On pourrait peut-être
commencer par là : un homme est derrière un petit caméscope ou derrière un
téléphone portable, de nos jours, et il regarde, sur un écran numérique, ce
qu’il est en train de filmer. Un homme, comme vous ou moi, un monsieur Personne
et Tout-le-monde en même temps, est en train de filmer quelque chose par
ennui pendant ses loisirs ou pour des raisons professionnelles. Son œil, de
nos jours, n’entre plus en contact avec l’objectif de son caméscope ou de son
portable, voyez-vous ? Il est davantage en retrait de ce qu’il filme que
naguère, puisque les caméras, en se miniaturisant, ont changé. Nous sommes bien
loin des premières caméras amateurs que des familles offraient aux parents à
Noël pour filmer leurs nouveau-nés lors des soirées de communion filiale.
L’homme au caméscope prend désormais ses distances, il est déjà, en se voyant
visionner à l’écran sur son caméscope, un spectateur. Il y a là, à tout
prendre, et dès l’abord, comme une mise en abyme. Gide notait, à ce propos,
dans son Journal : « J’aime
assez qu’en une œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des
personnages, le sujet même de cette œuvre. » Mais Gide parlait ici des
œuvres de la littérature ou des œuvres d’art, n’est-ce-pas ? Or, selon nous,
il y aurait un pas, selon nous il y aurait une différence entre des films de
famille, des films que l’on prend pendant les vacances ou pour les grandes occasions
et, disons, un film comme Le cuirassé
Potemkine ou La dolce vita de
Fellini, par exemple ?
Disons dès l’entrée en matière que toute
production effectuée de main d’homme est une œuvre d’art à part entière,
postulons qu’il n’y a pas de plans ni d’axiologie entre l’art et ce qui n’en
est pas, plus de catégories ni d’échelles ou de niveaux entre une œuvre, qu’elle
soit réussie ou ratée, et notre quotidien : tout se vaut sous le soleil, et l’indifférence du réel à l’apogée
et au déclin des civilisations nous a au moins appris cela. Nous dirons que
tout art, toute esthétique était une vue de l’esprit, un fossile, une trace
mnésique persistante sur la pellicule rétinienne de la culture occidentale ; nous ne
déclarerons pas la fin de l’art, nous affirmerons qu’il n’y a jamais eu d’art
ni de littérature. Tout cela n’a été qu’un beau rêve finalement et nous nous en
réveillons à peine. Nous ne faisons, chaque matin, depuis deux siècles, que nous
réveiller après ce beau rêve. Certains d’entre nous déclarent, péremptoires, ne
pas avoir rêvé et vouloir poursuivre à apprécier des œuvres voire à en créer,
tandis que les autres, tout simplement, s’en moquent et observent les esthètes,
de quelques bords qu’ils viennent, comme on pourrait regarder un revenant.
̶ Revenons au point de départ : un homme
filme quelque chose devant lui avec un caméscope ou, mieux, un téléphone
portable. Il regarde donc sur un petit écran numérique ce qu’il filme, à l’instant
où il le filme.
Il y a ici, avons-nous dit, une mise en
abyme, mais sans préciser. Il y a un abyme au fond, il y a un gouffre ouvert,
celui du principe de la caméra subjective par lequel le spectateur voit un film
à travers les yeux d’un personnage. Cet homme, quel qu’il soit, l’écran de son
caméscope devant les yeux, est déjà, de nos jours, spectateur du film qu’il
joue : il est, aussi et simultanément, auteur, interprète et spectateur de
son propre film. Poursuivons, lors, la pente : quand une mise en abyme se
dédouble, se poursuit sans fin, nous sommes dans un univers fractal, tel que le
mathématicien Mandelbrot l’a décrit et théorisé : un spectateur voit un
film à travers les yeux d’un personnage qui voit un film à travers les yeux d’un
personnage, et ainsi de suite, ad vitam
aeternam. L’homme regardant le film qu’il est en train de réaliser à
l’écran imagine qu’il se dédouble, le sentiment qu’il a de sa réalité commence
à s’éroder pour lui. Il pourrait se demander alors, s’il en avait les compétences,
si la différence faite depuis Parménide entre l’image et son modèle était aussi
essentielle que cela ; il pourrait se demander cela, qu’il ait lu ou non
Parménide.
Il suffit de se promener d’une crique à
l’autre, en été, de poursuivre son chemin dans un défilé de criques, sur
certaines côtes bordant la mer Méditerranée, ou d’ouvrir une poupée russe
trouvée dans une vieille malle au grenier, pour avoir ce sentiment d’un univers
fractal à portée de mains, de le voir et, même, de s’y sentir inclus
physiquement. De par l’accumulation des objets de consommation courants, notre
monde lui-même est actuellement de plus en plus fractal, puisque chaque objet
de notre quotidien, chaque meuble de nos maisons ou de nos appartements ont souvent,
quoiqu’on en dise, de bonnes chances de se retrouver chez notre voisin. Ainsi,
de ce plaid, de cette housse de couette, ou de mon salon, qui pourrait bien
avoir son frère exposé tel quel dans un magasin Ikea, ou de la baguette de chez Paul,
ce magasin-concept, cette boulangerie-concept, Paul, ce pain-concept que vous mangez chez vous peut-être en ce
moment avec les mêmes gestes, la même posture, accoudé à votre table de
cuisine, la même mastication aussi que tel ou tel Français vivant dans votre
quartier, à cinq minutes comme à mille kilomètres de chez vous.
Pour des raisons économiques, notre quotidien
est de plus en plus fractal. Ainsi, de cette habitude que nous avons prise de
nous filmer à tout bout de champ, pour parler à un proche sur Skype ou pour faire
un clin-d’œil à un ami sur Facebook, telle projection de vous-même, face webcam
en gros-plan sur les réseaux sociaux, durant vos loisirs ou pour un entretien
professionnel, ce même portrait animé d’un proche ou d’un inconnu chaque jour
revu dans une chambre ou dans un bureau, nous-mêmes inclus dans une chaîne de
films sur Internet, comme de ces représentations de l’embryogénèse sur des
parchemins de moines au Moyen-Âge, le Grand-Albert, ce ventre enceint d’une
jeune mère dessiné par un écolâtre du Moyen-Âge, et à l’intérieur duquel on
peut voir un jeune homme et une jeune femme qui est elle-même enceinte, ou
telle statue de la vierge Marie portant l’enfant Jésus, une « vierge
ouvrante » telle qu’on en réalisait en Allemagne au quatorzième siècle,
articulée telle un retable, et à l’intérieur de laquelle on pouvait découvrir dieu
le père et le saint-esprit, soit, précisément, un abyme.
La littérature et les arts eux-mêmes ont
été pris dans des univers fractals, tel art se retrouvant inclus dans un autre,
puisque, comme vous vous en doutez déjà, c’est le principe-même du réel et de
la fiction, l’essence de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, qui est mis
en doute chaque matin en vous réveillant ; la plupart déclarant mordicus qu’il n’y a pas lieu
d’assimiler le jour à la nuit et qu’un chat est un chat – personne n’aime,
naturellement, se sentir être un personnage de fiction. Nul ne s’étonne
pourtant être chaque jour, en tant que passant, le figurant d’un drame à venir,
que des caméras de vidéosurveillance filment sans fin ; nul ne s’étonne
encore que chaque homme ait dépassé son quart d’heure de célébrité depuis des
lustres, puisque chacun d’entre nous est, malgré lui, le figurant d’un drame à
venir que des caméras de vidéosurveillance filment sans fin. Mais le plus beau
est que nous fassions comme si de rien était, que la vie passe ainsi jour après
jour, comme si nous étions toujours, chaque heure, de chair et d’os, et
donnions à d’autres le droit d’être des personnages dans des films ou sur les
planches des théâtres. Le plus beau, c’est que nous ayons encore besoin d’aller
au cinéma ou de regarder un film en DVD ou en « direct », après le
journal du 20 heures, alors que chacun fait son cinéma par lui-même, pour
lui-même, tout le temps.
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