L’homo ludens et Diogène
La conception ontologique de l’homo ludens est, répétons-le, différente
de celle de la philosophie cynique. Un cynique pourra apprécier voire
accompagner les efforts des hommes afin de s’émanciper de leur condition de
travailleurs, il pourra même, à la façon de Constant avec l’utopie New Babylon, espérer que la technologie informatique permette de créer des
villes conçues pour que ses habitants découvrent chaque heure des quartiers et
des places nouvelles, il ne verra pourtant, dans ces efforts et dans ces
luttes, qu’un pis-aller, puisque la recherche du bonheur ou du paradis sur
Terre, pour lui, est une impasse, comme l’est le paradis et l’enfer pour
Belacqua. Le cynique tergiversera donc avec les motivations de l’homo faber comme avec celles de l’homo ludens ; il pourra, par
exemple, participer aux loisirs et aux jeux de l’un, mais sa participation sera
volontairement biaisée. Non que le cynique triche aux jeux, même s’il peut le
faire, mais il préfère à la victoire ou à la défaite l’anti-jeu ; sa participation tournera donc
en rond, sans raison ni but et de façon totalement gratuite. À l’homo faber, il pourra aussi consacrer du
temps et fournir des efforts, mais cela sera à la façon de Bartleby, le
personnage inventé par Herman Melville, l’auteur de Moby Dick : « I would prefer not to. » Bartleby
signera un contrat de travail pour recopier des textes que compile un homme de
loi de Wall-Street ; il deviendra son secrétaire, tapera ses comptes-rendus,
pourra même créer des banques de données informatiques pour son étude, puis, tel
l’ecto-parasite que lui et nous avons toujours été, s’installera dans ses
bureaux et refusera progressivement tous les travaux que l’homme de loi lui
demandera d’exécuter : « I would prefer not to. »
Le refus de Bartleby tournera en rond, se
répétera malgré les objurgations de l'employeur, devrait donner, au fond, ce
que Hegel appelait, dans sa Phénoménologie
de l’esprit, un mauvais infini[1] :
« I would prefer not to, I would prefer not to, I would prefer not
to… » La ritournelle
devrait s’arrêter à un moment ou à un autre, Bartleby devrait rentrer chez lui
après son licenciement, quitter l’étude de l’avoué, retrouver ses pénates, tout
comme Oblomov devrait quitter sa chambre. « L’homme est essentiellement
courageux. », affirmait le philosophe Alain dans ses Propos sur le bonheur. Mais non, il n’en est rien ; Hegel et
Alain ont tous les deux tort, parce que l’homme est, au fond, un parasite
planté dans le sein des mères, l’homme est un parasite, voilà tout. Et cela
devrait s’arrêter là, les hommes souhaitant garder la face, devant tel
comportement déviant, devraient hausser les épaules et passer leur route,
plutôt que de tuer le scribe récalcitrant ; ce qu’ils font généralement,
comme l’empereur Alexandre à Athènes s’exécute à l’injonction de Diogène, alors
qu’il était venu lui rendre visite : « Ôte-toi de mon
soleil ! », lui aurait répondu ce dernier. Même un empereur et un dieu
tournent la bride de leur cheval devant les sources de l’homme, cependant que
leur armée occit, brûle et viole à loisir, à la porte d’à côté…
Catastrophes réelles et catastrophes imaginaires : la théorie de
la catastrophe
Affirmer que nous n’en finissons pas de
mourir touche, en fin de compte, à notre imaginaire comme à notre culture de la
catastrophe en un sens encore mal saisi actuellement. La catastrophe
désigne habituellement une rupture dans l’ordre des êtres, des choses et des événements,
et telle rupture est, dans son sens courant, toujours inédite et
effrayante. Or,
comme nous l’avons montré, ce qui a été rompu, selon la philosophie cynique,
c’est le lien avec la mère, cette coupure du cordon ombilical que l’humanité a
toujours considéré comme allant de soi. L’humanité, jusqu’à nos jours, n’a eu
de cesse de faire que les premiers instants de la vie aient un sens univoque,
commun, banal, et toute conception hétérodoxe, voire seulement ambiguë, de nos
débuts sera reléguée par la culture sur le plan de l’imaginaire : une
fiction, en somme. Ainsi, dans un essai Perspective
dépravée, l’écrivain Annie Le Brun parle de catastrophes imaginaires qui
seraient le pendant des catastrophes réelles. Son propos sur la catastrophe est
des plus justes : alors même que les catastrophes semblent s’abattre
chaque année un peu plus autour de nous, alors que, de façon grotesque,
certains vont même jusqu’à imaginer l’ensemble de l’espèce humaine comme étant
suicidaire, notre imaginaire de la catastrophe s’appauvrit proportionnellement,
de façon à ce que l’homme ne soit plus en mesure de considérer dans toute sa
complexité ce que son époque a de tragique : « Renversement de
perspective sans précédent, écrit à ce propos Annie Le Brun : pour la
première fois, au lieu d’entraîner au plus loin, l’imaginaire ramène au plus
près ; pour la première fois, au lieu d’ouvrir l’horizon, il le ferme en
jouant essentiellement sur la vraisemblance, de sorte que les actuelles mises
en scène de la catastrophe la simulent pour en nier d’abord le caractère
improbable. En se réduisant ainsi à l’extrapolation d’une situation-limite,
elles aboutissent toutes à priver la catastrophe de la portée qu’elle a
toujours eue, ne serait-ce qu’en supprimant la part d’inconnu implicite dont
elle était auparavant porteuse. »[2]
La catastrophe devient ainsi une évidence
dont on s’habitue, l’horreur, qu’elle recèle, sa profondeur tragique
prendraient désormais pour nous un sens conventionnel. Une norme de
l’imaginaire catastrophique s’établirait ainsi, depuis plus de dix ans, par la
simulation, au cinéma, à la télé et jusque dans nos sciences, des dernières
heures de l’humanité et de la façon dont Noé pourrait, par exemple, s’en sortir
à notre époque après avoir édifié son arche. Une norme du Spectacle
s’établirait, en l’occurrence, qui chercherait à démontrer que les catastrophes
humaines sont impossibles à éviter et
conforteraient les discours fatalistes véhiculés par les médias :
« C’est comme cela, c’est ainsi, tout va à vau-l’eau, nous ne nous en
sortirons pas ! » Il faudrait alors en revenir, selon Annie Le Brun, à ce
sentiment obsédant de la catastrophe dont elle parle dans Appel d’air, « obsédant comme l’écho lointain de pulsions à
très longue portée dont, stupéfaits, nous percevons parfois l’ampleur mais dont
l’origine nous échappe. »[3],
et qui font penser à cet homme-palimpseste dont le psychanalyste Ferenczi, la
bête noire de Freud, avait parlé dans Thalassa :
la catastrophe de Thalassa : l’assèchement de l’océan primordial se
retrouve dans le cri du nourrisson, écho rapporté du fond des Âges, lorsque
l’air entre dans ses poumons pour la première fois !
Mais, dans notre cas, concevoir la
naissance comme étant une catastrophe réelle, c’est affirmer le caractère
hasardeux de l’existence humaine, une existence qui est donc ouverte à toutes
les tergiversations possibles sur les situations-limites.
Aux simulations de la catastrophe dénoncées
par Annie Le Brun, notre tergiversation devrait donc prendre la forme d’une
vaticination circulaire, à savoir une ritournelle tournant en boucle avec les
fins dernières de l’homme et s’opposant non seulement aux discours
apocalyptiques du Spectacle desservis par la presse, à la télévision et au
cinéma (« Le temps est à la crise, KRACH ! Il nous faudra faire
des sacrifices ! Consommez moins, travaillez plus, KRACH !
Montez sur les montagnes, indignez-vous ! »), mais aussi à nombre de
discours scientifiques cherchant à décrire et à expliquer ce qu’est la
catastrophe.
[1] Hegel :
« La figure la plus
nette d'un infini à penser sans contradiction est l'accumulation illimitée des
nombres dans la série numérique ... De même qu'à chaque nombre nous pouvons
encore ajouter une unité sans jamais épuiser la possibilité de continuer à
compter, de même à la suite de chaque état de l'Être se range un autre état, et
l'infini consiste dans la production illimitée de ces états. Cet infini pensé avec exactitude n'a donc aussi qu'une seule forme
fondamentale avec une seule direction. En effet, si pour notre pensée il est
indifférent de se représenter une direction opposée dans l'accumulation des
états, l'infini progressant à reculons n'est cependant qu'une production
mentale inconsidérée. Comme dans la réalité on devrait, en effet, la parcourir
en sens inverse, elle aurait à chacun de ses états une série
numérique infinie derrière elle. Mais ce serait commettre la contradiction
inadmissible d'une série infinie nombrée et il apparaît donc absurde de
supposer une seconde direction à l'infini. » Cette pensée de
Bartleby se répétant sans contradiction se retrouve, par exemple, dans Le pacte de lucidité,
une intelligence du mal, un des derniers livres de Jean Baudrillard.
[2] Perspective dépravée. Entre catastrophe réelle et catastrophe
imaginaire, Annie Le Brun. Editions du Sandre, Paris : 2011. Pp. 56,
57.
[3] Le passage suivant de
l’essai Appel d’air est cité dans Perspective dépravée, p. 18.
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