Pour des commodités de lecture, je publierai ce texte en trois ou quatre morceaux. Sans nombril pourra ainsi se consulter plus aisément, je pense.
Voici.
*
« l'art
et la vie, le fameux lien!
c'est
intéressant.
ça me rappelle
l'histoire de jacques lizène qui pour sa vasectomie durant une performance
avait lu l'inconvénient d'être né de cioran.
à la fin de
sa performance quelqu'un vient le trouver pour lui dire que cioran avait des
filles.
ou encore
paul mac
carty, jeune adulte, apprend que quelqu'un (yves klein) à paris s'est jeté dans
le vide.
il fait
pareil du balcon situé au 3ème étage et se casse une jambe.
ce sont ses
débuts dans l'art.
il
apprendra plus tard qu'il s'agissait d'un photomontage.
oui, l'art
et la vie:
certains le
font. »
Éric
Madeleine
Adam et Ève, tableau de Jean-Baptiste Santerre (1717),
vandalisé à New York en octobre
2012 par un inconnu
qui s’est ingénié à enlever les
nombrils sur les corps du couple originel.
Le tableau se trouve à la Doyle N.Y. Cie
La catastrophe
Cioran s’étonnant, dans Histoire et utopie : comment ce
monde fait-il pour tourner encore ? Aussi peu de guerres, aussi peu
d’épidémies s’abattant sur lui, aussi peu de catastrophes ! La catastrophe, pour Cioran, est
inéluctable. L’homme peut toute sa vie éviter les gouttes, s’il a de la chance,
mais il n’a pas à avoir peur de la catastrophe, si elle le surprend, ni à
l’aimer ; il n’a pas demandé à vivre, pourquoi
s’ennuierait-il à rester en vie ou à sauver une peau qui, somme toute, lui est
étrangère ? Pour Cioran, la naissance est une catastrophe, il n’y a même
qu’une seule catastrophe, c’est la naissance. Or, si la mise au monde est le
plus grand malheur s’abattant sur l’homme, le fléau premier, la vie entière est
une dévastation : « Nous
ne courons pas
vers la mort,
nous fuyons la
catastrophe de la
naissance, nous nous démenons, rescapés qui essaient de
l'oublier. La peur de la mort n'est que la projection dans l'avenir d'une peur
qui remonte à notre premier instant. »[1]
Il s’agit alors de rester dans les marges de
la vie et de rater mieux et le plus souvent possible, il s’agit de demeurer
proche du rivage, afin que la mer nous reprenne. Cioran et Beckett ont ceci en
commun que leur ontologie n’est pas négative, au contraire ; la
dévastation qu’est la vie humaine est, selon eux, bien réelle :
« Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis
c’est la nuit à nouveau. »[2], la
tirade de Pozzo dans En attendant Godot de
Beckett est connue. Ni Cioran ni Beckett ne réfutent la réalité de l’existence,
mais l’espoir, pour eux, est une antienne, un leitmotiv, et, même, le principe
d’espérance du philosophe Ernst Bloch, ce principe selon lequel tout homme
chercherait à survivre et qui détermine, selon Bloch, la marche de l’Histoire
est un leurre : nous n’avons pas à
courir avec le parc humain.
La première catastrophe est donc la
naissance, de sorte que toutes les autres catastrophes de la vie et de
l’Histoire sont secondaires. Secondaire, une axiologie des catastrophes qui
prétendrait en donner une échelle entre mineure et majeure, secondaire, en
l’occurrence aussi, la chronique des fléaux humains, la réparation des injustices
ou l’acceptation tacite des sociétés à la politique des gouvernements.
L’apocalypse, qu’elle soit le fait de la nature, des hommes ou d’un dieu, tout
tremblement de terre de Lisbonne, tout tsunami, tout génocide, tout Tchernobyl
comme tout Fukushima ne devraient pas nous heurter. Peu importe que nous soyons
embarqués, nous n’avons pas été libres de choisir entre cette vie-ci et rien du
tout ; la seule action possible
dans ce monde est donc la tergiversation dans nos actes comme dans nos propos.
Ce qui ne veut pas dire non plus que nous ne devons pas être solidaires et
défendre notre congénère s’il est en danger. Nous pouvons être fraternels
envers un homme, un groupe ou une société, mais notre fraternité sera une
formalité à remplir, elle n’aura pas à devenir une valeur morale ou un principe
de vie. Ainsi, Beckett sera boîte aux lettres pour la résistance durant
l’Occupation et entretiendra, un temps, le peintre Bram Van Velde ; au
fils de sa traductrice serbe cherchant, durant les années 60, à poursuivre ses
études à Paris, il lui donne une somme d’argent permettant au jeune homme de
vivre une année en France, avec ces seuls mots : « Ni retour, ni
merci. »
*
Dans le Chant IV du Purgatoire, Dante gravit une montagne qui semble ne jamais finir. Lors
d’une halte sur un replat, le poète fatigué demande à Virgile, son guide, combien
de temps encore avant d’arriver au sommet, et Virgile lui dit de ne jamais
faiblir avant d’avoir atteint la cime, quand une voix se fait entendre derrière
des rochers : « Peut-être auras-tu besoin de t’asseoir avant ! »
Dante et Virgile s’approchent alors de celle-ci et découvrent le groupe des
négligents, parmi lequel Dante reconnaît son ami Belacqua, un sculpteur de
manches de luths et de guitares. L’âme de Belacqua explique alors au poète
qu’il préfère demeurer ici, au début du purgatoire, parce qu’il ne croit pas
pouvoir être accueilli au paradis. Mais en a-t-il même vraiment envie, du paradis ?
Rien n’est moins sûr. Pourquoi donc Belacqua ne voudrait-il pas monter au
paradis comme les autres ? Pourquoi ne souhaite-t-il pas pour lui ce que
tous les hommes désirent pour eux ? Pourquoi pas réussir sa vie ?
« O frère, monter là-haut,
qu’importe ?
il ne me laisserait pas aller aux
martyres,
l’ange de Dieu qui siège sur le
seuil.
Le ciel doit d’abord tourner
autant de fois
Autour de moi qu’il a fait dans
ma vie,
Puisque j’ai retardé autant de
fois les bons soupirs,
À moins qu’une prière ne m’aide
auparavant
Venue d’un cœur qui vive dans la
grâce.
Que vaut une autre, que le ciel
n’entend pas ? »
Belacqua n’attend pas vraiment qu’un ange
vienne le sortir de sa situation. Au fond, puisqu’il n’a pas choisi de vivre, le
paradis ne vaut pas plus, pour lui, que l’enfer ou le purgatoire. Belacqua
tergiverse donc avec Dante, avec Dieu comme avec les hommes, et sa tergiversation tourne en
boucle avec lui, elle se mord la queue.
Beckett reprendra le personnage de Belacqua
dans ses romans ou au théâtre ; pour Cioran, son mentor sera le philosophe
cynique Diogène de Sinope qui reprit Platon sur sa définition de l’homme en
courant les rues d’Athènes, une lanterne allumée en plein jour, et criant : « Je cherche un homme ! »
Et c’est, en effet, de là que tout
commence, de Diogène à Cioran ou Beckett comme aux clochards célestes de la Beat
generation. Cela commence par une volonté de se dégager de toute contrainte
avec le parc humain jusqu’à cette désignation à l’espèce des hominidés, que
celle-ci se sente citoyenne d’Athènes, de Rome, de Sparte ou de Lascaux.
Attaquer de front le logos platonicien,
cette généralisation de l’homme à l’humus, qui va de la mise au monde à la mise
à mort et amène avec elle son roman de formation. Tel roman commence avec les
accoucheuses, que celles-ci mettent au monde des corps ou des esprits, comme
Socrate, et il se termine avec les pleureuses accompagnant les morts à leur
dernière demeure. C’est un roman, une fiction et rien d’autre qu’une fiction,
mais celle-ci nous empêche de vivre et de mourir comme des chiens.
*
L’avantage de la philosophie cynique, c’est
qu’elle en reste au début de la marche de l’homme, au début de la montagne du
purgatoire. Pourquoi l’homme ne marcherait-il pas à nouveau à quatre pattes
comme un enfant ? Pourquoi ne serait-il pas un chien ; non pas un
chien de garde qui aboie les étrangers pour que son maître dorme tranquille,
mais celui qui aurait conservé quelque chose du loup. Un chien qui en resterait
à la lisière donc et qui aurait gardé des relations avec la communauté des
hommes comme avec celle des loups, mais sans choisir entre l’un ou l’autre
groupe, et tergiversant chaque fois, lorsque l’une ou l’autre espèce souhaite
l’accueillir en son sein : « Dites-moi donc pourquoi je vous suivrai,
demande au loup comme à l’homme le sage cynique Diogène, à côté de l’amphore où
se trouve sa paillasse. Vous me dites qu’un bonheur est possible dans votre
société, mais que, pour l’obtenir, il faut subvenir à ses besoins en
travaillant pour elle ? Libre à vous de penser avoir trouvé une meilleure
place que la mienne de cette façon. Dites-moi d’abord les raisons de ma
présence dans ce monde, parlons ensemble de cette catastrophe qui nous a mis
sur cette terre et vous verrez que cette rumination sur nos origines nous fera
accéder à l’étrangeté primordiale qui est en nous. Pourquoi donc remettez-vous
toujours à plus tard une telle entrée en matière ? »
Reprenons donc la marche ici même :
Après avoir écouté à l’Agora le philosophe
Platon discourir sur l’homme, Diogène de Sinope se met à le chercher dans les
rues d’Athènes, une lanterne allumée en plein jour, nous l’avons dit. Il
s’approche alors des Athéniens et pointe
sa lanterne sur leur visage, mais il ne reconnaît rien et il passe sa route en criant :
« Je cherche un homme !»
Ce que montre Diogène par cette
manifestation contre Platon, c’est que « Je est un autre » toujours,
aucun logos ne peut le comprendre. Il
n’y a pas de généralisation humaine possible et il n’y a pas plus de
« on » nous incluant dans une espèce que d’homme, parce que l’homme
est une singularité initiale, un dieu ; sa part de souveraineté ne pourra
jamais se satisfaire de vivre pour le bien être commun, s’il faut, pour cela,
exister le plus souvent hors de « la sensation miraculeuse de disposer librement du monde. »[3] La
liberté, que revendique Diogène pour lui-même, n’est rien d’autre que celle de
demeurer un enfant qui ne saurait pas que la naissance et la mort existent, un
enfant qui ignorerait ce qu’il doit à sa mère et vivrait donc dans un jour
permanent avec elle, sans autre souci que de la voir et de la manger, elle,
sans autre souci et sans raison que cette Chair dont il mange le sein, à la
lisière de laquelle son moi se love comme du lierre ou un serpent.
*
Le seul cataclysme existant pour le
philosophe cynique est donc dans l’apprentissage du moi, ce moment où le
nourrisson constate qu’il ne forme pas une chair indifférenciée avec sa mère.
Il faudrait alors, pour se dégager de notre individualité, pouvoir remonter le
cours de ce qui nous constitue en tant qu’homme, apprendre, en somme, à nager à
contre-courant ; ce qui est, malgré ce que l’on croit, plutôt simple,
représente même la mesure commune de notre être, comme l’écrit aussi, à sa
manière, le philosophe Giorgio Agamben dans La
communauté qui vient : « l’avoir lieu de tout être singulier est
toujours déjà commun. »[4]
Si le travail ou nos obligations n’étaient
pas pour nous une seconde nature, nous demeurerions en l’occurrence des enfants,
nos parents comme nous-mêmes, nous ne percevrions pas les êtres et les
phénomènes comme séparés de nous. Aussi, ils sont plus nombreux qu’on ne le
pense, ceux qui demeurent à la lisière, rien de plus simple à comprendre, rien
de plus pertinent que les arguments de Belacqua à Dante, rien de plus concret
que la philosophie cynique de Diogène par rapport aux élucubrations d’un
Platon. Le travail à effectuer chaque
jour est, comme le devoir d’enterrer ses morts, une formalité à remplir, un
rite comme celui de dire bonjour ou au revoir à son collègue de travail, il n’a
pas d’autre sens que celui de nous faire garder la face ou de reconnaître celle
de notre voisin, et nous l’effectuons le plus vite possible, l’on s’en
débarrasse, comme d’une dent cariée ou d’un ongle incarné.
(A suivre)
[1] De l’inconvénient d’être né, Cioran.
[2] Beckett, En attendant Godot.
[3] La souveraineté, Georges Bataille. P. 15.
[4] La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque, Giorgio
Agamben. Seuil, « La librairie du XXI° siècle », Paris : 1990.
P. 30.
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