vendredi 23 janvier 2015

La traque du Minotaure (1)







Lost Highway, David Lynch



    Le début de Lost Highway, un film de David Lynch sorti en 1997, tel que je m’en souviens. Le premier personnage est une maison, une grande maison neuve et belle comme une maison-témoin. Un couple l’habite, couple-témoin lui aussi, des mannequins, des supports d’homme : un couple investi de la fonction de représenter le couple-modèle pour des clients potentiels. L’un d’eux est saxophoniste, c’est lui le personnage essentiel de ce drame autour de la conscience et de ses doubles. Car la conscience n’est pas une, mais multiple, n’est-ce pas ? Une prolifération d’êtres l’occupe, qui ne demandent qu’à prendre la place de celui qui se trouve aux premières loges, et qui cherchent le moyen le plus propice à son éviction. La conscience n’est pas une, comme vous le pensez peut-être après Aristote, ni double ou tripartite, comme l’ont comprise Platon puis Freud, mais multiple, proliférant, se dispersant, rayonnant sans cesse, et le zoon politikon, l’homme comme animal social et politique, n’est qu’une modalité que l’existence humaine peut prendre, une parmi d’autre, malgré ce que la famille ou l’école enseignent à ce propos.

    Mais, ici, nous nous éloignons de notre conversation sur le Minotaure dont le film Lost Highway nous sert maintenant de prétexte. Si je me souviens bien, votre question était à ce sujet : « Comment cheminer dans le labyrinthe qu’une maison peut devenir ? Comment traquer le Minotaure ?» Mais il y a eu une quantité de questions que vous m’avez posées avant celle-ci. En fait, vous n’avez pas cessé de me poser des questions, comme si une question en appelait une autre et qu’une réponse était la dernière chose que vous attendiez de moi. Pourquoi vous a-t-il fallu me poser toutes ces questions alors que nous ne nous connaissons pas ? Qu’est-ce qui vous a finalement poussé jusqu’à moi ? Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai donc retardé le moment de vous parler de la traque du Minotaure ; je ne me voyais pas m’adresser à vous comme vous l’avez fait avec moi, je ne savais surtout pas quoi vous répondre, jusqu’à cette phrase que je viens de prononcer : « Le début de Lost Highway,  tel que je m’en souviens. » Ce film de Lost Highway, j’ignore encore maintenant pourquoi, me semble correspondre à une réponse possible pour ce genre de question et une personne comme vous… 

    – Une personne comme vous ? Qui êtes-vous, lecteur, hors de ce texte, et pourquoi me semble-t-il que je puisse vous répondre ?... Qui êtes-vous vraiment ? 

    Si je me souviens bien, votre question était…

    Les débuts…
Le début de… Le seuil       de… 
        

                     la maison-

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    Le thème de la maison-labyrinthe a été traité dans de nombreux films, et notamment par Polanski dans une trilogie devenue célèbre : Répulsion avec Catherine Deneuve, sorti en 1965, le tristement célèbre Rosemary’s Baby qui décrit un incubat entre une femme et le diable, et Le locataire, sorti en 1976. Dans Répulsion, c’est un appartement à Londres qui devient un labyrinthe pour une Catherine Deneuve en pleine crise de démence paranoïaque et le Minotaure est l’ensemble des angoisses et des peurs contre lesquelles elle se claquemure. Rosemary’s Baby est une œuvre fantastique de Polanski sorti en 1968 sur une femme, Rosemary Woodhouse, qui devient la victime d’une secte satanique. Cette secte a choisi son appartement pour être le lieu où une syzygie aura lieu. Le Minotaure, ici, est le diable lui-même enfantant Rosemary Woodhouse. Le film représente un miracle païen, une forme néfaste de hiérogamie et la façon dont la protagoniste se défend contre elle. Après le film, on sait que Polanski a, à l’époque,  perdu sa femme Sharon Tate et son enfant à Los Angeles, tous deux victimes de fanatiques proches du tueur en série Charles Manson. Le dernier film de cette trilogie, Le locataire, semble donc avoir valeur de document sur l’état moral de Polanski, après le meurtre de sa famille. Dans  Le locataire, Polanski lui-même entame une course dans un appartement-labyrinthe qu’il vient de louer au troisième étage d’un immeuble parisien. L’épicentre de son petit deux pièces devient, pour lui, un Minotaure chargé des Mannes de son ancienne locataire, Simone Choule, qui s’est défénestrée. Polanski se retrouve donc à combattre ce Minotaure, jusqu’à se faire habiter par lui et répéter le drame de la défénestration de Simone Choule. Le locataire paraît en l’occurrence avoir une valeur d’exorcisme en même temps que de document clinique authentique décrivant un phénomène de résilience  post-traumatique.
  
    Une maison ou un appartement peuvent donc devenir un labyrinthe dans la conscience du sujet qui l’habite, jusqu’à ce qu’il se retrouve à combattre un Minotaure, sorte de double paranoïde de lui-même ; nul besoin de vous donner, à ce sujet, davantage d’exemple illustrant un phénomène largement exploité par le cinéma ou la littérature fantastique, et qui peut être vécu au quotidien par un individu dépressif. Il s’agirait plutôt de décrire la façon dont un tel psychodrame se déroule dans la conscience de celui qui l’éprouve, il s’agirait pour nous de traquer le Minotaure dans sa tanière et de parvenir à le tuer. Notre propre maison peut précisément devenir un labyrinthe, lorsque nous ne sommes plus maîtres de nous même ; nous disons alors que nous ne nous appartenons plus, ou que nous ne sommes plus habités, mais hantés.
   
    Je vous disais tout à l’heure que notre conscience est multiple, ce qui vous a paru pour le moins singulier, n’est-ce pas ? Selon moi, le corps d’un homme peut se laisser investir, avec l’âge ou après un accident, par une partie de celle-ci jusque-là reléguée en arrière-plan, précisément comme une huile remonte à la surface de l’eau ou un individu emménageant dans une maison nouvelle. Les proches de celui qui éprouve un tel état disent alors qu’il a changé, qu’il n’est décidément plus le même, mais ils ne vont pas jusqu’à penser que l’homme, dont ils parlent, soit à ce point différent qu’il est investi d’une autre identité, parce que nous reconnaissons une personne à partir de l’image que nous nous faisons d’elle ; nous l’identifions à partir de la première chose qui apparaisse quand un proche ou un étranger se trouve devant nous : son corps, un corps dont on pense qu’il ne changera pas ou de façon si imperceptible que le temps même nous semble ne pas compter ici. Enfin, notre état civil, pour une raison de protection des personnes évidente, semble, sur ce point, d’accord avec l’opinion courante : il y a un état de citoyen depuis la Révolution française ; en tant que personne, un homme, quel qu’il soit, est un et indivisible comme la République qui le protège. C’est en cela qu’on dit que l’homme ou la République sont souverains. Ce principe est un axiome de notre droit civil depuis la déclaration universelle des droits de l’homme et il est aussi un progrès humain évident qu’il est essentiel de défendre coûte que coûte, mais, dans le même temps, en tant qu’axiome, il semble ne devoir ni être démontré, ni discuté et amélioré, comme ne peut être démontrée pour un théologien l’existence de Dieu ou, pour un mathématicien, le postulat d’Euclide. Pourtant, non seulement nos goûts et nos désirs changent, mais notre personnalité, notre conscience le peuvent aussi ; notre personnalité peut même changer radicalement après un accident, comme je viens de le dire : certains d’entre nous ne sont résolument pas le même homme de la naissance à la mort, et il faudrait que l’on puisse avoir une idée précise du nombre de personnes qui, dans notre pays, ont eu un récit de vie, dans lequel s’est produit un changement de vie étonnant, de ceux pour lesquels la vie représente une narration uniforme. Mais voilà ce qui paraît inadmissible aux yeux de l’opinion : « La conscience d’un homme peut changer radicalement », puisque notre humanité nous semble liée au fait que nous avons une nature biologique, et, pour ainsi dire, une seconde nature établie, généralement, par le métier que nous avons appris. Mais, au fond, cet inadmissible cache un mensonge de polichinelle : tout le monde sait, devenant adulte, que tout change en nous et hors de nous, même l’homme, même un homme peut changer, et que, si la conscience humaine paraît avoir été fixée une fois pour toute, comme la lumière sur un film au moment du développement photographique, c’est pour qu’une humanité advienne. L’homme semble être ce premier mensonge que la civilisation nous a fait. Tout le monde le sait, tout le monde sait, depuis l’aube de l’humanité, les vérités que j’énonce ici, sans avoir eu besoin des fragments d’Héraclite pour l’apprendre, mais relègue à la littérature et, maintenant, au cinéma le soin de dire une antienne vieille aujourd’hui de trois cent mille ans. Et la littérature et le cinéma laissent faire, ils admettent même parfois nous servir la soupe à ce sujet.

    On peut représenter la conscience d’un homme par une maison, d’accord ? Il y a, dans la conscience-maison, un pacte à l’origine de la sortie d’un locataire et à l’emménagement d’un nouveau, un pacte entre deux parties ou modalités de la conscience, et l’une d’elle accepte de partir de façon momentanée ou définitive. Cela pourrait être institué par un contrat, un engagement écrit établi en toute connaissance de cause, si notre culture reconnaissait qu’un homme peut changer, mais, actuellement, il s’agit d’un pacte, quelque chose qui se forme dans l’intimité des consciences pour l’un ou l’autre d’entre nous. Une telle pratique aurait pu être instituée si nos mentalités n’avaient pas été moulées par deux mille ans de civilisation grecque et chrétienne, mais, malheureusement, comme notre société n’envisage pas qu’un tel phénomène puisse être possible, comme le changement de personnalité voulu ou subi est stigmatisé, la maison peut devenir un labyrinthe pour son nouvel occupant, et ce labyrinthe générer un Minotaure. Ce Minotaure est le poids des responsabilités sociales, la projection de la société dans l’esprit du nouvel occupant. Il est, à ce propos, très rare qu’une culture ne diabolise pas la métamorphose.
    Chaque contrat devrait pouvoir être discuté, non seulement, dans l’esprit d’un individu, par les deux modalités qui entrent et sortent de sa conscience-maison, mais aussi par ses proches ; une telle discussion devrait être possible de nos jours, si les institutions humaines n’était pas résolument conformistes. Chaque contrat devrait pouvoir être négocié par celui qui en éprouve le besoin avec ses proches, chaque contrat devrait donc pouvoir être écrit et considéré comme un acte légal. Un tel phénomène pourrait être institué par un rituel d’intégration, qu’une personne, souhaitant changer, pourrait demander pour elle-même.

    Mais revenons à Lost Highway de David Lynch, si vous le voulez bien. Les premières minutes du film tentent de retracer le moment où le contrat est signé à l’intérieur de Fred Madison, le personnage principal du film. J’imagine que ce personnage est un peu comme vous au début du film : il croit qu’il a une vie en propre, il croit qu’il a un métier, une femme et une maison, il pense que les murs de sa maison et tout ce qu’il y a à l’intérieur de celle-ci lui appartiennent. N’est-ce pas ce que vous pensez vous-même ? N’est-ce pas ce que vous vous dites quand vous rentrez chez vous ? Quelqu’un sonne à la porte. Fred Madison va à l’interphone, appuie sur le bouton « Listen », et une voix lui répond : « Dick Laurent est mort. » 



(A suivre)



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