« Tout homme et toute femme est une star. »
Aleister Crowley
Comment Jeanne, dans La Tannerie, peut-elle avoir cette
« manière de ne pas être là » typique des employés modernes que
l’Europe fabrique à partir des années 20 du vingtième siècle ? Comment
peut-elle être un « multidividu », sadique à la petite semaine et
victime du sadisme de son employeur, dans le même temps ? Comment Jeanne
a-t-elle l’air de rien ?
Si on se penche sur l’expression d’un peu plus près, celle-ci nous
embarrasse rapidement. Comment peut-on ressembler à rien ? « On
ressemble toujours à quelque chose. », affirme l’opinion, certaine ici
d’avoir raison. « L’air de rien » heurte la logique, comme la condition
d’esclaves heurtait l’humanité des Grecs de l’antiquité. « Comment, se
demandaient les Grecs, peut-on tant ressembler à un homme et être cependant
dépourvu de toute liberté ? Pourquoi l’esclave ne dit jamais "pouce",
comment accepte-t-il sa servitude ? », et ils s’empêtraient dans
cette contradiction, entre la forme humaine, qui devait être pleine de vie et
libre, et le fond vide des vies esclaves. Le problème concerne ici l’ontologie
du rien que l’Europe, deux mille ans durant, n’a jamais cessé de nier après le
philosophe Parménide. Car le fond de l’homme n’est rien, ce que le philosophe
Jean-Paul Galibert appelle « l’inexistence », et qu’il développe dans
ses textes : l’origine-même de nos vies est RIEN, RIEN est notre part
commune[1]. Pourtant, aujourd’hui
encore, nombre d’hommes, très sensés, diront que « l’air de rien » est une
expression qui ne se rapporte à rien de concret, alors même qu’ils sont les
premiers à concevoir l’univers comme poussière de Cantor. Pour eux, notre
univers est essentiellement formé de vide, mais l’air de rien n’existe pas. De
même, la notion de multivers peut s’entendre en astrophysique, mais pas chez l’homme.
Alors que cette manière de ne pas être là, ou de devoir changer sans cesse, se
retrouve partout, maintenant, dans le monde du travail, avec la montée en
flèche du secteur tertiaire, à partir des années 50. Alors que l’air de rien
est devenu l’air le plus commun de notre humanité, celui que l’on retrouve aux
quatre coins du monde. Alors qu’elle est le b.a.-ba du savoir-être que les
écoles enseignent, de la maternelle au Supérieur. L’air de rien est notre minima
moralia.
L’air de rien a même toujours existé, depuis que l’homme est homme, et même avant ; elle nous est l’attitude la plus familière que les sociétés humaines ont charriée, depuis l’invention du patronyme comme nom de famille : « Au nom du Père » se signent encore gravement les catholiques aux quatre coins du monde, et les autres religions du Livre leur emboitent le pas. Au nom du Père, au nom du mâle alpha, au nom de la force physique, en somme. Car, avant même le nom du Père, force et violence physiques sont les vecteurs privilégiés des Humanités. Ainsi, le mot famille vient du latin familius qui désignait le serviteur de la maison, et tout ce qui n’était pas le maître de maison ou ses amis, durant l’Antiquité, étaient les familiers : mères, femmes, enfants, esclaves au service du père qui avait droit de vie et de mort sur son troupeau. La famille est, aux sources, l’ensemble des esclaves d’une maison. L’air de rien est donc universel, il est l’universalité-même, qui fait de l’esclave ce qu’il est, pour la prospérité de son maître. Et si Jeanne nous est si familière, c’est qu’elle partage, au fond, cette inexistence coutumière à l’origine de l’intendance de nos fermes et maisons, depuis les siècles des siècles.
Le problème actuellement, c’est que, si, au
vingtième siècle, l’émancipation des femmes (soit de la moitié de l’humanité) a
émergé, les réflexes ataviques sont toujours demeurés manifestes comme force
des habitudes et inertie. Témoin de cette montée en flèche de la cause
politique des femmes à travers le monde, la lutte pour les droits des
Afro-américains aux Etats-Unis, dans les années 60-70. Dans Black America, l’historienne
Caroline-Rolland Diamond montre combien les femmes noires américaines ont été
le ciment de ces luttes contre le système raciste américain mis en place avec
la ségrégation. On peut même dire que, sans le travail des femmes aux
Etats-Unis dans les luttes pour les droits civiques, il n’y aurait pas eu de
révolution culturelle. Mais, comme Lénine avec Alexandra Kollontaï, la ministre
chargée des affaires féminines durant la révolution russe, les militantes
américaines des années 60 n’ont alors jamais été considérées que comme le
ciment sur lequel l’homme pose ses briques. Ainsi, des militantes noires dans
le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC),
l’un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques
dans les années 1960. Au sein du SNCC, le ratio homme-femme était alors
équivalent, ce qui marquait un progrès complétement inédit aux Etats-Unis, par
rapport aux années 50 : les femmes noires américaines accédaient alors à
la parole publique[2].
-- Il faut ici marquer un temps d’arrêt : dans le pays le plus puissant du
monde, la femme noire, celle la plus réprimée par des siècles de guerres
coloniales, accédait au statut réservé à l’homme. L’essentiel de la révolution
culturelle se trouve là : dans la Rome moderne, le pays le plus puissant
au monde, l’AmeriKKKe comme la désignaient alors les Black Panthers, c’est
l’esclave la moins visible, celle qui a été la plus niée par des siècles de
culture, qui se bat pour ses droits et sa dignité. Et, à travers la femme africaine-américaine
des années 60, c’est alors la moitié de l’humanité qui se bat. Le moment
où l’humanité accède véritablement à la démocratie se situe là, pas avant ni
après, mais là. Et, qu’ont dit les hommes militants noirs du SNCC, qu’a dit aussi
Martin Luther King ? Qu’elles n’ont l’air de rien, mais qu’elles sont le
ciment des luttes, sur lequel les hommes mettent leurs pierres pour construire
leurs maisons. Toute la gauche américaine d’alors, toute l’avant-garde
politique, jusque dans les rangs du Black Power, malgré des déclarations
humanistes de circonstance, en est alors au même point que la droite :
« L’invisibilité des militantes noires, écrit ainsi Caroline
Rolland-Diamond dans Black Amerika, à de très rares exceptions comme
Ella Becker ou Gloria Richardson, n’était pas l’apanage du Sud. Alors que les
luttes dans les centres urbains du Nord et de l’Ouest se concentraient sur les
questions essentielles du logement, de la santé et de l’éducation qui étaient
au cœur de l’activisme féminin noir depuis la fin du XIXème siècle, la
couverture médiatique des actions de protestation continuait comme au Sud de
mettre l’accent sur les faits et gestes et les déclarations des dirigeants
hommes. Ce dédain caractérisait aussi les organisations blanches de la Nouvelle
Gauche et, plus largement, l’ensemble de la société. »[3]
Dans les pays de l’Est, durant la guerre froide, Kristen Ghodsee montre,
dans Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme,
que les Etats ont généralement assuré le plein emploi aux femmes et l’égalité
de traitement entre femmes et hommes en matière de salaire et d’éducation. Les
femmes avaient alors, en général, autant de droits d’accéder aux appareils de
direction que les hommes… sauf lorsqu’il s’agissait de siéger dans les hautes
sphères politiques[4]…
La biologiste hongroise Katalin Kariko, à l’origine des thérapies géniques ARN
actuelles et d’un vaccin contre le Covid, a largement bénéficié de ce type
d’éducation, dans les années 70. Et, si elle émigre aux Etats-Unis dans les
années 80, c’est que la Hongrie manquait alors de moyens financiers et
technologiques permettant de favoriser ses recherches scientifiques. Un tel
modèle de parité entre hommes et femmes a sans doute contribué, durant les
Trente Glorieuses, aux efforts, à l’Ouest, en matière d’égalité entre femmes et
hommes, chaque bloc, durant la guerre froide, cherchant à promouvoir son « modèle »
de femme libre et voulant faire mieux que l’ « ennemi ».
Par la suite, avec la chute du mur de Berlin, le modèle phallocratique
revient en force avec la mondialisation, « l’air de rien » réinvestit
les corps, à l’Est comme à l’Ouest. Jeanne, en tant que travailleuse
socio-culturelle et précaire d’une dystopie, est largement héritière des
conséquences de cette chute. Elle est, comme on verra, les petites mains du
secteur socio-culturel capitaliste, celles qui travaillent pour la promotion de
la culture, sa transmission, et pour l’insertion professionnelle des jeunes ;
elle est aussi l’air de rien actuel du militantisme à gauche. Mais cet air de
rien, comme on s’en doute maintenant, n’est rien ni ne donne rien.
[1] Lire, à
ce sujet, Invitations philosophiques à la pensée du rien de Jean-Paul
Galibert. Invitations philosophiques à la pensée du rien, éditions Léo
Scheer, coll. « Manifeste ». 2004.
[2] A propos
du rôle des femmes afro-américaines dans le SNCC durant les années 60, lire
« Les femmes noires, petites mains du mouvement ». Black America.
Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXè-XXIè siècle), Caroline
Rolland-Diamond. Ed. La Découverte, 2019. Pp. 332-336.
[3] Ibid.
P. 334.
[4] Pourquoi
les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Pp. 68-77.
Pp. 74-75, Kristen Ghodsee s’appuie sur les statistiques de l’Organisation
Internationale du Travail de 1985 en matière d’emploi entre les hommes et les
femmes dans les pays de l’Est et de l’Ouest, des années 50 à 70.
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