Lost Highway, David Lynch
Dès les deux premiers plans de Lost Highway, un spectateur peut être
dérangé dans ses habitudes. On voit, en très gros plan, le profil d’un homme
fumant une cigarette, un visage appartenant à un homme blanc dont on ignore
encore qu’il s’appelle Fred Madison et qu’il est saxophoniste. Dans les premières
instants d’un film, le spectateur attend généralement un paysage, la ville ou
la campagne, quelque chose comme la progression vers un lieu où il puisse se
dire : « Cela va se passer à tel endroit, dans une ferme avec des
poules, dans une petite ville, une métropole, en mer ou dans le désert. »,
puis, progressivement, passant d’un lieu à un autre, la caméra se focalise sur
les protagonistes. Ici, non : la caméra serre et cerne en très gros plan
le profil de Fred Madison, dans une semi obscurité d’abord, puis de face, les
yeux dans le vide. Un rayon de soleil apparaît dans l’Intérieur-Nuit de la
maison-Madison, sans qu’on sache qui a ouvert la fenêtre, sans même qu’on
puisse dire si la source d’où provient cette lumière inondant un visage est une
fenêtre ; Fred Madison donne alors l’impression de regarder la caméra, puis
on sonne.
En appuyant sur un interphone, on s’attend
à ce qu’un personnage dise « Qui est là ? », n’est-ce
pas ? En tout cas, quand quelqu’un sonne ou frappe à la porte, on lui
demande de se présenter ; c’est même la première chose qu’un homme fait,
quand il rentre chez lui, et qu’un étranger ou que sa femme sont sur son seuil :
« Qui est là ? » Puis l’homme ou la femme derrière la porte,
qu’il soit ou non un inconnu pour l’hôte, décline son identité. À moins que
l’hospitalité, que l’hôte offre, soit inconditionnelle. Ce serait alors une
hospitalité où tout le monde pourrait passer le seuil d’une maison, comme il
est, sans être présenté au maître de céans, de cette forme d’hospitalité qu’on donne,
dans L’Odyssée d’Homère, à Ulysse, ou de celle que Christophe
Colomb reçut en débarquant sur l’île de Guanahani. C’est encore cette forme
d’hospitalité qu’on offrait à l’étranger dans certains lieux sacrés, comme un
temple grec durant l’Antiquité, une église, des débuts de l’ère chrétienne à
nos jours : ici, la justice humaine n’aurait plus cours, ici un être pourrait
entrer sans avoir de nom, de patrie ni de famille. C’est actuellement encore
quelque chose de très fort pour nous, cette notion d’hospitalité absolue dans
un lieu sacré, à tel point que, lorsque la police a expulsé des sans papiers de
l’église de Saint-Bernard à Paris, le 23 août 1996, une vague d’émotions sans
précédent a secoué la France, quelque chose de l’ordre de l’inhumanité des lois
françaises a été révélée dans les journaux : la loi française était dès
lors devenue inhumaine, pas seulement non républicaine, mais proprement inhumaine.
Le philosophe Derrida affirmait à ce sujet que la première des conditions pour
qu’il y ait hospitalité à Athènes, la première chose, qu’un étranger doit
posséder, est un nom, et il a écrit à ce sujet : « la différence, une
des différences subtiles, parfois insaisissables entre l’étranger et l’autre
absolu, c’est que ce dernier peut ne pas avoir de nom et de nom de
famille ; l’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui
offrir suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec
l’hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d’hospitalité. En
disant cela, nous prenons en compte une pervertibilité irréductible. La loi de
l’hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité
apparaît comme une loi paradoxale, pervertissable et pervertissante. Elle
semble dicter que l’hospitalité absolue rompe avec la loi de l’hospitalité
comme droit ou devoir, avec le pacte d’hospitalité. »[1]
Revenons à cette hospitalité que le père
Henri Coindé a donnée en 1996 aux immigrés sans papier dans son église,
l’église de Saint-Bernard, qui se trouve dans le treizième arrondissement de
Paris : il y a ici une hospitalité absolue et telle hospitalité répond à
une histoire que le peuple, inconsciemment, reconnaît. Mais cette hospitalité,
dans le même temps, remet en cause l’hospitalité conditionnelle des lois
françaises. Pour reprendre un terme de Derrida, l’hospitalité du père Henri
Coindé « pervertit » l’essence même du droit français en matière
d’accueil des étrangers, et pourtant c’est ce qu’une partie de l’opinion
française, à l’époque, demandait. L’opinion, qu’elle soit ou non croyante,
demande une hospitalité absolue, une hospitalité qu’un lieu sacré, comme une église,
emblématise. Pour elle, une église est un lieu où les lois des hommes et leurs
interdits n’ont plus cours. C’est pourquoi la décision de l’évêque de Paris, le
cardinal Lustiger à l’époque, de demander au ministère de l’intérieur de
chasser de son église les étrangers qui y logeaient, l’a scandalisée, comme l’a
scandalisée le fait que le ministère de l’intérieur lui obéisse : une
infamie avait été commise, par l’Eglise en premier lieu, puis par l’Etat qui
l’avait suivie... Mais, ici, ma comparaison entre les premiers plans de Lost Highway et l’expulsion des sans
papiers ne semble pas tenir, n’est-ce pas ? elle semble même peut-être, si
l’on creuse, à vouloir coûte que coûte la tenir, scandaleuse… – Fred Madison
appuie donc sur le bouton d’écoute de son interphone et ne dit mot, son
interlocuteur, quant à lui, ne se présente pas non plus et il lui annonce la
mort d’un homme dont l’hôte semble ne rien connaître. Le film se présente donc,
dès les premiers plans, comme absolument inhospitalier, non pas d’une
hospitalité, mais d’une inhospitalité absolue… – Je sens que je vous irrite en
mélangeant moi-même un événement tragique de l’histoire de notre pays avec un
film américain, cela n’aurait, selon vous, pas lieu d’être… à moins de me
présenter moi-même à vous sur un autre plan que celui qui est attendu de
l’auteur d’un texte ou d’un discours, celui de l’étrange, et d’une étrangeté
irréductible et absolue, mais vous n’y tenez pas, n’est-ce pas ? Vous ne
voudriez pas entendre un tel propos ? Je revendique cependant pour
moi-même le droit d’être cet autre absolu, dont parle Derrida, et je souhaite
de votre part une inhospitalité absolue. Mais vous ne pouvez probablement pas être,
dès l’entrée de mon texte, d’accord avec moi, ni même, peut-être, avec le poète
René Daumal qui dès la première de ses Clavicule
d’un grand jeu poétique écrivait :
« Il faut qu’un vienne et
dise : Voici ainsi sont ces
choses.
Pourvu que ceci soit montré,
qu’importe celui qui
peut dire :
J’ai fait la lumière.
Et la lumière, aussi bien, n’est
à personne. »
Il n’y a pas, selon René Daumal, d’énonciation
proprement dite à la formulation de la vérité, celle-ci est, elle aussi,
absolument inhospitalière. Donc, pas de Je s’adressant à un Tu afin qu’un Il
advienne ; le lieu, le topos grec
sont des simulacres, et tout le travail du poète est de déjouer ces simulacres
que l’identité reçue d’un homme et le baptême linguistique, pour reprendre un
terme du linguiste Benveniste, cautionnent.
La deuxième Clavicule du Grand Jeu de Daumal affirme à ce propos :
« Non est mon nom
NON NON le nom
NON NON le NON »
̶ Fred Madison va donc vers une
baie vitrée, au premier étage de sa maison, pour voir qui a sonné. En chemin,
lui ou le spectateur croit entendre les sirènes de la police et le crissement
des pneus d’une voiture au démarrage. Il regarde dehors ; à l’extérieur le
spectateur le voit regarder derrière une fenêtre de sa maison : rien, tout
semble normal, Fred Madison est bien derrière la baie vitrée, quand on regarde
une maison blanche de l’extérieur ; telle maison californienne semble bien
être celle d’un homme blanc de taille moyenne dont on ignore encore qu’il
s’appelle Fred Madison.
Poursuivons, puisque vous êtes toujours là
à me lire.
La nuit arrive sur la maison. À
l’intérieur, une femme en nuisette, un verre à la main. Fred prend son
saxophone, il est prêt à sortir. La femme lui demande de ne pas l’accompagner
au club, ce soir. Renée – elle s’appelle Renée – voudrait lire, et Fred
lui demande quoi, ce qui la fait rire. Renée est belle, très belle, Renée ne
lit pas, Renée n’a jamais lu. Le spectateur sent déjà qu’il n’y a pas un seul
livre dans la maison et que, si livre il y a, ce sont des éléments d’un décor
intérieur, comme certains bars, certains restaurants ont, sur des étagères ou
dans des bibliothèques, des livres que personne ne lit. Renée ne lit pas, parce
qu’il n’y a pas lieu pour elle de lire, ce qui la fait rire, et Fred est
content que Renée rie encore à ses blagues, malgré tout.
Puis il va au Luna Lounge, un club où il
joue, et, sur scène, il improvise librement un morceau de jazz avec son sax,
une mélopée free jazz à la recherche du it
pour un nouveau Neal Cassady. Il joue, puis il va vers un téléphone pour
parler à Renée ; il fait un numéro et le spectateur peut voir des
téléphones sonner dans une maison qui doit bien être la sienne, à quelques
kilomètres du club, le Luna Lounge. Ce doit être sa maison, et, puisque Renée
est sa femme, elle devrait être là à l’attendre ; « Si je dors,
réveille-moi. », lui avait-elle dit, si je me souviens bien du film, mais
je ne regarde jamais un film deux fois de suite ; un livre non plus, je ne
le lis pas deux fois de suite : « Les écrits restent. »,
semble-t-il. Je me rappelle qu’il y avait plusieurs téléphones dans cette maison ;
la caméra de Lynch a filmé des téléphones disséminés dans des pièces, et cela a
dû faire un boucan à réveiller un mort, mais, là non plus, personne ne décroche,
personne ne répond vraiment ; Renée semble ne pas être là, et le
spectateur se dit : « Elle n’est pas là. », n’est-ce pas ?
Elle ne répond pas, elle n’est pas là ! Pourquoi aller chercher plus
loin ? Cela ne décroche pas, elle n’est pas là. Puis il rentre. Il y a ces
couloirs dans le noir, dans la maison de Fred, des couloirs qui semblent interminables,
puisque noirs, font douter de la distance entre telle et telle pièce. Puis
Renée est là, qui dort dans une chambre. Elle a toujours été là. Qu’est-ce qui
nous fait dire qu’elle aurait pu être ailleurs ? Pourquoi un tel soupçon
porté sur le monde comme il va ?
Dans la matinée, Renée descend l’escalier
de l’entrée de la maison-Madison pour prendre le courrier et elle découvre,
dans une grande enveloppe, une cassette vidéo sur la première marche. Elle
décide alors avec Fred de visionner la cassette. Ils visionnent donc des plans
de l’intérieur de leur maison fait par un homme qui se trouvait à l’extérieur.
Ils se voient vivre chez eux, ils ne se regardent pas, mais ils se visionnent… Je
ne me rappelle plus très bien le nombre de cassettes vidéos qu’un individu a
laissées devant leur maison, ni le détail de l’intrigue à ce niveau, toujours
est-il qu’un homme du nom de Fred Madison dans le film Lost Highway de David Lynch, un homme du nom de Georges Laurent
dans le film Caché de Michael Haneke,
se voient vivre, avec des cassettes vidéos envoyées par un inconnu, comme s’ils
étaient à l’extérieur d’eux-mêmes et de leur maison, une maison qui se trouve à
Los Angeles pour Lynch, une maison qui se trouve à Paris pour Haneke.
View of the 49, rue Brillat-Savarin in Paris, where was filmed Caché by Mickael Haneke
George est présentateur pour une émission
littéraire sur une chaîne télé. Il n’est pas saxophoniste, il est critique de
livre pour une chaîne télé. Il habite à Paris et c’est Daniel Auteuil qui joue
son rôle dans le film de Haneke. Daniel Auteuil habite à Paris, au 49 de la rue
Brillat-Savarin, lorsqu’il découvre une cassette-vidéo dans sa boîte aux
lettres. Lorsqu’il visionne la cassette, Daniel Auteuil voit un plan-séquence
de la façade de sa maison.
(A suivre...)
[1] Anne Dufourmantelle invite Jacques Derrida à répondre de l’hospitalité,
Calmann-Lévy, 1997. P. 29.
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