Lost Highway, David Lynch
Le début de Lost Highway, un film de David Lynch sorti en 1997, tel que je m’en
souviens. Le premier personnage est une maison, une grande maison neuve et
belle comme une maison-témoin. Un couple l’habite, couple-témoin lui aussi, des
mannequins, des supports d’homme : un couple investi de la fonction de
représenter le couple-modèle pour des clients potentiels. L’un d’eux est
saxophoniste, c’est lui le personnage essentiel de ce drame autour de la
conscience et de ses doubles. Car la conscience n’est pas une, mais multiple,
n’est-ce pas ? Une prolifération d’êtres l’occupe, qui ne demandent qu’à
prendre la place de celui qui se trouve aux premières loges, et qui cherchent
le moyen le plus propice à son éviction. La conscience n’est pas
une, comme vous le pensez peut-être après Aristote, ni double ou tripartite,
comme l’ont comprise Platon puis Freud, mais multiple, proliférant, se
dispersant, rayonnant sans cesse, et le zoon
politikon, l’homme comme animal social et politique, n’est qu’une modalité
que l’existence humaine peut prendre, une parmi d’autre, malgré ce que la
famille ou l’école enseignent à ce propos.
Mais, ici, nous nous éloignons de notre
conversation sur le Minotaure dont le film Lost
Highway nous sert maintenant de prétexte. Si je me souviens bien, votre
question était à ce sujet : « Comment cheminer dans le labyrinthe
qu’une maison peut devenir ? Comment traquer le Minotaure ?»
Mais il y a eu une quantité de questions que vous m’avez posées avant celle-ci.
En fait, vous n’avez pas cessé de me poser des questions, comme si une question
en appelait une autre et qu’une réponse était la dernière chose que vous
attendiez de moi. Pourquoi vous a-t-il fallu me poser toutes ces questions alors
que nous ne nous connaissons pas ? Qu’est-ce qui vous a finalement poussé
jusqu’à moi ? Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai donc retardé le moment
de vous parler de la traque du Minotaure ; je ne me voyais pas m’adresser à
vous comme vous l’avez fait avec moi, je ne savais surtout pas quoi vous répondre,
jusqu’à cette phrase que je viens de prononcer : « Le début de Lost Highway, tel que je m’en souviens. » Ce film de Lost Highway, j’ignore encore maintenant
pourquoi, me semble correspondre à
une réponse possible pour ce genre de question et une personne comme vous…
– Une personne comme vous ? Qui
êtes-vous, lecteur, hors de ce texte, et pourquoi me semble-t-il que je puisse
vous répondre ?... Qui êtes-vous vraiment ?
Si je me souviens bien, votre question
était…
Les débuts…
Le début de… Le seuil de…
la maison-
l
a
b
y
r
i
n
t
h
e
Le thème de la maison-labyrinthe a été traité
dans de nombreux films, et notamment par Polanski dans une trilogie devenue
célèbre : Répulsion avec Catherine
Deneuve, sorti en 1965, le tristement célèbre Rosemary’s Baby qui décrit un incubat entre une femme et le diable,
et Le locataire, sorti en 1976. Dans Répulsion, c’est un appartement à Londres qui devient un labyrinthe
pour une Catherine Deneuve en pleine crise de démence paranoïaque et le
Minotaure est l’ensemble des angoisses et des peurs contre lesquelles elle se
claquemure. Rosemary’s Baby est une
œuvre fantastique de Polanski sorti en 1968 sur une femme, Rosemary Woodhouse, qui
devient la victime d’une secte satanique. Cette secte a choisi son appartement
pour être le lieu où une syzygie aura lieu. Le Minotaure, ici, est le diable
lui-même enfantant Rosemary Woodhouse. Le film représente un miracle
païen, une forme néfaste de hiérogamie et la façon dont la protagoniste se
défend contre elle. Après le film, on sait que Polanski a, à l’époque, perdu sa femme Sharon Tate et son enfant à
Los Angeles, tous deux victimes de fanatiques proches du tueur en série Charles
Manson. Le dernier film de cette trilogie, Le
locataire, semble donc avoir valeur de document sur l’état moral de
Polanski, après le meurtre de sa famille. Dans Le
locataire, Polanski lui-même entame une course dans un appartement-labyrinthe
qu’il vient de louer au troisième étage d’un immeuble parisien. L’épicentre de
son petit deux pièces devient, pour lui, un Minotaure chargé des Mannes de son
ancienne locataire, Simone Choule, qui s’est défénestrée. Polanski se retrouve donc
à combattre ce Minotaure, jusqu’à se faire habiter par lui et répéter le drame
de la défénestration de Simone Choule. Le
locataire paraît en l’occurrence avoir une valeur d’exorcisme en même temps
que de document clinique authentique décrivant un phénomène de résilience post-traumatique.
Une maison ou un appartement peuvent donc devenir
un labyrinthe dans la conscience du sujet qui l’habite, jusqu’à ce qu’il se
retrouve à combattre un Minotaure, sorte de double paranoïde de lui-même ;
nul besoin de vous donner, à ce sujet, davantage d’exemple illustrant un
phénomène largement exploité par le cinéma ou la littérature fantastique, et
qui peut être vécu au quotidien par un individu dépressif. Il s’agirait plutôt de
décrire la façon dont un tel psychodrame se déroule dans la conscience de celui
qui l’éprouve, il s’agirait pour nous de traquer le Minotaure dans sa tanière
et de parvenir à le tuer. Notre propre maison peut précisément devenir un
labyrinthe, lorsque nous ne sommes plus maîtres de nous même ; nous disons
alors que nous ne nous appartenons plus, ou que nous ne sommes plus habités,
mais hantés.
Je vous disais tout à l’heure que notre
conscience est multiple, ce qui vous a paru pour le moins singulier, n’est-ce
pas ? Selon moi, le corps d’un homme peut se laisser investir, avec l’âge
ou après un accident, par une partie de celle-ci jusque-là reléguée en
arrière-plan, précisément comme une huile remonte à la surface de l’eau ou un
individu emménageant dans une maison nouvelle. Les proches de celui qui éprouve
un tel état disent alors qu’il a changé, qu’il n’est décidément plus le même,
mais ils ne vont pas jusqu’à penser que l’homme, dont ils parlent, soit à ce
point différent qu’il est investi d’une autre identité, parce que nous
reconnaissons une personne à partir de l’image que nous nous faisons d’elle ;
nous l’identifions à partir de la première chose qui apparaisse quand un proche
ou un étranger se trouve devant nous : son corps, un corps dont on pense
qu’il ne changera pas ou de façon si imperceptible que le temps même nous semble
ne pas compter ici. Enfin, notre état civil, pour une raison de protection des
personnes évidente, semble, sur ce point, d’accord avec l’opinion courante :
il y a un état de citoyen depuis la Révolution française ; en tant que
personne, un homme, quel qu’il soit, est un et indivisible comme la République
qui le protège. C’est en cela qu’on dit que l’homme ou la République sont
souverains. Ce principe est un axiome de notre droit civil depuis la
déclaration universelle des droits de l’homme et il est aussi un progrès humain
évident qu’il est essentiel de défendre coûte que coûte, mais, dans le même
temps, en tant qu’axiome, il semble ne devoir ni être démontré, ni discuté et
amélioré, comme ne peut être démontrée pour un théologien l’existence de Dieu
ou, pour un mathématicien, le postulat d’Euclide. Pourtant, non seulement nos
goûts et nos désirs changent, mais notre personnalité, notre conscience le
peuvent aussi ; notre personnalité peut même changer radicalement après un
accident, comme je viens de le dire : certains d’entre nous ne sont
résolument pas le même homme de la naissance à la mort, et il faudrait que l’on
puisse avoir une idée précise du nombre de personnes qui, dans notre pays, ont
eu un récit de vie, dans lequel s’est produit un changement de vie étonnant, de
ceux pour lesquels la vie représente une narration uniforme. Mais voilà ce qui
paraît inadmissible aux yeux de l’opinion : « La conscience d’un
homme peut changer radicalement », puisque notre humanité nous semble liée
au fait que nous avons une nature biologique, et, pour ainsi dire, une seconde
nature établie, généralement, par le métier que nous avons appris. Mais, au
fond, cet inadmissible cache un mensonge de polichinelle : tout le monde
sait, devenant adulte, que tout change en nous et hors de nous, même l’homme,
même un homme peut changer, et que,
si la conscience humaine paraît avoir été fixée une fois pour toute, comme la
lumière sur un film au moment du développement photographique, c’est pour
qu’une humanité advienne. L’homme semble être ce premier mensonge que la
civilisation nous a fait. Tout le monde le sait, tout le monde sait, depuis
l’aube de l’humanité, les vérités que j’énonce ici, sans avoir eu besoin des
fragments d’Héraclite pour l’apprendre, mais relègue à la littérature et,
maintenant, au cinéma le soin de dire une antienne vieille aujourd’hui de trois
cent mille ans. Et la littérature et le cinéma laissent faire, ils admettent même
parfois nous servir la soupe à ce sujet.
On peut représenter la conscience d’un homme
par une maison, d’accord ? Il y a, dans la conscience-maison, un pacte à
l’origine de la sortie d’un locataire et à l’emménagement d’un nouveau, un
pacte entre deux parties ou modalités de la conscience, et l’une d’elle accepte
de partir de façon momentanée ou définitive. Cela pourrait être institué par un
contrat, un engagement écrit établi en toute connaissance de cause, si notre
culture reconnaissait qu’un homme peut changer, mais, actuellement, il s’agit d’un
pacte, quelque chose qui se forme dans l’intimité des consciences pour l’un ou
l’autre d’entre nous. Une telle pratique aurait pu être instituée si nos
mentalités n’avaient pas été moulées par deux mille ans de civilisation grecque
et chrétienne, mais, malheureusement, comme notre société n’envisage pas qu’un
tel phénomène puisse être possible, comme le changement de personnalité voulu
ou subi est stigmatisé, la maison peut devenir un labyrinthe pour son nouvel
occupant, et ce labyrinthe générer un Minotaure. Ce Minotaure est le poids des
responsabilités sociales, la projection de la société dans l’esprit du nouvel
occupant. Il est, à ce propos, très rare qu’une culture ne diabolise pas la
métamorphose.
Chaque contrat devrait pouvoir être
discuté, non seulement, dans l’esprit d’un individu, par les deux modalités qui
entrent et sortent de sa conscience-maison, mais aussi par ses proches ; une
telle discussion devrait être possible de nos jours, si les institutions
humaines n’était pas résolument conformistes. Chaque contrat devrait pouvoir être
négocié par celui qui en éprouve le besoin avec ses proches, chaque contrat
devrait donc pouvoir être écrit et considéré comme un acte légal. Un tel
phénomène pourrait être institué par un rituel d’intégration, qu’une personne,
souhaitant changer, pourrait demander pour elle-même.
Mais revenons à Lost Highway de David Lynch, si vous le voulez bien. Les premières
minutes du film tentent de retracer le moment où le contrat est signé à
l’intérieur de Fred Madison, le personnage principal du film. J’imagine que ce
personnage est un peu comme vous au début du film : il croit qu’il a une
vie en propre, il croit qu’il a un métier, une femme et une maison, il pense
que les murs de sa maison et tout ce qu’il y a à l’intérieur de celle-ci lui
appartiennent. N’est-ce pas ce que vous pensez vous-même ? N’est-ce pas ce
que vous vous dites quand vous rentrez chez vous ? Quelqu’un sonne à la
porte. Fred Madison va à l’interphone, appuie sur le bouton
« Listen », et une voix lui répond : « Dick Laurent est
mort. »
(A suivre)
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