samedi 15 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 16 : le timonier du 9.3

 


Andy Warhol, Mao


    Dans son roman, Celia Levi nomme, au début, celui qui a créé le centre d’art La Tannerie à Pantin « le timonier du 9.3 ». Ce rapprochement entre Mao et un homme à l’origine d’une dystopie néolibérale est cocasse, et cela d’autant plus quand on sait que l’autrice est une Française d’origine chinoise. Pour son troisième roman, Dix yuans un kilo de concombres, elle suivait, dans ses déambulations à Shangaï, Xiao Fei, un Chinois dont l’appartement vétuste était convoité par des promoteurs immobiliers[1] ; et il y aurait, sans doute, beaucoup à dire sur ce qu’il y a de Xiao Fei dans Jeanne, ou sur la façon dont l’autrice décrit Shangaï ou Paris. Quelque chose de Far away, so close ou de fractal, aujourd’hui, entre la Chine contemporaine et Paris. Comme si le 9.3, malgré tout, pouvait se laisser entraîner, lui aussi, dans un « grand bond en avant », comme si « l’enfer était pavé de bonnes intentions », non seulement ce que la Chine de Mao a été, et les tragédies historiques qu’elle a encore à nous révéler aujourd’hui, mais aussi dans ce qu’une banlieue de Paris, battant des records de chômage, pourrait devenir, si elle suivait les projets sociétaux d’un homme voué aux méthodes du management entrepreneurial. Comme si toutes les dystopies se ressemblaient ou que l’Histoire pouvait se répéter, malgré les antagonismes des systèmes au pouvoir, d’un côté ou de l’autre de l’échiquier politique. Il reste que le terme de « timonier du 9.3 » est le titre d’un article que Jeanne lit, lorsqu’elle s’intéresse, au début du roman, aux origines du centre culturel dans lequel elle se retrouve à travailler comme accompagnante[2].

    Entre la politique de Mao et celle du responsable de la Tannerie, le fossé est, évidemment, énorme – raison pour laquelle celui-ci n’est pas placardé comme étant « Grand timonier » au début du roman, ni même « petit timonier », mais simplement « timonier », un timonier sis au département du 9.3, Seine-Saint-Denis. D’abord, dans le cours du récit de Celia Levi, on ne sait rien de lui, pas même son nom. L’autrice le fait pourtant apparaître au loin, ainsi qu’une personnalité historique, une ombre, comme celle de Napoléon, par exemple, dans un roman réaliste de Stendhal ou de Hugo. Le directeur de la Tannerie offre, certes, un horizon politique à son centre d'art, il en est la perspective, celui qui semble tirer des ficelles, tout au moins dans la ville de Pantin (et peut-être que Pantin, en tant que ville, n’a été choisie par Celia Levi que par ce que ce nom évoque et connote) ; ce timonier-ci tire, certes, les ficelles du pantin mais, cette fois, de façon totalement déconnectée des sphères politiques traditionnelles. Le timonier du 9.3 n’a pas de médaille à son effigie, ni parti ni programme politique, ni affiche ou slogan à quoi accoler son nom. Timonier du 9.3 est, dès lors, un anonyme parmi d'autres, responsable d’un centre d’art de 60 000 m² qui, dans le cours du roman de Levi, devient pépinière de talents, incubateur d’entreprises et centre d’insertion pour jeunes, en lien avec la Mission locale. Plus de culte de la personnalité comme à l’Est ou en Chine, puisque, sous nos climats, propagande et communication externe sont réduites à portion congrue. Nous ne sommes plus là dans le gouvernement de la culture, mais dans sa gouvernance, de celle que le philosophe canadien Alain Deneault a épinglée, en 2016, dans un essai politique, Médiocratie. Pour Celia Levi, le timonier du 9.3 pourrait bien être ce qu’a été, au Canada, selon le philosophe Alain Deneault, le multimilliardaire Paul Desmarais, l'administrateur du pétrolier Total et le PDG de la firme Power Corporation[3]. La comparaison, tout au moins ici, est à creuser.

    Qui est Paul Desmarais ? Il est à peu près certain qu’une telle personnalité canadienne, morte à 83 ans en 2013, est assez mal connue dans son propre pays. Pour son portrait, le philosophe Alain Deneault part, dans Médiocratie, d’une vidéo, produite par la dynastie Desmarais, ayant été piratée par la constellation Anonymous, et dans laquelle on découvre une réception donnée par le milliardaire, dans son château de Sagard à Québec, pour l’anniversaire de sa femme Jacqueline Desmarais en 2008 [4]. Des personnalités comme George W. Bush, Bill Clinton, Nicolas Sarkozy, Juan Carlos, Lucien Bouchard, Brian Mulroney, Jean Charest, Adrienne Clarkson, Robert Charlebois, Luc Plamondon et Jean Chrétien ont été invitées. Selon le journal satirique québécois Le Couac, le coût de cette réception oscillait entre 12 et 14 millions de dollars.

DVD Gouverne(mental) « Anonymous Quebec », 2012.

   

     Ici, il faut en venir un peu à ce qu’est le domaine Sagard, un territoire de la province de Charleroi, au Nord Est de la ville de Québec. Paul Desmarais semble en avoir fait l’acquisition à la fin des années 80. Fin des années 90, il y a fait construire une réplique de la villa Foscari, bâtie près de Venise au milieu du seizième siècle, le modèle de la bâtisse seigneuriale classique et des jardins à la française. Là, dans son petit Versailles, M. Desmarais jouait à Louis XIV comme un enfant dans son parc. Le problème, c’est qu’il n’était ni Louis XIV ni un enfant. Et le philosophe canadien Alain Deneault, de commenter l’anniversaire que Paul a donné à son épouse Jacqueline Desmarais au milieu des puissants de ce monde :

    « Voyant graviter autour du couple [composé de Paul et Jacqueline, donc] des figures de premier plan de la politique, de la finance ou de la culture, on comprend alors :

     1 – Qu’il existe un ordre de pouvoir bien réel qui n’est toutefois traduisible dans aucune forme constitutionnelle ni institution publiquement admise et reconnue. Ni élection, ni tribunal, ni structure, ni contre-pouvoir ne viennent formellement dire et encadrer cette puissance qui se célèbre.

    2 – Que cet ordre élitiste, étranger aux formes constitutionnelles du pouvoir, digère toutefois les formes traditionnellement admises du pouvoir. Il le fait, pour preuve, en admettant en son sein des personnalités politiques et autres personnages associés aux institutions formelles, lesquels arborent même des insignes, médailles et décorations conférés par des institutions de droit, ce toutefois dans un cercle où, soudainement, la hiérarchie se fait tout autrement… »[5]

    Naturellement, cette royauté « hors-sol » n’a pas lieu dans une ville défavorisée comme Pantin, mais dans un pays riche comme le Canada. Pourtant, entre la dynastie Desmarais et le timonier du 9.3 du roman de Celia Levi, on peut trouver nombre de points communs, mais aussi des différences, en premier lieu en matière d’art. Si l’un et l’autre personnages sont inconnus du grand public, ils jouent pourtant, l’un et l’autre, un rôle important dans la promotion d’un art institué (au sens de Castoriadis). D’abord, pour le fondateur de la Tannerie, « L’art est organique », c’est même le premier slogan que Jeanne lit de lui : « L’art est organique » Autrement dit « L’art, c’est la vie », comme il l’était pour Marcel Duchamp et Joseph Beuys. Les Desmarais sont ici d’accord avec le directeur de la Tannerie sur le fond politique, mais pas sur la forme esthétique. Il suffit de lire, à propos de Paul Desmarais, un article du poète Richard Martel, ayant créé à Québec, en 1982, un centre dédié à l’art contemporain et à la poésie, le Lieu : 

    « Lorsque les affaires le permettent, M. Desmarais fait du ski au Mont Gabriel et taquine le saumon, ce qu'il adore, écrivait alors ironiquement le poète Richard Martel à son sujet. Il chérit aussi la peinture où sa réputation semble aussi grande qu'en affaires.     

     — J'ai débuté avec un antiquaire d'Ottawa en 1955. Le premier achat fut un Borduas payé par chèques mensuels de 50 dollars pour un total de 650 dollars.

    Sa femme ne l'aimait pas au début mais elle a appris à l'apprécier depuis. Ce fut ensuite Riopelle, Fortin, Suzor-Côté, le Group of Seven, Lemieux, Pellan. Il a toujours acheté des tableaux par goût, même avant de prendre le contrôle de Power.

    Avec de l'aide, j'ai essayé d'acheter la meilleure période de chacun.

    Mais toutes ces activités ne l’empêchent pas de s'occuper ces jours-ci de trois campagnes de souscription d'universités canadiennes...»[6] 

    Ce qui lie donc Desmarais au timonier du 9.3, mis à part leur manque patent de connaissances de l’art contemporain (ils n'en ont pas le temps) : financer la culture, c’est de l’art, puisque l’argent n’a pas d’odeur, qu’il absorbe « en soi les contenus de la vie » (G. Simmel), il n’y a aucune différence : tout est dans tout. Pour les timoniers du monde actuel : créer un incubateur d’entreprise, miser sur les NTIC ou des start-up c’est de l’art ; travailler dans le champ de l’insertion professionnelle des jeunes ou miser sur des projets professionnels, voire faire du microcrédit, c’est de l’art. L’art n’est pas une tautologie, l’art est partout, même le soutien financier à la candidature présidentielle de Nicolas Sarkozy, pour la dynastie Desmarais, était de l’art [7]. L’art est partout, quand on a l’argent. Il suffit de s’intéresser à la carrière, au Canada, d’Hélène Desmarais, la belle-fille de Paul, pour comprendre à quel point l’art est lié aux créations d’entreprises petites et grandes [8]. On apprend ainsi qu’Hélène Desmarais est présidente du CA d’HEC de Montréal, du Centre d’entreprises et d’innovation de Montréal, mais aussi de l’Institut économique de Montréal. La belle-fille de Paul Desmarais a « depuis plus de 25 ans, fondé, réorganisé ou appuyé plusieurs institutions importantes, dans des secteurs aussi diversifiés que le développement économique, l’éducation, la santé, la culture et les politiques publiques. »

      De même, la Tannerie est un centre culturel qui organise des salons de l’emploi pour les séniors, mais elle fait aussi des travaux de bâtiment pour intégrer à son édifice historique des espaces de location qui abriteront des start-up, « travaillant sur des modèles de type horizontal, citoyen. »[9] ; et le poste d’accompagnante de Jeanne évoluera lui aussi, puisqu’elle se retrouvera à faire de la coordination pédagogique dans le domaine de l’insertion professionnelle pour des jeunes de Pantin, en stage in situ. La Tannerie n’est évidemment pas une mission locale, mais une mission locale est un centre d’art, puisque « l’art est organique ».

    Et les artistes en résidence à la Tannerie, qui sont-ils ? Certainement ont-ils suivi les cours en « gestion des arts et de la culture » d’HEC Montréal d’Hélène Desmarais, puisque l’artiste est, aujourd’hui, un auto-entrepreneur comme un autre. Tiré du plan de cours de gestion des arts d’HEC Montréal, cette note élevant l’ignorance de l’artiste au rang de savoir-être : « Il est important que les gestionnaires des arts et de la culture aient une connaissance minimale de la question des politiques culturelles. Il leur faut être en mesure d’aller au-delà des idées préconçues et des discours de revendications traditionnelles des gens du milieu. »[10] Dans La domestication de l’art, une analyse des politiques publiques françaises en matière d’art, Laurent Cauwet, le responsable des éditions al dante, inclut même la poésie française comme domaine nouveau du management culturel : « L’artiste, le poète, écrit-il, doivent accepter que leur temps ne leur appartienne plus, soit dévolu à leur métier d’employé-artiste, d’employé-poète ; que l’agenda de l’entreprise culture devienne leur agenda. »[11] Correctif : le poète n’est plus un employé, mais un auto-entrepreneur (dont le statut est proche de l’ouvrier spécialisé au XIXème siècle, mais dont le salaire est dorénavant ubérisé). Comme un séminariste doit être rompu à la théologie comme à la basse intendance, s’il veut accéder à la prêtrise, l’artiste &/ou poète de l’ère néolibérale est un auto-entrepreneur employant le jargon des ressources humaines, en somme un petit chef : « Converti aux modalités des HEC, tout artiste-entrepreneur qui se respecte pérore désormais sur "la culture organisationnelle, la gouvernance, l’affection des ressources et les relations entre artistes et dirigeants, et les dynamiques de pouvoir en place au sein et autour de ces organismes", en voyant dans les approches "expérientielles" en vogue les clés de l’exercice de ce pouvoir. », écrit à ce propos Alain Deneault [12]

     Et ce petit chef de l’art aura tout, aujourd’hui, de ce qui a fait Paul Desmarais ou le timonier du 9.3, qu’il réside à New York, Toronto, Paris, Pantin, Pierrefaite, Quiberon ou Shangaï, et il pourra exiger qu’on le reconnaisse à ce titre. 

    À la Tannerie, « il n’y eut aucun remous lorsque David [un accompagnateur, comme Jeanne] fut licencié pour faute grave. Il avait plaisanté un artiste qui portait un kilt, lui avait demandé si c’était bien vrai que les Écossais ne portaient pas de sous-vêtements sous le kilt, et si c’était le cas pour lui. Cela avait été demandé avec élégance, dans le cadre d’une longue discussion sur l’art. »[13]

    Les artistes, de nos jours, n’ont pas d’humour.   

 



[1] Dix yuans un kilo de concombres, Auch, Tristram, janvier 2014.

[2] La Tannerie, p. 53.

[3] Alain Deneault, La médiocratie. Chapitre 3, « Culture et civilisation ». Pages 147 à 178. La médiocratie, Alain Deneault. Editions Lux. Canada : 2016.

[4] Ibid., pp. 153-154. « Le Domaine Sagard - Le Domaine de l'Élite au Québec - illuminati 2014 »,

url. https://www.youtube.com/watch?v=70av501Qhv8

[5] La médiocratie, Alain Deneault. Editions Lux, 2016. P. 154.

[6] « L’art du sens conventionnel », article de 1983 de Richard Martel, au sujet des choix de Paul Desmarais en matière d’art, qui laissait déjà augurer de ce qu’il allait devenir. In Revue Inter Art actuel. Les éditions Intervention, 1983. Canada, Québec, numéro 21. url.https://www.erudit.org/fr/revues/intervention/1983n21intervention1078708/57324ac.pdf?fbclid=IwAR1MPep4_i23H2rKT8Q5sdkNiIL3LbNrjRSEFezEiZU61_GakAjLlwZe-s 

  

[7] Nicolas Sarkozy dira ainsi de Paul Desmarais en 2008 : « Si je suis aujourd'hui président, je le dois en partie aux conseils, à l'amitié et à la fidélité de Paul Desmarais. ». Desmarais recevra en 2008 la légion d’honneur de la main de Nicolas Sarkozy. Lire l’article du Monde « Mort de l'homme d'affaires canadien Paul Desmarais, ami de Sarkozy et d'Albert Frère », publié le 09 octobre 2013 à 20h57 - Mis à jour le 10 octobre 2013 à 18h29 – url. https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/10/09/mort-de-l-homme-d-affaires-canadien-paul desmarais-ami-de-sarkozy-et-d-albert-frere_3492845_3382.html

 

[8] Voir « NOTES BIOGRAPHIQUES – HÉLÈNE DESMARAIS, C.M., O.Q., LL.D. », sur le site du CEIM (Centre d’entreprises et d’innovation de Montréal), un incubateur & accélérateur d’entreprise fondé, en 1996. Ces notes commencent ainsi : « Hélène Desmarais est l’une des personnalités les plus influentes dans le milieu québécois des affaires. Depuis les années 1990, son nom est intimement lié aux mondes de l'entrepreneuriat et de l'innovation, dont elle fait ardemment la promotion et où elle est devenue une figure dominante. Elle s’est particulièrement illustrée par son engagement auprès des jeunes entrepreneurs. Elle a de plus, depuis plus de 25 ans, fondé, réorganisé ou appuyé plusieurs institutions importantes, dans des secteurs aussi diversifiés que le développement économique, l’éducation, la santé, la culture et les politiques publiques. »

https://www.ceim.org/wpcontent/uploads/2018/04/Biographie_helene_desmarais.pdf?fbclid=IwAR1w5DkmzyRloLOoSfrbg7bp5PLUeWn3Lm4OPaVEsvmnnEShf6zGYBCi45E

 

[9] La Tannerie, p. 165.

[10] Citation reprise à Alain Deneault. In La médiocratie, p. 159.

[11] La domestication de l’art. Politique et mécénat. Laurent Cauwet. La fabrique éditions : 2017. P. 44.

[12] La médiocratie, p. 160.

[13] La Tannerie, p. 233.



Aucun commentaire: