vendredi 14 janvier 2022

DEUX TANNERIES - suite 15 : l’air de rien

 



« Tout homme et toute femme est une star. »

 

Aleister Crowley

 

    Comment Jeanne, dans La Tannerie, peut-elle avoir cette « manière de ne pas être là » typique des employés modernes que l’Europe fabrique à partir des années 20 du vingtième siècle ? Comment peut-elle être un « multidividu », sadique à la petite semaine et victime du sadisme de son employeur, dans le même temps ? Comment Jeanne a-t-elle l’air de rien ?

    Si on se penche sur l’expression d’un peu plus près, celle-ci nous embarrasse rapidement. Comment peut-on ressembler à rien ? « On ressemble toujours à quelque chose. », affirme l’opinion, certaine ici d’avoir raison. « L’air de rien » heurte la logique, comme la condition d’esclaves heurtait l’humanité des Grecs de l’antiquité. « Comment, se demandaient les Grecs, peut-on tant ressembler à un homme et être cependant dépourvu de toute liberté ? Pourquoi l’esclave ne dit jamais "pouce", comment accepte-t-il sa servitude ? », et ils s’empêtraient dans cette contradiction, entre la forme humaine, qui devait être pleine de vie et libre, et le fond vide des vies esclaves. Le problème concerne ici l’ontologie du rien que l’Europe, deux mille ans durant, n’a jamais cessé de nier après le philosophe Parménide. Car le fond de l’homme n’est rien, ce que le philosophe Jean-Paul Galibert appelle « l’inexistence », et qu’il développe dans ses textes : l’origine-même de nos vies est RIEN, RIEN est notre part commune[1]. Pourtant, aujourd’hui encore, nombre d’hommes, très sensés, diront que « l’air de rien » est une expression qui ne se rapporte à rien de concret, alors même qu’ils sont les premiers à concevoir l’univers comme poussière de Cantor. Pour eux, notre univers est essentiellement formé de vide, mais l’air de rien n’existe pas. De même, la notion de multivers peut s’entendre en astrophysique, mais pas chez l’homme. Alors que cette manière de ne pas être là, ou de devoir changer sans cesse, se retrouve partout, maintenant, dans le monde du travail, avec la montée en flèche du secteur tertiaire, à partir des années 50. Alors que l’air de rien est devenu l’air le plus commun de notre humanité, celui que l’on retrouve aux quatre coins du monde. Alors qu’elle est le b.a.-ba du savoir-être que les écoles enseignent, de la maternelle au Supérieur. L’air de rien est notre minima moralia.

    L’air de rien a même toujours existé, depuis que l’homme est homme, et même avant ; elle nous est l’attitude la plus familière que les sociétés humaines ont charriée, depuis l’invention du patronyme comme nom de famille : « Au nom du Père » se signent encore gravement les catholiques aux quatre coins du monde, et les autres religions du Livre leur emboitent le pas. Au nom du Père, au nom du mâle alpha, au nom de la force physique, en somme. Car, avant même le nom du Père, force et violence physiques sont les vecteurs privilégiés des Humanités. Ainsi, le mot famille vient du latin familius qui désignait le serviteur de la maison, et tout ce qui n’était pas le maître de maison ou ses amis, durant l’Antiquité, étaient les familiers : mères, femmes, enfants, esclaves au service du père qui avait droit de vie et de mort sur son troupeau. La famille est, aux sources, l’ensemble des esclaves d’une maison. L’air de rien est donc universel, il est l’universalité-même, qui fait de l’esclave ce qu’il est, pour la prospérité de son maître. Et si Jeanne nous est si familière, c’est qu’elle partage, au fond, cette inexistence coutumière à l’origine de l’intendance de nos fermes et maisons, depuis les siècles des siècles.

    Le problème actuellement, c’est que, si, au vingtième siècle, l’émancipation des femmes (soit de la moitié de l’humanité) a émergé, les réflexes ataviques sont toujours demeurés manifestes comme force des habitudes et inertie. Témoin de cette montée en flèche de la cause politique des femmes à travers le monde, la lutte pour les droits des Afro-américains aux Etats-Unis, dans les années 60-70. Dans Black America, l’historienne Caroline-Rolland Diamond montre combien les femmes noires américaines ont été le ciment de ces luttes contre le système raciste américain mis en place avec la ségrégation. On peut même dire que, sans le travail des femmes aux Etats-Unis dans les luttes pour les droits civiques, il n’y aurait pas eu de révolution culturelle. Mais, comme Lénine avec Alexandra Kollontaï, la ministre chargée des affaires féminines durant la révolution russe, les militantes américaines des années 60 n’ont alors jamais été considérées que comme le ciment sur lequel l’homme pose ses briques. Ainsi, des militantes noires dans le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques dans les années 1960. Au sein du SNCC, le ratio homme-femme était alors équivalent, ce qui marquait un progrès complétement inédit aux Etats-Unis, par rapport aux années 50 : les femmes noires américaines accédaient alors à la parole publique[2]. -- Il faut ici marquer un temps d’arrêt : dans le pays le plus puissant du monde, la femme noire, celle la plus réprimée par des siècles de guerres coloniales, accédait au statut réservé à l’homme. L’essentiel de la révolution culturelle se trouve là : dans la Rome moderne, le pays le plus puissant au monde, l’AmeriKKKe comme la désignaient alors les Black Panthers, c’est l’esclave la moins visible, celle qui a été la plus niée par des siècles de culture, qui se bat pour ses droits et sa dignité. Et, à travers la femme africaine-américaine des années 60, c’est alors la moitié de l’humanité qui se bat. Le moment où l’humanité accède véritablement à la démocratie se situe là, pas avant ni après, mais là. Et, qu’ont dit les hommes militants noirs du SNCC, qu’a dit aussi Martin Luther King ? Qu’elles n’ont l’air de rien, mais qu’elles sont le ciment des luttes, sur lequel les hommes mettent leurs pierres pour construire leurs maisons. Toute la gauche américaine d’alors, toute l’avant-garde politique, jusque dans les rangs du Black Power, malgré des déclarations humanistes de circonstance, en est alors au même point que la droite : « L’invisibilité des militantes noires, écrit ainsi Caroline Rolland-Diamond dans Black Amerika, à de très rares exceptions comme Ella Becker ou Gloria Richardson, n’était pas l’apanage du Sud. Alors que les luttes dans les centres urbains du Nord et de l’Ouest se concentraient sur les questions essentielles du logement, de la santé et de l’éducation qui étaient au cœur de l’activisme féminin noir depuis la fin du XIXème siècle, la couverture médiatique des actions de protestation continuait comme au Sud de mettre l’accent sur les faits et gestes et les déclarations des dirigeants hommes. Ce dédain caractérisait aussi les organisations blanches de la Nouvelle Gauche et, plus largement, l’ensemble de la société. »[3]

    Dans les pays de l’Est, durant la guerre froide, Kristen Ghodsee montre, dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme, que les Etats ont généralement assuré le plein emploi aux femmes et l’égalité de traitement entre femmes et hommes en matière de salaire et d’éducation. Les femmes avaient alors, en général, autant de droits d’accéder aux appareils de direction que les hommes… sauf lorsqu’il s’agissait de siéger dans les hautes sphères politiques[4]… La biologiste hongroise Katalin Kariko, à l’origine des thérapies géniques ARN actuelles et d’un vaccin contre le Covid, a largement bénéficié de ce type d’éducation, dans les années 70. Et, si elle émigre aux Etats-Unis dans les années 80, c’est que la Hongrie manquait alors de moyens financiers et technologiques permettant de favoriser ses recherches scientifiques. Un tel modèle de parité entre hommes et femmes a sans doute contribué, durant les Trente Glorieuses, aux efforts, à l’Ouest, en matière d’égalité entre femmes et hommes, chaque bloc, durant la guerre froide, cherchant à promouvoir son « modèle » de femme libre et voulant faire mieux que l’ « ennemi ».

    Par la suite, avec la chute du mur de Berlin, le modèle phallocratique revient en force avec la mondialisation, « l’air de rien » réinvestit les corps, à l’Est comme à l’Ouest. Jeanne, en tant que travailleuse socio-culturelle et précaire d’une dystopie, est largement héritière des conséquences de cette chute. Elle est, comme on verra, les petites mains du secteur socio-culturel capitaliste, celles qui travaillent pour la promotion de la culture, sa transmission, et pour l’insertion professionnelle des jeunes ; elle est aussi l’air de rien actuel du militantisme à gauche. Mais cet air de rien, comme on s’en doute maintenant, n’est rien ni ne donne rien.  


 



[1] Lire, à ce sujet, Invitations philosophiques à la pensée du rien de Jean-Paul Galibert. Invitations philosophiques à la pensée du rien, éditions Léo Scheer, coll. « Manifeste ». 2004.

[2] A propos du rôle des femmes afro-américaines dans le SNCC durant les années 60, lire « Les femmes noires, petites mains du mouvement ». Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXè-XXIè siècle), Caroline Rolland-Diamond. Ed. La Découverte, 2019. Pp. 332-336.

[3] Ibid. P. 334.

[4] Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Pp. 68-77. Pp. 74-75, Kristen Ghodsee s’appuie sur les statistiques de l’Organisation Internationale du Travail de 1985 en matière d’emploi entre les hommes et les femmes dans les pays de l’Est et de l’Ouest, des années 50 à 70.  

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