lundi 24 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 17 : la Tannerie & Dériville




« Quel sphinx de ciment et d’aluminium a défoncé leurs crânes et dévoré

    leurs cervelles et leur imagination ?

Moloch ! Solitude ! Saleté ! Laideur ! Poubelles et dollars impossibles à obtenir !

    Enfants hurlant sous les escaliers ! Garçons sanglotant sous les drapeaux !

    Vieillard pleurant dans les parcs !

Moloch ! Moloch ! Cauchemar de Moloch ! Moloch le sans-amour ! Moloch

    mental ! Moloch le lourd juge des hommes ! »

 

Howl, Allen Ginsberg




                    Los Angeles, Tiny homes (quartier de Tarzana, 9/07/21) - afp.com/Robyn Beck


    Le New Moloch du roman La Tannerie, pour être envisagé comme vraisemblable et réaliste, est circonscrit en un lieu et des murs situés en bords de Seine à Pantin, mais, en lui, plusieurs couches se superposent. Décrypté autant que faire se peut, il désigne, tels une poupée russe ou les cercles infernaux dans La Divine comédie de Dante, non seulement la gouvernance actuelle de la culture, mais aussi celle qui forme les mégalopoles modernes de la fin du vingtième siècle, après Los Angeles. Comme le montre le philosophe Bruce Bégout dans sa phénoménologie des grandes villes contemporaines, Los Angeles, comme une autre Tannerie, est notre New Moloch[1]. Voilà même le projet urbanistique du XXème siècle, selon Bégout : New Molloch est la réalité éclatée, suburbienne, de nos mégalopoles depuis Los Angeles ; des villes géantes composées de parcs à thèmes, motels, parkings, centres commerciaux et îlots résidentiels bunkerisés, et cela hors ligne d’horizon, à l’infini. Pour Bruce Bégout, Los Angeles est le cauchemar climatisé de Guy Debord et de JG Ballard. Ainsi, comme New Babylon pour l’artiste Constant, la ville des anges se donne pour modèle le parc d’attraction, à travers la multiplication des espaces de loisir et des images publicitaires qui bordent les axes routiers et défilent non-stop au-dessus des yeux des automobilistes. À ce sujet, Bruce Bégout écrit dans Los Angeles, capitale du XXème siècle : « Ce qui n’était au départ que le thème majeur des publicités géantes, s’affichant en panneaux 12/8 dans la ville, a peu à peu conquis l’espace urbain lui-même, lui conférant son esthétique toc et puérile. Le parc d’attractions ne constitue donc pas seulement le lieu de loisir le plus important des grandes cités mondiales qui toutes s’en emparent à leur périphérie, mais le modèle de développement urbain le plus puissant. Il serait en effet naïf de croire que le parc d’attractions n’a pour vocation que l’amusement des citadins. Il leur présente en réalité une alternative totale à leur espace habituel de vie et leur laisse entrevoir par là, in concreto, de nouvelles possibilités de pratiques urbaines, rendant plus douloureux encore le retour à une réalité si proche. »[2]

    Entre société des loisirs et société de consommation, quelle différence pour la Cité des Anges ? semble demander Bruce Bégout. Quelle différence entre l’utopie psychogéographique de Ralph Rumney, Guy Debord & Constant, et le New Moloch Los Angeles ayant servi de moules aux mégalopoles déterritorialisées que nous connaissons ? La même que celle ayant lieu entre playing et game : le parc d’attraction Los Angeles est tout entier dans le game, à aucun moment le citoyen ne peut remettre en cause les règles sacrées du jeu et du fric. Pour la société de consommation, le choix du playing, comme mode ludique privilégié, plutôt que du game, serait même complètement suicidaire : « Si le néolibéralisme jouait à fond la carte de l’autonomie ludique, il serait ipso facto renversé. », observe Bruce Bégout dans Dériville, son précédent essai sur les conceptions urbanistiques des situationnistes[3]. Dès lors, New Molloch ne peut que chercher à pervertir le playing, et il cherchera toujours à jouer le playing sur un mode perverti ; dès lors, Jeanne est ce personnage naïf qui, comme un avatar raté d’Alice au pays des merveilles, se laisse attirer, amuser, fasciner par les miroitements d’un playing pauvre et perverti derrière le game et le fric. Jouant le rôle du naïf dans le roman de Celia Levi, la personnage ne comprend pas que son emploi d’accompagnante est un job de merde, contrairement à Léa, vingt-quatre ans, qui a été une hôtesse d’accueil pour les palaces et les marques de luxe : « Pendant cinq ans, j’ai été hôtesse d’accueil, déclare Léa dans Boulots de merde !, un essai, des journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran, paru il y a trois ans. Pour faire ça il faut parler trois langues, avoir la taille S, mesurer 1 mètre 75. Ils te le disent bien : le plus important, c’est que tu te taises, que tu sois bien coiffée, que tu portes une minijupe et acceptes les remarques des gros lourdauds toute la journée. Tu es payée pour ta capacité à te taire, en fait c’est ça que les agences rémunèrent. Notre rôle est de mettre en valeur les objets, c’est du packaging. »[4]

    Sauf que, si Jeanne a bien un job de merde, Léa, quant à elle, a plutôt un job à la con. Une telle différence était essentielle dans Bullshit jobs, l’essai économique de David Graeber auquel se réfèrent, dans leur livre Boulots de merde !, les journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran. Pour Graeber, un « job de merde » a une utilité sociale souvent essentielle, contrairement au job à la con qui, lui, n’en a aucune. Et Jeanne, en tant qu’accompagnante à la Tannerie, a bien un rôle utile, elle qui cherche guider le public (et a fortiori le lecteur) dans un centre d’art gigantesque. Dans Bullshit jobs, son célèbre essai, David Graeber montrait ainsi que, depuis les années 80, il y a une augmentation importante, dans nos pays dits modernes, des jobs inutiles voire nuisibles, et qu’une telle augmentation, de plus de 30 % environ, correspond à une évolution des progrès technologiques en matière d’automation. Des cinq grands types de jobs à la con défini par Graeber dans sa classification « Bullshit », le métier d’hôtesse d’accueil est même le premier ; Léa, cinq ans durant, est classée larbin : « Les jobs de larbin sont ceux qui ont pour seul but – ou pour but premier – de permettre à quelqu’un d’autre de paraître ou de se sentir important. », écrivait l’économiste anarchiste à ce sujet.[5] Léa avait, en l’occurrence, pour rôle que se sente important le mâle phallocrate français et friqué, ce qui n’est évidemment pas vraiment ce dont nous avons besoin actuellement. Selon Graeber, un tel métier de larbin, correspondant à celui de valet de pied de l’ère victorienne, montre à quel point nous sommes entrés dans une forme moderne de féodalisme. Même si les jobs de Jeanne et de Léa se ressemblent, puisque Jeanne, en tant qu’accompagnante à la Tannerie, fait aussi, souvent, figure de potiche, d’un point de vue graeberien, leur valeur est différente : Jeanne, quant à elle, s’efforce de guider les visiteurs dans une dystopie qui, comme Los Angeles, est une coquille vide, sur laquelle on projette des images de parc de loisirs. Jeanne, en somme, est le dernier seuil avant la disparition de toute urbanité qui, selon Bruce Bégout, caractérise aujourd’hui la poétique d’une ville comme Los Angeles. Dans Los Angeles, capitale du XXème siècle de Bégout, le voile culturel propre aux habitants des villes est ainsi rompu, chaque citadin, face au vide sidéral de l’alignement des parkings, quartiers résidentiels surprotégés, motels sériés, centres commerciaux monstres et autres autoroutes, se retrouve seul et intranquille, reclus volontaire, éprouvant, chaque heure, « la terreur de l’impossible accord avec les autres. »[6] 

    Dans New Molloch, il n’y a donc même plus de Jeanne pour nous accompagner, Jeanne n’existe même plus. Il n’y a que des Léa, soit des larbins réservés à ceux qui en ont les moyens financiers. Face à une telle dystopie, l’aliénation ne peut être que totale et la femmanimalité, de souveraine qu’elle était à New Babylon, réduite à une domestication proche de l’élevage en batterie. C’est ce qu’a, sans doute, voulu montrer, en 2002, Cosey Fanni Tutti, dans une action artistique, Selflessness One, aussi belle que tragique. Selflessness (le « self » est souligné par CFT) signifie, en anglais, l’abandon de soi, le don de sa part intime.



Cosey Fanni Tutti. Selflessness one, 2002


    Selflessness One a été réalisé au pied du "C" de 4 mètres de haut du "California adventure", situé dans le Disneyland de Los Angeles. À propos de cette action, elle écrit dans Art Sexe Musique : « Je m'infiltrais dans la trame du site [de Disneyland]. J'avais préparé une solution homéopathique à partir d'une eau de source distillée et des derniers tampons de ma vie, que j'avais réduits en cendre et laissé décanter dans une bouteille en plastique. J'ai versé la solution en dessinant le "4" que je m'étais fait tatouer. En ruisselant sur la pente du trottoir sec, elle a formé, de façon assez appropriée, le symbole de l'anarchie. C'était déjà fini, et nous sommes partis vers les attractions comme de vrais touristes. Pour garder une trace de cette action et lui ajouter un élément essentiel, j’ai acheté un pavé souvenir hexagonal sur lequel j’ai fait graver mon nom et la date de "Selflessness One". Il se trouve aujourd’hui, parmi tant d’autres, dans le hall d’entrée pavé du Disney California Adventure Park. »[7]

    CFT témoigne ici, non seulement du passage du temps et de sa ménopause, mais aussi, probablement, de l’abandon des idéaux de sa jeunesse. Le 4 est son chiffre fétiche, qu’elle abandonne aux pieds de Disneyland.

    That’s all folks !





 





[1] Lire, à ce sujet, Bruce Bégout, Dériville. Les situationnistes et la question urbaine, 2017, et Los Angeles, capitale du XXème siècle, 2019. Editions Inculte, collection « barnum », pour ces deux essais.

[2] Bruce Bégout, Los Angeles, capitale du XXème siècle. P. 108.

[3] Ici, la différence entre playing et game, société de loisir et société de consommation, est même essentielle. Bruce Bégout, Dériville, p. 64.

[4] « Léa, 24 ans, plante verte dans un palace parisien » In Boulots de merde ! Du cireur au trader. Enquête sur l’utilité et la nuisance sociale des métiers. Julien Brygo et Olivier Cyran. Ed. La Découverte, 2018. P. 51.

[5] David Graeber, Bullshit jobs, p. 67.

[6] Bruce Bégout, Los Angeles, capitale du vingtième siècle. P. 86.

[7] Cosey Fanni Tutti, Art Sexe Musique, p. 342.

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