View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke
Le contrat, que je mentionnais au début de
mon texte, entre telle et telle partie œuvrant pour investir l’esprit du
saxophoniste, est déjà noué depuis longtemps, mais ni lui ni le spectateur n’en
savent encore rien, il leur manque des signes[1]. Il faut d’abord que Fred Madison comprenne qu’il a été
joué, il faut qu’il saisisse qu’il a été le personnage d’une intrigue dont il
ne connaît rien, de cet « En-allé » que les Saturnales de Verlaine
évoquaient déjà. Dès lors, concevant qu’il n’est que cela, une maison dont le
bail est à céder constamment, il laissera son corps à un autre lui-même, ce
double de lui lui-même interchangeable… – La schizophrénie ? Laissez ce
terme aux praticiens qui l’emploient. Contrairement à une lecture, disons,
classique du film de Lynch, Fred Madison n’est pas fou, c’est le monde qui est
fou. Pour David Lynch, croire en la réalité du monde est proprement une folie.
Contrairement à ce que pensait l’ethnopsychanalyste Georges Devereux, il n’y a
à lutter contre l’anéantissement de la conscience que lorsqu’on conçoit
celle-ci comme étant unique et solide, aussi unique et solide que la pierre qui
nous entoure. Allez parler d’un moi unique à certaines sociétés en Indonésie ou
aux indigènes de la tribu Samo située en Haute-Volta. Pour certaines cultures,
des âmes peuvent se loger dans chaque membre, chaque organe, chaque jointure du
corps individuel. Il y a bien des maladies mentales chez nous comme chez les
Samo, mais notre esprit n’a rien d’immuable, de solide ni de fixe. Les racines de
notre esprit sont plutôt des fibres capables de se fixer en rhizome à d’autres
fibres trouvées dans le sol. Pour éviter le Minotaure, ou la schizophrénie
comme vous dites, il faut plutôt que l’intercession du bail dans le moi-maison
ne lèse aucune des parties contractantes, il faut que chacun y trouve son
compte ; ce qui est le cas chez Fred Madison, contrairement à Polanski
dans son film Le locataire ou à
Catherine Deneuve dans Répulsion. Fred
Madison est, concrètement, physiquement, deux personnes ; il semble avoir,
comme Nerval dans Aurélia, deux
corps, un corps physique et un corps astral, ou comme un Samo porte avec lui
son double, le Mere, qui est sa part
divine et vit sa vie, vaque à ses occupations dans la brousse de Haute-Volta, quand
son double dort. Fred est deux, mais il n’en a pas conscience, comme, pourrait-on dire, son "Mere", le jeune Pete Dayton, qui vit avec
ses parents dans une maison d’un quartier calme de L.A., ignore, lui aussi,
tout de Fred. Mais, à un autre niveau, à un niveau proprement surréel, l’un et
l’autre se connaissent, non comme deux frères ou deux amis, mais comme étant la
même personne : au niveau surréel, le corps physique et le corps astral de
Nerval se rejoignent dans Aurélia. Il y a deux lectures possibles d’Aurélia de Nerval, et l’une est l’antithèse de l’autre, comme il y
a deux lectures possibles de Lost
Highway. L’originalité de Lynch, ici, est d’avoir fait du Mere, pour reprendre ce terme, qui signifie "le double", aux Samo de Haute-Volta, d'avoir fait, donc, du Mere, non une entité vivant à l’intérieur
de Fred Madison, mais une personne à part entière ayant une vie propre. Le Mere Pete Dayton est une personne
normale, un adolescent américain normal de la fin du vingtième siècle.
Alors, qui est le Minotaure dans Lost Highway, si ce n’est Pete
Dawton ? À qui a-t-il fait l’in-hospitalité
au début du film ? Et quelles sont les traces qui nous disent que Fred
Madison sur-joue ? Autrement
dit, quelles sont les preuves d’un jeu surréel de Fred Madison et de son Mere Pete Dawton ? Et qui est Dick
Laurent dont on apprend abrupto la
mort, au début du film ?
Lost Highway, David Lynch - Fred et Renée Madison
Vous rappelez-vous du début du film,
lorsque Fred fait l’amour à sa femme, Renée ? Il s’excite sur le corps de
sa femme et elle ne bouge pas, elle semble attendre que ça passe. Fred, lui,
est aux anges ; on entend, en arrière-fond sonore, le morceau de Tim
Buckley Song to the siren, chantée
par Elizabeth Frazer. Ivre d’amour, Fred se noie dans les bras de Patricia
Arquette, alias Renée. Lorsqu’il a fini de jouir, c’est là, quand il remarque
la main de sa femme dans son dos, qui lui fait une petite tape, et, en
voix-off, ce murmure de voix féminines susurrant à son oreille, comme une
glossolalie… Ses yeux crispés cherchant la main de sa femme, dans son dos, pour
comprendre qu’il a lui-même été joué depuis le début, par les femmes d’abord,
par celle-ci et par une autre, sa propre mère, car cette petite tape correspond
en tout point à celle que lui faisait sa mère, quand il était un nourrisson,
après qu’il avait bu son lait. Cette main de Renée, après son orgasme, le
ramène à ce qu’il était, comme si, finalement, rien n’avait eu lieu, hormis un
rot, un simple rot se répétant en boucle une vie durant, la déglutition du lait
sur l’épaule d’une mère. Alors, puisque Renée ne se rend pas compte de l’esprit
maternel qui l’anime, lui-même ne se rendra pas compte qu’il la tue. Le
Minotaure, que notre héros est chargé de terrasser, n’est pas dû à la jalousie
qui l’emporte contre Renée, comme la critique l’a écrit à la sortie de Lost Highway, les motifs de Fred sont
existentiels : c’est contre la vie, que porte le genre féminin, qu’il en a.
Le double de Fred, ou Fred-Mere, tue,
à travers Renée, ce que la femme incarne, puisqu’elle semble réduire les hommes
à l’état de nourrissons, autrement dit de larves.
On retrouve là un thème gnostique propre
aux premières sectes simoniennes, comme je vais vous le montrer. Selon le
gnosticisme, la création humaine est impropre et mauvaise, puisqu’elle n’est
pas le fait du vrai dieu, mais d’un usurpateur, le démiurge, qui a pris sa
place. Dans L’Apocalypse d’Adam, un
texte du mouvement gnostique des Sethiens datant du quatrième siècle après
Jésus Christ, on peut lire ces propos placés dans la bouche d’Adam :
« Ecoute mes paroles, mon fils Seth, dit Adam : lorsque dieu m’eut
créé de la terre avec Eve, ta mère, je marchais avec elle dans la gloire
qu’elle avait vue sortant de l’Eon dont nous sommes issus. Elle me fit
connaître une parole de la Gnose, concernant Dieu l’Eternel, à savoir que nous
ressemblions aux Grands Anges éternels, car nous étions supérieurs au dieu qui
nous a créés et aux puissances qui sont avec lui, elle que nous ne connaissions
pas. »[2] Pour le gnosticisme, la
créature humaine est supérieure à son créateur, Yahvé. De véritables eucharisties
amoureuses eurent lieu dans tout le bassin méditerranéen, aux deux premiers
siècles après Jésus Christ, eucharisties dédiées au messie venu sur Terre pour
sauver les hommes de la tyrannie de son père, le dieu de l’ancien testament.
Pour les fidèles de ces eucharisties, l’homme était une larve, mais il pouvait
sortir de son état de torpeur et devenir le frère du vrai dieu…
– Quel roman ! vous exclamez-vous.
Oui, c’est exactement cela, un roman ! Mais ce roman, malgré le travail
d’ « exégèse » des pères fondateurs, est à l’origine des
soubassements de l’Église. Sans la gnose, l’empereur Constantin n’aurait
probablement pas réuni, au quatrième siècle, le premier concile de Nicée ;
sans le diable, pas de dieu. Vous me demandez quel rapport entre le Minotaure
que nous traquons et la Gnose ? Vraiment, vous ne le voyez pas ? Vous
préféreriez un fil d’Ariane plus crédible qu’un film de Lynch ou de Polanski
pour l’extirper de sa tanière ? Reprenons alors les bras de Renée, si vous
le voulez, les bras de votre propre femme, si vous êtes un homme, ou ceux de
votre homme, si vous êtes une femme. Même dans la tribu Samo, telle que l’a
étudiée l’anthropologue Françoise Héritier, les femmes sont fatales,
directement connectées au monde des esprits, à la brousse ; « pulsion
de vie », aurait dit Schopenhauer… - La vie, quoi ! - Ce qui vous gène,
c’est que je ne fasse pas de différence entre la vie et un film, ce qui vous
gène c’est que nous soyons tous des personnages de roman, vous ou moi,
n’importe qui. Selon moi, le Minotaure, que Fred Madison a à tuer, est le
démiurge, et le démiurge, dans Lost
Highway, se nomme Dick Laurent. Quel est votre propre Minotaure ? Quel
est votre propre dieu ? Il vous faudra de l’aide, bientôt, un fil d’Ariane
pour votre vie. Dites-m’en plus maintenant, je vous écoute…
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