samedi 31 août 2013

Sans nombril (4)


"Mon ventre est intact. Je n'ai pas de nombril, pas plus qu'Adam. Sans origine." 
Photo : Man Ray (1923)


Tergiversation sur la catastrophe : la théorie des catastrophes de René Thom.

     
    Annie Le Brun présente ainsi, dans Perspective dépravée, la façon dont les mathématiques ont cherché à théoriser la catastrophe, le chaos et le hasard pour ébaucher un contour possible de ceux-ci, jusqu’à faire de leurs ébauches des simulations vraisemblables et proches de l’épreuve photographique, comme si l’on avait trouvé le moyen de nommer l’innommable, de définir l’indéfini, en somme de modéliser tout et rien dans le même temps. Elle s’en prend ainsi à la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom pour montrer que celle-ci, de par son universalité affichée, est en partie responsable actuellement de la banalisation du sens même de catastrophe : « Celle-ci, écrit-elle à ce sujet, dans son acceptation la plus générale, étant une « théorie du dynamisme universel », selon laquelle toute chose n’existe en tant que chose unique et individuée que dans la mesure où elle est capable de résister au temps – un certain temps. », comme le soulignait son inventeur René Thom, alors cet usage du mot lui retirait tout simplement sa valeur d’usage exceptionnel. »[1]

     Nous chercherons donc à tergiverser ici avec les mathématiques et nous tenterons de montrer qu’une forme de nescience de la catastrophe est possible et que, contrairement à ce que pense Le Brun, celle-ci n’est pas banale ou imaginaire, mais bien réelle. Une forme de nescience de la catastrophe, donc, à opposer aux discours de la science, comme un lointain écho du rire de Diogène.


*

   
    Dans la théorie mathématique des catastrophes de René Thom, le point de catastrophe est appelé un cusp ; ce cusp, comme en astronomie la singularité initiale à l’origine du Big Bang, ne peut être théorisé, puisqu’il n’est pas généralisable. Il s’agit d’un point-limite, parce que considéré comme unique, analogue à ce temps immédiat dont parle Bataille au début de La souveraineté. En science, si nous ne pouvons rien dire objectivement de la singularité initiale, du cusp ou de l’immédiateté du présent, nous pouvons par contre nous en approcher et tenter, en quelque manière, de le cerner. Ainsi, nous pourrions établir « mathématiquement » quelle dynamique est à l’œuvre dans la catastrophe des premiers instants de la vie humaine.   
    Ce que nous nous proposons de faire n’est pas nouveau, puisque la théorie des catastrophes a été utilisée dans les sciences du vivant, en embryologie, dans les sciences humaines et la critique littéraire, et que Jean Petitot a écrit un article sur l’identité humaine et la théorie de la catastrophe dans les années 70 pour un colloque sur l’identité organisé par Lévi-Strauss[2]. Mais notre perspective, répétons-le, est impropre et nescientifique : elle est ce point aveugle dans l’œil de la science. Nous traiterons donc de ce que le cusp est, dans son immédiateté même.

   La catastrophe, dont nous cherchons à établir la carte dynamique, correspond au moment-limite, durant l’accouchement, où le corps du nourrisson est coupé physiquement du corps de la mère. « Établir la carte » signifie, pour nous, faire en sorte que la perspective dépravée, dont se réclame Annie Le Brun dans son essai, soit la plus dépravée possible, qu’elle soit, en quelque sorte, proche de ce degré zéro de la perspective que les peintres surréalistes ont copié sur les tableaux de Paolo Uccello.

    Les lois françaises actuelles considèrent que le fœtus est formé durant la période de gestation ; le fœtus aurait donc les caractères humains essentiels trois mois après l’ovulation. Mais d’un point de vue physique élémentaire, la séparation du corps de l’enfant avec sa mère se fait « naturellement » après l’accouchement et nécessite une intervention extérieure. Il y a donc, « tout naturellement » pour nous, le clampage du cordon ombilical après l’accouchement et la section du cordon après le clampage. Les questions que nous pouvons nous poser à ce niveau sont alors les suivantes :
   À quel minimum pouvons-nous nous en tenir afin de déterminer l’instant où le nourrisson n’est plus physiquement relié à sa mère et la mère, à son nourrisson ? Y a-t-il un minimum absolu ou un minimum subsiste-t-il, tant que l’ombilic n’est pas coupé ? Y a-t-il un minimum absolu, c'est-à-dire un hiatus, un en-creux, par lequel la mère et son nourrisson ne seraient pas deux, mais un, un tel désordre pourrait-il être ? Un moment d’hypostase, de miracle total, un vide au milieu de tout, avant que la mère ne soit la mère et l’enfant,  l’enfant, est-il possible ?

    Nous dirions alors, devant tel instant-limite, qu’il n’y a pas plus d’enfant qu’il n’y a de mère ou que la vision que nous avons de la mère et de l’enfant est arrêtée, qu’elle ne porte plus sur aucun contour précis, à cause de la lenteur de notre perception des phénomènes, mais il y a bien une mère, pour nous, et il y a bien un enfant. Enfin, ou tout l’un ou tout l’autre, ou bien les deux, les deux solutions envisageables, opposées pourtant qu’elles sont l’une et l’autre, seraient aussi vraies. La mère et son enfant formeraient alors un seul et même être, une dyade, à l’instant c du cusp ; il n’y aurait donc pas plus d’hôte que d’ectoparasite, mais une créature à part entière, ni homme ni femme cependant, mais la neutralité des genres masculins et féminins prise dans l’instant. Ici, une loi de l’hospitalité nouvelle, dont n’a pas pensé Klossowski, apparaît alors.

   Dans notre anti-théorie de la catastrophe, la scissiparité serait donc la forme accomplie des cellules. Il n’y aurait donc pas une cellule concevant une autre cellule, mais, au moment de la catastrophe, la dyade prendrait le pas sur les deux monades : la vie, dans son ensemble, à savoir la vie cellulaire mais aussi la vie humaine, se conserverait donc unique, par le grossissement du volume de leurs tissus.


*


    À moins que nous ne suivions René Thom jusqu’au bout, en faisant œuvre de mathématique amusante avec sa théorie. Deux catastrophes seraient alors envisageables pour décrire la dynamique que forme la vie humaine dans son ensemble : la catastrophe de la fronce, telle que Thom l’a définie, et celle, justement nommée de l’ombilic. Nous pourrions alors donner deux sens dynamiques différents au monde que l’homme arpente :

    - Pour la catastrophe de la fronce, la mère et l’enfant se retrouvent, à un moment donné, au point du cusp que nous avons nommée la dyade. En réalité, le point cusp  de la fronce indique le passage d’un plan à un autre, après la coupure du cordon ombilical par l’infirmière. Comme l’opinion l’entend depuis des lustres, l’enfant et la mère ne formeraient plus, après la mise au monde, une entité à part entière, mais deux individualités, deux formes distinctes l’une de l’autre : tel roman de formation est connu et reconnu. Cependant, pour que le schéma dynamique de la fronce soit dessiné dans sa totalité, il faut que la mère et l’enfant reviennent à leur plan initial et fusionnel, après coup. Le nourrisson grandissant et devenant adulte est, en l’occurrence, condamné à chanter et à aimer sa mère, et sa mère, en retour, est condamnée à chanter et à aimer son enfant. Dès lors, l’enfant, s’il est un homme, s’abîmera, par la suite, dans les bras d’une femme, pour retrouver les moments vécus avant la catastrophe, et, s’il est une femme, elle s’abîmera par la suite dans les bras d’un homme, pour des raisons analogues. Nous pouvons aussi modéliser le schéma dynamique des différentes périodes de la vie humaine et en faire une vidéo ou un film d’animation grâce au site blender.org sur Internet. Mais nous pouvons aussi, si on le souhaite, changer le lieu même que les hommes ont de se dire, nous pouvons changer du tout au tout la formation de la vie, en passant de la catastrophe de la fronce à celle de l’ombilic : une nouvelle ontologie, un nouveau roman de formation, donc…

    - Avec la catastrophe justement nommée de l’ombilic, le ventre rond et enceint de la mère devient un lieu de densité accrue qui plonge le fœtus dans des volumes de tissus conjonctifs de plus en plus épais, au fur et à mesure de son développement. Il faudra donc que le fœtus, à neuf mois, perce le placenta qui lui tenait lieu de protection, avant que celui-ci ne l’étouffe. Il n’y a plus ici de retour à un état initial comme dans la catastrophe de la fronce, mais, au contraire, une fuite en avant, l’échappée belle du fœtus devenu un nourrisson qui, tête baissée, se retrouve effilé sous le bassin et les cuisses de sa mère, projeté hors d’elle, évacué, vidé du bain primordial, lancé du giron, du foyer, des pénates, ou cuisses et jupes des femmes, lancé et fuyant hors du monde, comme sur la crête d’une vague sur la mer, et lancé hors du monde à jamais !

   La force centrifuge du ventre enceint de la mère reproduit ainsi l’histoire de Paul Hackett, ce jeune informaticien new yorkais habitant l’Upper west side, dans le film After hours de Martin Scorcese. Paul Hackett, invité par Rosanna Arquette à venir chez elle, dans un loft à Soho, panique, lorsqu’il se retrouve au lit avec elle, après avoir découvert un livre présentant des photos de grands brûlés dans sa chambre. Il fuit son appartement à Soho, parce qu’il s’est imaginé que la jeune femme a, sous ses habits, son corps brûlé au troisième degré. Hackett fuit donc Arquette, il fuit et passe donc sa soirée, de péripéties en péripéties, de femmes en femmes et d’appartements en appartements, malgré lui, à Soho, le quartier arty de New York : Hackett, tel un éclat d’écume à la crête d’une vague ou l’équilibre du surfer sur sa planche.

   Les Lestrygons pourchassant Ulysse dans L’Odyssée d’Homère, les zombies dans La nuit des morts-vivants, le ventre carnivore de la mère à la fin de Braindead, les femmes dans les romans de Kafka ou Rosanna Arquette pour Hackett. 

    Hackett prend donc peur à cause d’un détail réfracté sur l’ensemble du film de Scorcese, After hours, un détail, une hantise qui prendra le pas sur sa vie, la soirée durant à Soho : le graffiti d’un sexe d’homme mordu par les dents d’un requin, graffiti que Hackett n’a qu’entr’aperçu dans des toilettes publiques, au début du film : un sexe d’homme qui n’en finira pas, pour lui, d’être mordu jusqu’à la fin de sa soirée : un sexe d’homme sous les dents d’un requin qui sont aussi les dents d’une mère, un sexe d’homme qui démange et dérange et dont il faudrait se débarrasser par grattage et friction jusqu’au sang.

    Le graffiti d’un sexe d’homme mordu par un requin devient Paul Hackett et il cherche à se justifier, chez l’une ou l’autre des femmes rencontrées dans le quartier de Soho, et sa supplique se termine chaque fois en friction avec elles. Hackett leur demande de pouvoir rentrer chez lui, mais elles ne le comprennent pas et le rejettent, lui, comme corps ou peau morte. Angoissé et incompris, il se trouvera alors à devoir fuir les habitants du quartier de Soho qui le pourchassent, pensant qu’il est responsable de la mort d’Arquette, jusqu’à ce qu’il se retrouve, au terme de sa soirée, enfermé littéralement par l’une d’entre elles, la dernière femme trouvée dans la soirée et qui se trouve être une sculptrice. Il se trouve enfermé volontairement par elle, la der. des ders, pour fuir le quartier de Soho, dans une statue faite en papier mâché, une statue bientôt volée par des cambrioleurs et déposée dans une camionnette qui roulera à tombeau ouvert jusqu’à l’Upper street, le quartier des affaires de New York.

    Dans un virage, les portes de la camionnette s’ouvrent alors et la statue de Hackett tombe sur le carreau. Elle se brise à huit heures sur le trottoir, à l’ouverture des portes du bureau où le geek Hackett travaille chaque jour.
    La statue de Hackett se brise finalement chaque jour à huit heures du matin, pour quiconque d’entre nous.
    Quiconque d’entre nous,
    quiconque est Hackett fuyant les cuisses des femmes
    pour se briser, se scratcher à huit heures du matin à la porte de son travail !


*


    En tergiversant sur la théorie des catastrophe de René Thom, nous nous retrouvons maintenant avec deux ontologies, et ces deux ontologies ne se recoupent en rien. L’une postule un retour fusionnel dans le sein d’une mère, l’autre une fuite en avant : antinomie, contradiction  qui, dans notre cas, nous arrangent et déclenchent même un rire qu’il nous est difficile d’arrêter. On imagine alors Belacqua sur son replat demander à Dante :
« Est-ce que tu es certain de monter, Dante, mon ami ?
Où est le haut ? Où est le bas pour toi ?
Où l’Enfer, où le Paradis ?
Prends un instant de répit avec moi,
Laisse Virgile continuer seul sa route.
Recherchons ensemble la base et le sommet.
Es-tu certain que je ne sois pas meilleur guide
En ce domaine
Que Virgile ou Béatrice ? »

   Dante s’assied alors à côté de Belacqua, et lui continue ainsi maintenant : « Il y a plus d’étoile fixe dans le ciel de l’homme qu’il n’y en a dans l’espace. Que t’importe que je sois mort ou vivant, homme ou âme, spectre ou monstre, puisque nous sommes là, tous les deux réunis à nouveau ? »
   Mais Dante se relève bientôt pour reprendre sa route ; alors Belacqua lui lance en partant : « J’aimerais que tu sois toujours couché à côté de moi, Dante, tu le sais ? Tu pourrais ne pas plus avancer d’un pouce, même en ayant atteint le septième ciel ! »
   Mais Dante est sourd, puisqu’il aime Béatrice, et, puisqu’il aime, il sera sourd à Belacqua jusqu’au bout.
   Il faudra donc que des ciels et des astres nouveaux soient créés par un autre poète que lui.

    Le mythe du Purgatoire fut inventé par l’Eglise, quelque temps avant que Dante ne commence sa Divine comédie, et, comme souvent, quand un poète écrit à l’aube d’un mythe, le Purgatoire est le plus beau de ses trois livres.



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Addenda



    Il y a quelques jours, un ami nous a appris – nous ? moi, toi, soi, nous, vous, leurqu’Adam et Ève, un tableau baroque du peintre Jean-Baptiste Santerre, s’est fait vandaliser à Doyle New York, une société spécialisée dans le commerce d’art. Le vandale avait enlevé les nombrils sur les corps du premier homme et de la première femme. Jean-Baptiste Santerre était partisan de l’anomphalie, il pensait que le couple originel avait été conçu par Dieu sans nombril. Il nous est alors revenu en tête cette affirmation de Jacques Rigaut, l’aventureman suicidé : « Mon ventre est intact. Je n’ai pas de nombril, pas plus qu’Adam. Sans origine. » Dans La mort morte, un recueil de textes où Ghérasim Luca décrivait ses pensées durant ses tentatives de suicide, on peut trouver une affirmation analogue. À prendre à la lettre ces deux auteurs, nous dirions : « Rigaut et Luca ne sont pas plus nés qu’ils ne sont morts. », mais passons. Le critique d’art Jean-Michel Rabaté, auquel je parlais hier de la « retouche » sur les corps d’Adam et Ève, m’a alors répondu qu’il connaissait une écrivain américaine, Vicki Mahaffey, qui s’était mariée à deux hommes, à quinze années d’intervalle ; ses deux maris  n’avaient, ni l’un ni l’autre, de nombril. Selon lui, un tel acte de vandalisme sur le tableau de Santerre n’a aucune valeur.  ̶  L’heureuse femme ! Comment ? Par quelles circonstances Vicki Mahaffey a-t-elle pu rencontrer et aimer deux anomphales à la suite ? Mystère... que je ne relèverai pas, j'en ai assez écrit à ce sujet aujourd'hui.  

    Si un lecteur nous demande de nous justifier pour ce texte, nous lui dirons que nous nous sommes déjà allés nous faire voir plus d’une fois mais que nous récidivons toujours. Nous ne nous remettons pas que d’une chose : c’est d’avoir demandé de l’argent à nos parents quand nous étions dans le besoin. Nous avons bien compris maintenant la leçon,

Merci.


(juillet, août 2013)



[1] Ibid. Pp. 22-23.
[2] « Identité et catastrophe », Jean Petitot, in L’identité, Claude Lévi-Strauss, Quadrige, PUF. Editions Grasset et Flasquelle, Paris : 1977. Pp. 109-148.

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