Tout est jeu et ouverture chez David
Graeber, un peu comme cela l’était déjà chez Deleuze. Il y a même, chez
l’anthropologue anarchiste, une pente métaphysique proche de la deleuzienne
dans son approche du monde : pour lui, jamais rien ne se réduit ni à une
logique ni à un sens, même l’Histoire et la politique. D’où l’humour de ses
textes et ce qu’ils ont d’irrésistible au lecteur. Il lui semble alors qu’il
n’ait nul besoin d’une connaissance de fond des sciences de l’économie ou de
l’anthropologie pour le lire ; Graeber se laisse approcher, il va même
jusqu’à provoquer le contact, puis il cherche à convaincre non pas seulement
par ses arguments, non par le verbe seul, mais par un engagement politique qui,
lui-même, joue et se joue. Car tout joue chez lui, il faut là se répéter, il y
a du jeu-même dans la machine-univers, il n’y a même que cela.
Un peu comme le jeu des vagues déterminé par les éléments marins pour le
surfeur sur son spot. Ce que recherche un surfeur, c’est la vague,
c’est-à-dire le jeu-même, le playing. Et donc, tôt le matin, sur la plage qu’il
s’est choisi à Honolua Beach ou à First Point Malibu, il est sur les hauteurs
et il étudie les rouleaux. Il cherche le take-off, soit le départ de la
mère des vagues, devant lui, celle qui plie à ses caprices toutes les autres. C’est
ce take-off, la reine des vagues devant lesquelles il se trouve, et il
lui faudra approcher d’elle, dans l’eau avec sa planche, s’il veut glisser sur
l’eau pour un voyage de quelques secondes ou de quelques minutes. Le take-off
est, pour lui à ce moment-là, la respiration d’Isis, la mère des mères. Le
portrait de Saïs n’est plus figé, mais dynamique et tubulaire. Et le playing
détermine ce départ de ride, le jeu des rouleaux sur le spot où le surfeur se
trouve.
Playing (ou Isis) semble donc être, avant tout, un mot. On peut même
dire qu’il n’y a jamais eu d’improvisation absolument libre des éléments. Après
tout, la plus grande vague à l’horizon semble approcher sans qu’il n’y ait de
hasard ni de transcendance divine à sa venue, même si elle-même est sujette aux
forces marines qui la font être là sans motif divin, à quelques centaines de
mètres de lui. Mais le surfeur ne voit ni Neptune ni Protée, ni forces motrices
ni cartes des courants marins ; ce qu’il voit c’est la vague, soit
le playing, ce que Deleuze appelait la « différence sans concept ».
Le playing est toujours là comme étant la neutralité du réel, son indifférence
concrète. Le playing est un mur aveugle et sans conscience, sa cruauté est
pure, parce qu’aucun esprit ne l’habite. Vous pouvez vous briser contre une
vague de dix mètres, elle ne vous pleurera pas. Le jeu se passe donc dans la
tête du surfeur qui va jouer avec les vagues, il est, avant tout, un vertige,
le vertige du constat entre la contingence des éléments qu’il cherche à
maîtriser et le vertige de la dérive qui l’anime. « Et ce jeu-là vaut bien
la vie », se dit-il parfois avant de rentrer dans l’eau.
Pour le surfeur, généralement, il n’y a pas de frontière nette et
précise entre playing et game, et pourtant tout est clair pour lui. Au début,
il y a le réel, le take-off, sur lequel il lui faudra avancer pour son drop,
soit le moment où il lui faudra se lever sur sa planche. Tout se passe
entre Inspir et Expir, et celui-ci, pour lui, vient d’Isis. Qui n’est ni déesse
ni hasard pur, mais le jeu libre des contingences. Et, si nous savons que tout
est donné par ce playing, s’il est le sel de la vie, nous savons aussi qu’il
nous échappe toujours. Mais l’important n’est pas Isis, ou playing, mais le
drop. L’essentiel est de savoir se lever sur la planche au moment voulu. L’essentiel
est ce game déterminé par le playing. Ce qui ne signifie pas que tout le monde
est surfeur, artiste ou compositeur de musique improvisée ; en fait, pour
un John Cage et un Morton Feldman, il y a des centaines de musiciens médiocres.
Et combien de surfeurs pour un Kelly Slater ?
Le playing, ou take-off, est ce que les Grecs appelaient le Kaïros. Le
Kaïros est le moment unique, celui où vous devez attraper le diable par la
queue. Cosey est le nom de celle qui a su attraper ce moment. Il y a des
moments pour le drop, certains ont la chance de le saisir, d’autres non. Rien
n’est écrit à l’avance. Vous pouvez vous exercer toute votre vie pour la vague
et ne jamais l’atteindre. Cosey Fanni Tutti, elle, l’a atteinte.
Cosey, dans COUM, sera d’abord Cosmosis pour Genesis P-Orridge –
P-Orridge, comme le porridge qu’il mangeait constamment dans les squats à Hull ;
telle anecdote est importante ici pour la suite des événements. Cosmosis est un
mot-valise, une hybridation de cosmos avec osmose ; le lien, tissé par
GPO, entre Genesis & Cosmosis, serait de l’ordre de la hiérogamie, s’il
n’était contrebalancé par ce porridge, sorte de bouillie d’avoine, proche du
mastic, qu’on fait avaler aux enfants, et dont l’aspect frustre & frugal
détonne pour le moins dans la bouche d’un Gourou. La Genèse, ici, est et n’est
pas sérieuse ; autrement dit, comme toute genèse authentique, elle est
proprement déceptive. Il n’y a pas de chœurs des anges offrant ses lustres au
moment, rien de solennel ne vient, sauf un rire particulier, celui du Fripon ou
du Trickster, ce personnage ludique à l’origine de toutes les misères du monde,
et que l’on retrouve, sur terre, dans nombre de mythes originels. Le porridge
de GPO est le take-off sur lequel se noue et se dénoue tout jeu sérieux, son
évocation provoque un rire libérateur, proche de celui du dadaïsme et du
bouddhisme zen.
Par
la suite, Cosmosis devient Cosey, puis Cosey Fanni Tutti, pseudonyme que
l’artiste et galeriste anglais Robin Klassnik lui donne dans une lettre et
qu’elle adoptera. Car Cosey Fanni Tutti fait entendre l’expression italienne Cosi
Fan Tutte, signifiant « ainsi soient-elles », variante féministe du
mot hébreu Amen qui conclut toutes les prières de la Bible et dont
Mozart a donné le titre à un opéra buffa. Cosey Fanni Tutti est la variante
punk & trash de l’opéra de Mozart, dont le thème est celui des jeux de
l’amour et du hasard. CFT est un marivaudage punk.
Le
prétexte de l’opéra Cosi Fan Tutte de Mozart ? À Naples, deux
jeunes hommes épris de leurs fiancés, donc fermement convaincus de la sincérité
et de l’honnêteté de celles-ci, se lancent dans un pari d’argent avec Don
Alfonso, homme cynique et dans la force de l’âge. Selon Don Alfonso, « La
fidélité des femmes est comme le Phénix arabe : chacun dit qu’il existe,
mais personne ne sait où il est. »
Pour le cynique, la fidélité des femmes ressemble au Phénix arabe ou au serpent de mer, comme la BTP de Marx pour certains économistes. Et sa passion – car le cynisme est une passion morbide, comme l’avarice ou le blasement – le pousse à apporter la preuve que l’un et l’autre sont des chimères : il n’y a pas plus de fidélité à attendre d’un homme ou d’une femme en amour qu’il n’y a d’émancipation du modèle capitaliste pour les peuples. Pour le cynique, chaque femme et chaque homme sont soumis à l’économie sexuelle dont l’anthropologue féministe Kristen Ghodsee a présenté la théorie dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme (Kristen Ghodsee, éditions Lux, 2020). Don Alfonso est persuadé que l’amour est une variable économique. Mais, contrairement à Kristen Ghodsee, la question d’une société idéale favorisant le bonheur amoureux lui est indifférent ; pour lui, qu’une société soit capitaliste ou socialiste ne change rien à l’affaire : toutes les femmes sont inconstantes, l’ont toujours été et le seront toujours. Nous sommes dans une comédie napolitaine, nous sommes dans un Naples imaginaire, comme l’est, de nos jours en Inde, Chamonix et le Mont-Blanc pour les amateurs de films Bollywood.
Et CFT, quant à elle ?
CFT est une groupie de vingt ans
qui mise sur un énergumène, comme Gala, de voyage à Figueras avec André Breton
et son mari Paul Eluard, mise sur Dali. L’une et l’autre ont sorti leur Joker.
Lorsque Gala, accompagnée d’Eluard, arrive à Cadaqués chez Dali, elle est déjà
nue derrière la porte. Tout de suite, Dali se forme une espèce de mélange
d’excréments de chèvres, d’alcool de poisson et d’aspic dont il s’enduit le
corps pour sa ronde amoureuse. Genesis, lui, rapporte que sa première rencontre
avec CFT a eu lieu avant un acid test où, déjà passablement défait, il
s’amusait à traverser l’université de Hull en tirant une énorme branche de
vingt pieds de long[1].
Dali & Genesis ont cela de commun qu’ils ont toujours été, au sens large et
étymologique du terme, des énergumènes, soit des exaltés capables de se
prendre pour Dieu[2] ;
en somme des pervers (du verbe latin « pervertere » qui signifie sens
dessus-dessous) pouvant gêner non seulement la liturgie des messes des premiers
chrétiens à Rome, dans les catacombes sous Néron, mais de mettre en danger la
vie de leur communauté religieuse par leurs cris extatiques. CFT et Gala ont,
toutes les deux, parié leur vie sur des énergumènes, toutes les deux ont tiré
le diable par la queue. Sauf que Dali a eu le coup de foudre pour Gala dès leur
première rencontre et, en bon catholique espagnol, il a toujours affirmé lui avoir été
fidèle. Sauf que le peintre surréaliste est devenu quasi aussi célèbre et riche
que les Beatles… pas GPO. GPO, lui, s’il a craqué pour CFT, n’est jamais devenu
ni riche ni célèbre ; il a même fait le serment à CFT d’être toujours
infidèle et pauvre. Parce que, contrairement à CFT & GPO, ni Gala ni Dali
n’ont mêlé jusqu’au bout l’art et la vie, comme on sait : tous deux
savaient arrêter le jeu au moment où il était question d’argent. Gala, en bonne
intendante, remettait les pendules à l’heure et faisait bonne figure, quand les
intérêts de son couple étaient en jeu. Pas CFT. CFT savait s’arrêter pour
elle-même, appuyer sur le bouton « pause » quand elle le
souhaitait ; elle n’a jamais tiré aucun cordon de bourse et faisait
entendre sa voix. CFT n’a jamais sacrifié son intégrité, même lorsqu’elle
n’avait rien, même lorsqu’elle était dépendante de GPO. Et GPO ne lui a jamais
pardonné qu’elle soit, à sa façon, mendiante et orgueilleuse.
Qu’est-ce qui fait qu’un jeu n’est plus un jeu ? Quand est-ce que
l’utopie devient une dystopie ? Graeber répond à ces questions à la fin de
Bullshit jobs et dans L’anarchie pour ainsi dire. L’anthropologue
reprenait en politique les propos du philosophe Michel Foucault sur le
sado-masochisme. Selon Graeber, un peuple est libre par rapport à son Etat
lorsqu’il peut lui intimer l’ordre d’arrêter, comme la victime SM peut
signifier « orange » afin que les sévices de son dominant s’arrêtent.
Comme l’enfant dit « pouce » quand il a assez joué. CFT n’a jamais
dit ni « orange » ni « pouce » à GPO, mais
« pause » ; elle marquait un temps d’arrêt lui permettant de
souffler, quand les exigences de GPO devenaient insupportables. En tant que mendiante
et orgueilleuse, elle a, en somme, toujours accepté son jeu. Pour COUM,
Throbbing Gristle et sa propre carrière, CFT n’a eu de cesse de freiner la
machine GPO. De sorte que CFT, par un certain côté, ressemble à Jeanne, dans La
Tannerie de Celia Levi : Jeanne est, elle aussi, la groupie d’un homme
qui la mène en bateau dans son centre culturel : un homme que les journalistes
appellent « le grand timonier du 93 » et qu’elle n’a jamais approché.
Parce que l’on ne peut approcher vraiment un pervers que lorsqu’on acquiesce
totalement à ses règles : c’est ce qu’a fait Gala avec Dali, c’est ce que,
trente ans plus tard, Lady Jaye fera avec GPO – raison pour laquelle celui-ci
la considérait comme son âme véritable. Pourtant l’histoire d’amour entre CFT et
GPO est plus intéressante que celle entre Gala et Dali, ou celle de GPO avec
Lady Jaye. Parce qu’elle montre combien les corps et les sentiments peuvent
résister à une soif d’absolu, cette forme d’insatiabilité romantique et morbide,
que la marotte du Joker (et du pervers) figure sur les cartes.
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