Yona FRIEDMAN, La Dissolution de l'Architecture |
II
(La lumière revient.
Une femme, un micro à la main, au milieu de la scène. Derrière elle, deux hommes en blouse blanche, qui attendent. À gauche de la scène, une armoire, un bureau et un divan d’examen médical.)
Une femme, un micro à la main, au milieu de la scène. Derrière elle, deux hommes en blouse blanche, qui attendent. À gauche de la scène, une armoire, un bureau et un divan d’examen médical.)
Bonjour. Vous m’entendez ? Derrière
au fond, aussi ? Bon… Est-ce que tout le monde va bien ?
Oui ? Cela va ? - Je
m’appelle Camille Malaury et je suis psychologue, diplômée de l’université
de
Strasbourg ; derrière moi se trouvent M. Lauvin et M. Jaquet, tous deux médecins
et spécialistes des troubles du comportement. Contrairement à ce que vous croyez,
et spécialistes des troubles du comportement. Contrairement à ce que vous croyez,
si vous êtes réunis ici aujourd’hui, ce n'est pas pour assister à une pièce de théâtre,
mais parce que, il y a cinq ans, vous avez choisi de faire partie d’une
expérience
consistant à vous faire éprouver les conditions d’existence des
Français
au vingt-et-unième siècle, et nous sommes là maintenant pour vous
ramener
à votre vie précédente. Je sais que ce que je suis en train de vous dire
est à peine croyable, mais c’est la stricte vérité. Vous pensez tous être
venus
ici de votre plein gré, vous vous figurez actuellement assister à une pièce de
théâtre,
et ce que j’affirme maintenant doit vous faire penser que je ne suis, ni
plus
ni moins, qu’un personnage de la pièce ; je suis ici chargée de vous
convaincre
du contraire.
Avant d’en dire davantage, sachez que des psychologues,
des infirmiers
et des cellules d’écoute se mettent en place à l’extérieur
de la salle et
que vous pourrez à tout moment être accompagnés vers eux
par M. Lauvin
et M. Jaquet ici présents, si vous en ressentez le besoin. Comme
je l’ai dit,
pour ceux qui le souhaitent, de poursuivre avec une autre expérience de vie
artificielle… Nous attendons M. Leroy, qui est notaire et qui devrait prendre
la suite de mon allocution…
(Entrée en scène de "M. Leroy, notaire", un
attaché-case à la main.)
Femme
– M. Leroy…
(Homme et Femme se serrent la main.)
Homme
– Merci, Mme Malaury, désolé du retard…
(Il prend
le micro que Femme lui tend et s’adresse au public – ton
pincé.)
Mesdames et Messieurs, je
suis chargé
par la loi de vous faire recouvrer
la mémoire et, probablement, vous intégrer,
dans les meilleures conditions
possibles, à un rôle nouveau.
(Il s’assied au bureau)
Comme vous êtes nombreux, toute cette
affaire devrait prendre un certain
temps,
j’espère que vous ne perdrez pas trop
patience... Des boissons
offertes devraient bientôt circuler parmi vous : boissons
chaudes ou froides,
eau, jus de fruits ou bières, pour vous désaltérer...
(Il ouvre son attaché-case et il en sort un ordinateur portable.)
le rôle d’un
homme, d’une femme ou d'un enfant du début du vingt-et-unième siècle.
Avant toute chose,
il faut que vous sachiez d’où vous venez, qui vous êtes et quelle vie
vous aviez
avant celle-ci. Par la suite, M. Lauvin et M. Jaquet feront, à chacun de
vous,
une piqûre qui vous remettra, j’en suis sûr, les idées en place...
Mme Malaury, pourriez-vous, s’il vous
plaît, nous mettre le petit film explicatif ?
Femme
– Bien sûr !
(Elle appuie sur la commande d’un
rétroprojecteur. Le film commence.)
FILM
La planète
Terre vue du ciel. Parcours de l’une de ses faces en très gros plan,
puis des images de paysages et de villes futuristes.
Voix-off
Bonjour, vous avez signé, il y a cinq ans, pour vous
adapter artificiellement à une vie du passé et nous vous en félicitons. Votre
Capital Points de Vie a obtenu 100 000 Magnolias Or, transférables de
suite sur le compte bancaire de votre choix. Vous ne vous souvenez naturellement
pas avoir signé un tel contrat, vous n’avez aujourd'hui plus aucune idée de ce qu’on nomme
la "péréquation des vies", vous pensez que ce que vous avez vécu jusqu’à présent
est tout ce que vous possédez ; ce qui est normal et était stipulé dans le
contrat, pour le rôle auquel vous avez souscrit. Un tel contrat permettant de
changer radicalement d’existence n’est pas exceptionnel en soi, mais il fait
partie des droits acquis après d’importantes luttes sociales, ayant eu lieu à
travers le monde à la fin du vingt-deuxième siècle, et dont nous allons vous
parler avant que vous ne recouvriez la mémoire.
La culture, que vous avez quittée il y a cinq ans, se
situe au vingt-troisième siècle, soit deux siècles après celle dont vous pensez
qu’elle est la vôtre. Nous sommes aujourd’hui le 20 septembre 2235 et les
nations de la Terre ont été réunies, il y a plus de soixante ans, en une démocratie
nouvelle où le pouvoir exécutif est donné tous les six mois, après une
compétition ouverte au public, à la Femme complète ou à l’Homme complet, soit la femme
ou l’homme qui est à lui seul le plus grand nombre d’Autres. Tout est fait, sur
Terre, pour transmettre à chaque individu le désir d’être cette femme complète
ou cet homme complet, tout est fait, dès l’éveil des enfants, afin de pouvoir
être le plus grand nombre possible d’autres. Pour cela, chaque individu, dès
son plus jeune âge, apprend à changer de personnalité, selon des principes, des
règles et des lois qui nous sont devenus coutumiers : soit la péréquation des vies.
La personne humaine n’est donc plus conçue comme étant une et indivisible, comme c’était le cas au vingt-et-unième siècle, le sens de la souveraineté des individus a depuis lors changé, de même que les droits de l’homme. La vie est assimilée à un rôle et un passage, une instance que l’interprète humain a à connaître dans ses moindres détails, jusqu’à en avoir fait le tour et se choisir une autre existence. Des concours sont, à ce propos, mis en place dans les provinces du globe, chaque année, afin de récompenser les adaptations les plus convaincantes à un rôle donné, ou les interprètes qui ont assimilé et joué le plus de rôles en une année. En outre, les nations appartenant à la Démocratie complète font en sorte d’empêcher que se forment, en leur sein, des sociétés réservées à des experts ou à des spécialistes ; chaque rôle est désormais possible, à l’âge adulte, pour chacun d’entre nous, selon notre mérite, la vitesse d’apprentissage que l’on a pour un rôle et l’interprétation qu’on en fait.
La personne humaine n’est donc plus conçue comme étant une et indivisible, comme c’était le cas au vingt-et-unième siècle, le sens de la souveraineté des individus a depuis lors changé, de même que les droits de l’homme. La vie est assimilée à un rôle et un passage, une instance que l’interprète humain a à connaître dans ses moindres détails, jusqu’à en avoir fait le tour et se choisir une autre existence. Des concours sont, à ce propos, mis en place dans les provinces du globe, chaque année, afin de récompenser les adaptations les plus convaincantes à un rôle donné, ou les interprètes qui ont assimilé et joué le plus de rôles en une année. En outre, les nations appartenant à la Démocratie complète font en sorte d’empêcher que se forment, en leur sein, des sociétés réservées à des experts ou à des spécialistes ; chaque rôle est désormais possible, à l’âge adulte, pour chacun d’entre nous, selon notre mérite, la vitesse d’apprentissage que l’on a pour un rôle et l’interprétation qu’on en fait.
Vous n’êtes donc pas des femmes et des hommes du
vingt-et-unième siècle, la Démocratie de l’Homme complet vous a donné la
possibilité d’interpréter ce rôle dans des conditions optimales, afin que votre
voyage soit le plus profitable pour vous ; vos points de vie ont donc
augmenté en proportion du dépaysement proposé par le voyage que vous vous êtes
choisi il y a cinq ans.
(À l’écran, on peut maintenant voir, dans
une ville de France, un homme d’une trentaine d’années entrer dans un immeuble
haussmannien : la caméra le suit dans les escaliers jusqu’à un
appartement. L’homme ouvre une porte d'entrée, il pénètre dans un salon et s’assied dans un fauteuil.
Portrait de Homme, de trois-quarts et en
plan serré.)
Homme (s’adressant
aux spectateurs) – Bonjour, je m’appelleactuellement Gilles Maret et je suis cadre dans une société de
maintenance informatique. Ici, on est chez moi : j’habite un immeuble
haussmannien, comme on pouvait couramment en trouver au
vingt-et-unième siècle. C’est le genre d’intérieur que j’affectionne,
depuis mon interprétation d’un rôle de cette période historique.
Journaliste (hors champ) – Vous avez eu pour rôle un homme du vingt-et-unième siècle ?
Homme – Oui, exactement comme les spectateurs pour
lesquels votre film sera projeté. Il
y a sept ans, je m’appelais Bertrand Petit et j’étais professeur de français
dans un lycée technique à Lyon. Puis, quand mon contrat de rôle a été terminé, on m’a réveillé…
Journaliste – Quels souvenirs précis gardez-vous de
cette période ?
Homme – Cela a été un moment assez difficile de ma
vie. Quand on a signé pour ce genre d’expérience, on a accepté de ne pas avoir
de souvenirs de notre ancienne existence ; j’étais donc intimement persuadé
de m’appeler Bertrand Petit, de n’avoir qu’une seule vie et de donner des cours
à des gamins difficiles, voire impossibles. J’ai donc été content, quand
l’expérience s’est terminée… Il est assez déroutant, après coup, de voir
comment de jeunes femmes et hommes, pris artificiellement dans une société
donnée et durant une époque qu’ils n’ont pas connue, s’adaptent et reproduisent
les erreurs de leurs aïeuls, lycéens au vingt-et-unième siècle et morts, il y a de cela
deux cents ans ! Le passé semble effectivement ressuscité dans ses moindres
détails. On se pose alors quantité de questions sur ce qu’est la liberté
humaine...
Journaliste – Justement : comment s’est déroulé
votre retour à la vie normale ?
Homme – Cela a été difficile au début, pour tout dire… Après
avoir recouvré les souvenirs de mon passé, je m’en suis voulu d’avoir signé
pour cinq ans. C’est vrai qu’on obtient, après cela, quantités de points de vie
dont on ne sait que faire, mais, croyez-moi, ces points sont mérités ! Le
vingt-et-unième siècle, même s’il est proche de nous par certains côtés, est, à
mon sens, une période réellement douloureuse de notre Histoire.
Journaliste – Qu’est-ce qui a, pour vous, été
éprouvant dans cette expérience ?
Homme – On est convaincu de n’exercer qu’un seul rôle, notre vie durant, voilà !... Les hommes, à cette époque, concevaient rarement pouvoir
changer d’identité, de couple, de famille ou de métier ; penser le
contraire et considérer cela comme une bonne chose, c'était impossible.
Donc, quand on avait une vie sordide et misérable, on en était prisonnier, et pas
prisonnier pour trois mois, un ou cinq ans, comme pour nous, mais à perpétuité. Alors oui, cela fait une expérience, parce qu’on
voit tout ce que notre culture a gagné en deux siècles, mais, dans le même
temps, j’ai eu du mal, au début, à retirer quelque chose de positif de la
situation qui avait été la mienne.
Journaliste – Et maintenant ?
Homme – Eh bien, maintenant, oui, j’en retire des
leçons. Parce que certaines personnes dans notre société sont nostalgiques
d’une époque qu’ils n’ont pas connue. Moi, je peux donc leur dire d’aller y
faire un tour : allez-y précisément, faites le voyage, allez voir comment
vivaient des hommes dont les conditions changeaient rarement, je peux leur
certifier qu’ils déchanteront !
Journaliste – Vous voulez parler des Unaires ?
Homme – Oui, les Unaires, qui conçoivent qu’une vie
authentique doit se satisfaire de ce qu’elle a, devraient signer pour cinq ans,
comme je l’ai fait, et comme les spectateurs de votre film l’ont fait. Notre
démocratie, qui pousse les hommes à changer de rôle tout au long de leur vie,
est finalement le plus équitable des systèmes politiques que l’Histoire a
portés. On imagine mal, dans nos cultures, ce que c’est que d’être contraint à
une condition d’existence quasi inamovible, tant qu’on n’en a pas fait
l’expérience.
Journaliste – Et quels sont maintenant vos projets
pour l’avenir ?
Homme – Oh, il ne me reste pas longtemps à tirer dans
le rôle de Gilles Maret ; ma femme et moi avons d’autres projets pour la
suite.
Journaliste – Vous et votre femme actuelle, vous
voulez poursuivre votre vie ensemble ?
Homme – Oui, nous nous aimons toujours ! Elle
s’appelle, pour le moment, Camille. À la fin de nos contrats de vie, on a tous
les deux choisis de partir sur le continent africain pour deux ou trois ans.
Journaliste – Dans quel rôle ?
Homme – On n’a pas encore décidé de nos conditions
d’existence.
Journaliste – Vous avez des enfants ?
Homme – Oui, pour le moment, on en a deux.
Journaliste – Et qu’est-ce qu’ils en pensent ?
Homme – Ils ont, tous les deux, décidé de ne pas
poursuivre l’expérience avec nous.
Journaliste – Vous êtes triste pour leur
décision ?
Homme – Au début, je dois dire qu’on a été déçus par
leur plan, mais, après en avoir longuement discuté avec eux, nous les aidons à
préparer leur avenir, le plus sereinement possible. Leurs prochains parents
nous semblent maintenant très bien, on se voit souvent, eux et nos
enfants ; nous sommes confiants. D’ailleurs, après cela, rien n’est
terminé entre eux et nous ; nous nous sommes promis de nous revoir...
Journaliste – Merci, monsieur Maret.
Homme – Mais c’est moi qui vous remercie, merci
à vous d’être venu m’interviewer !
(Le film se termine. Noir à l'écran.)
Femme (avec un geste vers l'entrée de la scène du théâtre) – On applaudit maintenant monsieur Gilles Maret !
(Le
personnage du documentaire entre en scène. Femme et Médecins 1 et 2 (Lauvin & Jaquet) applaudissent.)
Femme
– M. Maret est venu spécialement discuter de son expérience avec nous.
M.
Maret…
(Homme nommé "Maret" et Femme nommée "Malaury" s’approchent alors pour se serrer la main, mais ils s’immobilisent brusquement, avant même de s'être touchés, comme dans un arrêt
sur image.
- Noir sur
scène et dans la salle.)
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