ne vous ait rejoint. Il faut donc que quelque chose lie
l’un et l’autre personnages, une histoire ou une affaire dont ils ont des
intérêts communs. Si Milo Tindle accepte de suivre Andrew Wyke chez lui, c’est
qu’il veut voir le jeu de son adversaire, car l’un et l’autre – aucun
spectateur ne peut ignorer cela dès le début du film – sont des adversaires. Et donc les deux hommes
rentrent dans le manoir, côte à côte, comme deux vieux amis, puisqu’il faut
qu’ils soient bons amis, a fait remarquer auparavant Wyke à son convive, sans
qu’on sache encore les raisons d’un tel arrangement ni ce qu’il en sortira.
Vous entrez alors, à cet instant, dans un
salon spacieux peuplé de jouets, d’automates, de poupées, de bibelots, et vous
vous dites, C’est un enfant ! je me laisse mener, moi,
maintenant, par un enfant ! Et il n’y a peut-être rien de plus pathétique
que la chambre où évolue un grand enfant, surtout lorsqu’il se figure être un
brillant écrivain, tandis que son œuvre – vous en avez entendu un morceau, tout
à l’heure – ne vaut, évidemment, pas tripette. Et le fait de devoir donner la
répartie à un tel énergumène vous offusque, naturellement : le dégénéré
s’ébaubit à présent chez lui, devant un automate grimé en capitaine de navire
et qui rit à ses blagues, quand il appuie sur un bouton, puis il vous fait
replacer une pièce d’un jeu chinois, que, par curiosité, vous aviez touchée,
sans même s’excuser d’être aussi désobligeant avec vous. – Un maniaque,
assurément ! –Aussi, lorsque le pot aux roses est découvert, alors que vous êtes assis sur le canapé de son salon, vous mettez le jeu sur Pause et vous laissez tomber votre casque de Réalité Virtuelle : « Alors, comme ça, vous voulez épouser
ma femme ? », vous demande abrupto
Wyke. – Comme ça… Ma femme… – Une telle phrase vous laisse,
naturellement, de marbre. – LA-MEN-TA-BLE !
– Et voilà, le lien entre les deux hommes : une femme, une simple femme !
On en revient toujours, finalement, à un tel lieu commun, c’est affligeant.
Mais quel manque d’imagination ! Et tout le mal que vous vous êtes donné
pour en arriver là. Quelle patience vous avez eu, grand dieu ! Mais qui a
bien pu adapter un tel jeu et d’une façon si plate, si myope, si près du modèle
initial ? La répétition intégrale d’un film qui n’intéresse, actuellement,
plus personne ! Mais le premier abruti venu, même celui qui n’y connaît rien, un
béotien aurait immédiatement compris qu’il est impossible de faire de ce film
un jeu ! Et comment l’industrie des loisirs a-t-elle pu consentir à le commercialiser
? Car c’est certain, un tel produit ne peut pas marcher, personne ne peut en
vouloir. Le concepteur du jeu doit être lui-même un aristocrate dégénéré, comme
cet Andrew Wyke, un maniaque excentrique, fortuné et imbu de sa personne, ça ne
fait pas un pli ! Et vous imaginez maintenant un Wyke, au milieu de son
labyrinthe, l’espace jonché d’ordinateurs, créant son jeu en compagnie de
programmateurs et de ludologues, qui sont, à n’en pas douter, de ses clones :
mêmes yeux, même visage, même silhouette, des clones, naturellement, tous dévoués
à sa cause. Et tout ce petit monde pourrait bien être à l’origine du jeu inepte
auquel vous jouez maintenant !...
Et, donc, Milo Tindle, assis sur le canapé
du salon du mari qu'il trompe, un verre à la main, ne peut plus faire autrement que
de raconter à Andrew d’où il vient et qui il est. Puisqu’il est chez lui, pour
l’heure, et qu’ils ont la même femme, puisqu’il s’agit de faire en sorte que le
mari signe les papiers du divorce, il a bien le droit, maintenant, de connaître
son rival. Alors Milo se raconte : sa mère était une modeste ouvrière
anglaise et son père, un immigré italien qui était horloger. Le père, avec un tel
métier, aurait dû s’en sortir alors, après avoir débarqué en Angleterre ; à cet instant, le spectateur se dit certainement qu’un horloger, cela doit bien gagner sa
vie, mais pas du tout, en fait. Car on vit plus que chichement à réparer des
montres anglaises, figurez-vous. Et ce que laisse entendre alors Milo, c’est
que son père aurait dû diversifier son commerce ou changer de domaine
professionnel, comme il l’a fait, lui, avec ses deux salons de coiffure pour
dames ayant pignon sur rue à Londres. Mais Andrew Wyke, lui, n’en a cure, il
n’a, évidemment, aucune compassion pour l’amant de sa femme, l’enfance qu’il a
eue et l’homme qu’il est devenu aujourd’hui. Ce qu’il entend de l’histoire de
Milo, c’est qu’il s’agit d’un métèque, le vieux lord anglais, encore vert, ne
va pas plus loin : c’est encore un rital qui prend les femmes de son pays,
c’est la mauvaise graine qui pullule, et voilà tout ! Et tout l’enjeu de
ce film tourne autour de ça, et pas plus pas moins que ça. Si Milo Tindle, si
Milo Tindolini s’en est sorti dans la
vie au pays de Shakespeare et de Richard Cœur de Lion, c’est parce que les
Anglaises ont un penchant pour les Latins davantage que pour les mâles de leur
race. Parce que le Latin, à ce qu’elles s’imaginent, est toujours plus
romantique et plus doué pour les affaires et l’amour que les Anglais, toujours
trop maussades et perdus dans leur smog. Et, donc, soyez-en sûr, si, un jour,
la civilisation anglaise décline, si elle disparaît même pour de bon, ce sera
de la faute des Italiens et de l’ineptie d’Anglaises dénaturées. Les deux
protagonistes de cette aventure sont en compétition pour la reproduction de
leur espèce, d’une sorte d’espèce, de l’espèce à laquelle ils s’imaginent, pour
l’heure, appartenir. Il s’agit, au fond, de deux hommes qui croient en la
propriété, qui ne peuvent concevoir autrement les attributs de l’homme que
possédant des objets dans un cadre de référence social ou ethnique plus ou
moins grand, plus ou moins majestueux ou baroque. Et le spectateur qui les
voit, qui regarde le film, se dit, emballé, C’est drôle, c’est très fort, que
de voir deux hommes, que tout sépare, se préparer à se battre pour une femme,
comme deux vieux babouins. Il se sent comme au zoo, le spectateur, devant le
film : il voit deux singes machistes se préparant à se ruer l’un contre
l’autre, et il est prêt à prendre la main de son enfant, le spectateur, et à
les lui indiquer, comme s’il s’agissait d’une allégorie : « Regarde,
gamin : toi plus tard ! » Mais, naturellement, il y a là tout le
confort moderne pour le père et son morveux : c’est plus simple de voir
dans un zoo un combat de babouins que dans la savane, même si l’on peut
remettre en cause ce qu’une telle scène a d’artificiel : « Regarde,
gamin, s’exclame vulgairement le père à son avorton, installe-toi confortablement
sur le parapet, au-dessus du terrain dédié aux macaques : ils vont se ruer
dans les brancards ! »
Et non, finalement, ils ne ruent pas tout
de suite dans les brancards, et tout l’intérêt du film est d’étirer tel conflit
latent entre deux rivaux jusqu’au baisser du rideau. Car, depuis maintenant
plus de deux mille ans, l’homme a réussi à expurger sa part d’animalité dans
des œuvres comme celle du Limier, et
donc on suit pas à pas le chien, depuis Sophocle, ce limier précisément,
flairant pour nous le gibier qui est en nous, pour nous le rapporter encore
vivant et saignant, devant nos yeux, façon, semble-t-il, de nous exorciser du
mal. Et Dieu sait combien le monde fonctionne beaucoup mieux depuis les
tragédies de l’ancêtre commun Sophocle, combien tout le mal, qui était en nous,
combien toute notre part d’animalité est réduite en charpie depuis Athènes,
Platon, Aristote, tout le tintouin, et leur miracle grec. Alors oui, alors là,
Milo Tindolini raconte comment il est
devenu le gérant de deux magasins de coiffure qui marchent aussi très bien, à Londres même, et combien le fait
d’être un Italien a été un avantage pour lui, dont il a su tirer parti. Il explique
même les raisons d’un tel succès au vieux mâle jaloux. Oui, l’Angleterre est
foutue, figurez-vous, son isolationnisme l’a entraînée à manquer d’appétit
sexuel. Alors un fils d’immigré italien, un barbare comme lui, a pu, sans
peine, monter les échelons, jusqu’à se payer la femme de son hôte ; voilà,
décrypté, ce que déclare Milo à Andrew, et c’est une sacrée gifle que ce
dernier reçoit ; n’importe quel homme, devant de tels propos, aurait
probablement défailli, mais c’est sans compter le flegme britannique.
Et voilà ce qui nous différencie des
animaux, figurez-vous : eux se seraient foutus sur la gueule depuis un bon
moment, mais pas Wyke, le bon romancier mène sa barque comme un grand. Il la
connaît par cœur, l’histoire de son rival ! Il la connaît, il aurait pu
l’écrire lui-même. Et, tout bon nocher Caron qu’il est, depuis le début,
conduit l’âme de Milo Tindle, du labyrinthe aux jeux qui se trouvent dans son
manoir. Car, naturellement, sa femme est vénale, comprenez-vous ? Et, ce
qu’il veut, ce que veut le vieux nocher Wyke menant sa barque en Enfer, c’est
que son prétendant puisse l’entretenir sur le pied dont elle s’est habituée
avec un aristo fortuné comme lui, pas plus pas moins. Comprenez-vous la
situation ? La comprenez-vous bien ? Ce n’est pas qu’il l’aime au
point de se sacrifier pour elle, non ! Il n’en veut résolument plus de sa
femme, il est très content que vous lui en débarrassiez. Il accepte donc son
divorce sans broncher, c’est tout juste s’il ne vous remercie pas de la prendre
avec vous. Mais, ce qu’il entrevoit, ce qu’il appréhende maintenant, c’est que
vous n’ayez pas les moyens de lui offrir ce dont elle a pris l’habitude avec
lui. Alors, comme il est prévoyant, il vous a fait venir jusqu’à lui, pour vous
demander si vous avez les bourses solides. – Dites-moi maintenant, avez-vous les moyens
de vos ambitions ? Êtes-vous né avec une petite cuillère en or dans la
bouche, comme moi ? Parce que nous n’aimerions pas qu’elle nous revienne
en pleurant, après qu’elle vous a plumé, figurez-vous ! Et, c’est ce qu’elle
fera fatalement, si vous ne lui donnez pas ce dont elle ne peut plus se passer :
vêtements de chez Yves Saint-Laurent et week-end à Deauville ! Avez-vous suffisamment de fric ?
Mais, bien évidemment, non : Milo
Tindle est un paltoquet, un margoulin, un fieffé rital, et voilà tout. Vous n’en
avez pas les moyens, c’est couru d’avance, c’est inscrit dans vos gènes comme
le nez au milieu de la figure, ça ne fait pas un pli ! Et l’écrivain mène maintenant
votre personnage jusqu’à sa table de billard, en faisant mine de lui proposer une
partie, mais, avant même que vous ayez pu vous servir de votre queue, celui-ci
a rentré toutes les boules : « Et c’est maintenant que l’affaire se
complique ! », déclare-t-il en guise de conclusion, alors que vous
avez toujours, vous, la queue entre les jambes.
– Voilà. Andrew Wyke a besoin de vous, Milo
Tindle, pour se distraire. Même pas parce qu’il veut se débarrasser de sa
femme, non, au fond ce n’est même pas cela ; il pourrait s’en moquer
éperdument, de sa femme, et de ce qu’elle fout avec vous. Il a seulement envie
de s’amuser un peu, donc il vous a invité, vous, lui, l’amant de son officielle, et
il vous propose maintenant un marché cash : « Il était une fois,
dit-il, un Anglais qui s’appelait Andrew Wyke, que le fisc châtrait
allègrement. Désireux d’éviter l’émasculation totale, il convertit alors
quelque chose comme deux cent cinquante mille livres en bijoux… Je veux que
vous dérobiez ces bijoux. »
Voilà le deal : je vous laisse mes
bourses, prenez-les ; je suis assuré. Voulez-vous voler mes bijoux pour vous refaire
une santé ? Vous aurez ainsi les moyens de combler celle que vous aimez,
et cela, sans qu’elle ne me revienne après coup. Comprenez-vous, ou faut-il que je
vous fasse un dessin ? – C’est tentant, c’est on ne peut plus tentant et on
ne peut plus foireux, convenez-en ! Et tout le jeu, tout le film est comme
ça : un miroir aux alouettes pour lecteur de roman policier débile. Tout
le jeu, toute la littérature est comme ça : un miroir aux alouettes... – Et
tout cela, à cause d’une femme !
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