« Quel sphinx de
ciment et d’aluminium a défoncé leurs crânes et dévoré
leurs cervelles et leur imagination ?
Moloch ! Solitude
! Saleté ! Laideur ! Poubelles et dollars impossibles à obtenir !
Enfants hurlant sous les escaliers !
Garçons sanglotant sous les drapeaux !
Vieillard pleurant dans les parcs !
Moloch ! Moloch !
Cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour ! Moloch
mental ! Moloch le lourd juge des hommes ! »
Howl, Allen Ginsberg
Los Angeles, Tiny homes (quartier de Tarzana, 9/07/21) - afp.com/Robyn Beck |
Le New Moloch du roman La Tannerie,
pour être envisagé comme vraisemblable et réaliste, est circonscrit en un lieu
et des murs situés en bords de Seine à Pantin, mais, en lui, plusieurs couches
se superposent. Décrypté autant que faire se peut, il désigne, tels une poupée
russe ou les cercles infernaux dans La Divine comédie de Dante, non
seulement la gouvernance actuelle de la culture, mais aussi celle qui forme les
mégalopoles modernes de la fin du vingtième siècle, après Los Angeles. Comme le
montre le philosophe Bruce Bégout dans sa phénoménologie des grandes villes
contemporaines, Los Angeles, comme une autre Tannerie, est notre New Moloch[1]. Voilà même le projet
urbanistique du XXème siècle, selon Bégout : New Molloch est la réalité éclatée,
suburbienne, de nos mégalopoles depuis Los Angeles ; des villes géantes composées
de parcs à thèmes, motels, parkings, centres commerciaux et îlots résidentiels
bunkerisés, et cela hors ligne d’horizon, à l’infini. Pour Bruce Bégout, Los
Angeles est le cauchemar climatisé de Guy Debord et de JG Ballard. Ainsi, comme
New Babylon pour l’artiste Constant, la ville des anges se donne
pour modèle le parc d’attraction, à travers la multiplication des espaces de
loisir et des images publicitaires qui bordent les axes routiers et défilent non-stop
au-dessus des yeux des automobilistes. À ce sujet, Bruce Bégout
écrit dans Los Angeles, capitale du XXème siècle : « Ce qui n’était
au départ que le thème majeur des publicités géantes, s’affichant en panneaux
12/8 dans la ville, a peu à peu conquis l’espace urbain lui-même, lui conférant
son esthétique toc et puérile. Le parc d’attractions ne constitue donc pas
seulement le lieu de loisir le plus important des grandes cités mondiales qui
toutes s’en emparent à leur périphérie, mais le modèle de développement urbain
le plus puissant. Il serait en effet naïf de croire que le parc d’attractions
n’a pour vocation que l’amusement des citadins. Il leur présente en réalité une
alternative totale à leur espace habituel de vie et leur laisse entrevoir par
là, in concreto, de nouvelles possibilités de pratiques urbaines,
rendant plus douloureux encore le retour à une réalité si proche. »[2]
Entre société des loisirs et société de consommation, quelle différence
pour la Cité des Anges ? semble demander Bruce Bégout. Quelle différence
entre l’utopie psychogéographique de Ralph Rumney, Guy Debord & Constant,
et le New Moloch Los Angeles ayant servi de moules aux mégalopoles
déterritorialisées que nous connaissons ? La même que celle ayant lieu
entre playing et game : le parc d’attraction Los Angeles est
tout entier dans le game, à aucun moment le citoyen ne peut remettre en
cause les règles sacrées du jeu et du fric. Pour la société de consommation, le
choix du playing, comme mode ludique privilégié, plutôt que du game,
serait même complètement suicidaire : « Si le néolibéralisme jouait à fond
la carte de l’autonomie ludique, il serait ipso facto renversé. », observe
Bruce Bégout dans Dériville, son précédent essai sur les conceptions
urbanistiques des situationnistes[3]. Dès lors, New Molloch ne
peut que chercher à pervertir le playing, et il cherchera toujours à
jouer le playing sur un mode perverti ; dès lors, Jeanne est ce
personnage naïf qui, comme un avatar raté d’Alice au pays des merveilles, se
laisse attirer, amuser, fasciner par les miroitements d’un playing pauvre
et perverti derrière le game et le fric. Jouant le rôle du naïf dans le
roman de Celia Levi, la personnage ne comprend pas que son emploi
d’accompagnante est un job de merde, contrairement à Léa, vingt-quatre ans, qui
a été une hôtesse d’accueil pour les palaces et les marques de luxe :
« Pendant cinq ans, j’ai été hôtesse d’accueil, déclare Léa dans Boulots
de merde !, un essai, des journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran, paru
il y a trois ans. Pour faire ça il faut parler trois langues, avoir la taille
S, mesurer 1 mètre 75. Ils te le disent bien : le plus important, c’est
que tu te taises, que tu sois bien coiffée, que tu portes une minijupe et
acceptes les remarques des gros lourdauds toute la journée. Tu es payée pour ta
capacité à te taire, en fait c’est ça que les agences rémunèrent. Notre rôle
est de mettre en valeur les objets, c’est du packaging. »[4]
Sauf que, si Jeanne a bien un job de merde, Léa, quant à elle, a plutôt
un job à la con. Une telle différence était essentielle dans Bullshit jobs,
l’essai économique de David Graeber auquel se réfèrent, dans leur livre Boulots
de merde !, les journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran. Pour
Graeber, un « job de merde » a une utilité sociale souvent
essentielle, contrairement au job à la con qui, lui, n’en a aucune. Et Jeanne,
en tant qu’accompagnante à la Tannerie, a bien un rôle utile, elle qui cherche
guider le public (et a fortiori le lecteur) dans un centre d’art
gigantesque. Dans Bullshit jobs, son célèbre essai, David Graeber
montrait ainsi que, depuis les années 80, il y a une augmentation importante,
dans nos pays dits modernes, des jobs inutiles voire nuisibles, et qu’une telle
augmentation, de plus de 30 % environ, correspond à une évolution des progrès
technologiques en matière d’automation. Des cinq grands types de jobs à la
con défini par Graeber dans sa classification « Bullshit », le métier
d’hôtesse d’accueil est même le premier ; Léa, cinq ans durant, est
classée larbin : « Les jobs de larbin sont ceux qui ont pour
seul but – ou pour but premier – de permettre à quelqu’un d’autre de paraître ou
de se sentir important. », écrivait l’économiste anarchiste à ce sujet.[5] Léa avait, en
l’occurrence, pour rôle que se sente important le mâle phallocrate français et
friqué, ce qui n’est évidemment pas vraiment ce dont nous avons besoin
actuellement. Selon Graeber, un tel métier de larbin, correspondant à celui de
valet de pied de l’ère victorienne, montre à quel point nous sommes entrés dans
une forme moderne de féodalisme. Même si les jobs de Jeanne et de Léa se
ressemblent, puisque Jeanne, en tant qu’accompagnante à la Tannerie, fait
aussi, souvent, figure de potiche, d’un point de vue graeberien, leur valeur
est différente : Jeanne, quant à elle, s’efforce de guider les visiteurs
dans une dystopie qui, comme Los Angeles, est une coquille vide, sur laquelle
on projette des images de parc de loisirs. Jeanne, en somme, est le dernier
seuil avant la disparition de toute urbanité qui, selon Bruce Bégout,
caractérise aujourd’hui la poétique d’une ville comme Los Angeles. Dans Los
Angeles, capitale du XXème siècle de Bégout, le voile culturel propre aux habitants
des villes est ainsi rompu, chaque citadin, face au vide sidéral de
l’alignement des parkings, quartiers résidentiels surprotégés, motels sériés,
centres commerciaux monstres et autres autoroutes, se retrouve seul et
intranquille, reclus volontaire, éprouvant, chaque heure, « la terreur de
l’impossible accord avec les autres. »[6]
Dans New Molloch, il n’y a donc même plus de Jeanne pour nous
accompagner, Jeanne n’existe même plus. Il n’y a que des Léa, soit des larbins réservés
à ceux qui en ont les moyens financiers. Face à une telle dystopie,
l’aliénation ne peut être que totale et la femmanimalité, de souveraine
qu’elle était à New Babylon, réduite à une domestication proche de
l’élevage en batterie. C’est ce qu’a, sans doute, voulu montrer, en 2002, Cosey
Fanni Tutti, dans une action artistique, Selflessness One, aussi belle
que tragique. Selflessness (le « self » est souligné par CFT)
signifie, en anglais, l’abandon de soi, le don de sa part intime.
Cosey Fanni
Tutti. Selflessness one, 2002
Selflessness One a été réalisé au
pied du "C" de 4 mètres de haut du "California adventure",
situé dans le Disneyland de Los Angeles. À propos de cette action, elle écrit dans
Art Sexe Musique : « Je m'infiltrais dans la trame du site [de Disneyland].
J'avais préparé une solution homéopathique à partir d'une eau de source
distillée et des derniers tampons de ma vie, que j'avais réduits en cendre et
laissé décanter dans une bouteille en plastique. J'ai versé la solution en
dessinant le "4" que je m'étais fait tatouer. En ruisselant sur la
pente du trottoir sec, elle a formé, de façon assez appropriée, le symbole de
l'anarchie. C'était déjà fini, et nous sommes partis vers les attractions comme
de vrais touristes. Pour garder une trace de cette action et lui ajouter
un élément essentiel, j’ai acheté un pavé souvenir hexagonal sur lequel j’ai
fait graver mon nom et la date de "Selflessness One". Il se
trouve aujourd’hui, parmi tant d’autres, dans le hall d’entrée pavé du Disney
California Adventure Park. »[7]
CFT témoigne ici, non seulement du passage du temps et de sa ménopause,
mais aussi, probablement, de l’abandon des idéaux de sa jeunesse. Le 4 est son
chiffre fétiche, qu’elle abandonne aux pieds de Disneyland.
That’s
all folks !
[1] Lire, à
ce sujet, Bruce Bégout, Dériville. Les situationnistes et la question
urbaine, 2017, et Los Angeles, capitale du XXème
siècle, 2019. Editions Inculte, collection « barnum »,
pour ces deux essais.
[2] Bruce
Bégout, Los Angeles, capitale du XXème siècle. P. 108.
[3] Ici, la
différence entre playing et game, société de loisir et société de
consommation, est même essentielle. Bruce Bégout, Dériville, p. 64.
[4]
« Léa, 24 ans, plante verte dans un palace parisien » In Boulots
de merde ! Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance
sociale des métiers. Julien Brygo et Olivier Cyran. Ed. La Découverte,
2018. P. 51.
[5] David
Graeber, Bullshit jobs, p. 67.
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