lundi 26 août 2013

Sans nombril (1)

Sans nombril est le titre d'un essai, qui fait suite à La souillure que j'avais déjà posté sur ce blog à la date du 13 janvier. J'ai, entre temps, remanié La souillure et obtenu une préface de l'écrivain Jean-Michel Rabaté, l'auteur de Etant-donnés 1- l'art, 2- le crime paru aux Presses du Réel il y a trois ans. Je l'en remercie à nouveau ici.

Pour des commodités de lecture, je publierai ce texte en trois ou quatre morceaux. Sans nombril pourra ainsi se consulter plus aisément, je pense.

Voici.


*


« l'art et la vie, le fameux lien!
c'est intéressant.
ça me rappelle l'histoire de jacques lizène qui pour sa vasectomie durant une performance avait lu l'inconvénient d'être né de cioran.
à la fin de sa performance quelqu'un vient le trouver pour lui dire que cioran avait des filles.
ou encore
paul mac carty, jeune adulte, apprend que quelqu'un (yves klein) à paris s'est jeté dans le vide.
il fait pareil du balcon situé au 3ème étage et se casse une jambe.
ce sont ses débuts dans l'art.
il apprendra plus tard qu'il s'agissait d'un photomontage.
oui, l'art et la vie:
certains le font. »

Éric Madeleine








Adam et Ève,  tableau de Jean-Baptiste Santerre (1717),
vandalisé à New York en octobre 2012 par un inconnu
qui s’est ingénié à enlever les nombrils sur les corps du couple originel.
Le tableau se trouve à la Doyle N.Y. Cie


La catastrophe



    Cioran s’étonnant, dans Histoire et utopie : comment ce monde fait-il pour tourner encore ? Aussi peu de guerres, aussi peu d’épidémies s’abattant sur lui, aussi peu de catastrophes ! La catastrophe, pour Cioran, est inéluctable. L’homme peut toute sa vie éviter les gouttes, s’il a de la chance, mais il n’a pas à avoir peur de la catastrophe, si elle le surprend, ni à l’aimer ; il n’a pas demandé à vivre, pourquoi s’ennuierait-il à rester en vie ou à sauver une peau qui, somme toute, lui est étrangère ? Pour Cioran, la naissance est une catastrophe, il n’y a même qu’une seule catastrophe, c’est la naissance. Or, si la mise au monde est le plus grand malheur s’abattant sur l’homme, le fléau premier, la vie entière est une dévastation : « Nous   ne   courons   pas   vers   la   mort,   nous   fuyons   la   catastrophe   de   la  naissance,   nous   nous démenons, rescapés qui essaient de l'oublier. La peur de la mort n'est que la projection dans l'avenir d'une peur qui remonte à notre premier instant. »[1]
    Il s’agit alors de rester dans les marges de la vie et de rater mieux et le plus souvent possible, il s’agit de demeurer proche du rivage, afin que la mer nous reprenne. Cioran et Beckett ont ceci en commun que leur ontologie n’est pas négative, au contraire ;  la dévastation qu’est la vie humaine est, selon eux, bien réelle : « Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. »[2], la tirade de Pozzo dans En attendant Godot de Beckett est connue. Ni Cioran ni Beckett ne réfutent la réalité de l’existence, mais l’espoir, pour eux, est une antienne, un leitmotiv, et, même, le principe d’espérance du philosophe Ernst Bloch, ce principe selon lequel tout homme chercherait à survivre et qui détermine, selon Bloch, la marche de l’Histoire est un leurre : nous n’avons pas à courir avec le parc humain.

    La première catastrophe est donc la naissance, de sorte que toutes les autres catastrophes de la vie et de l’Histoire sont secondaires. Secondaire, une axiologie des catastrophes qui prétendrait en donner une échelle entre mineure et majeure, secondaire, en l’occurrence aussi, la chronique des fléaux humains, la réparation des injustices ou l’acceptation tacite des sociétés à la politique des gouvernements. L’apocalypse, qu’elle soit le fait de la nature, des hommes ou d’un dieu, tout tremblement de terre de Lisbonne, tout tsunami, tout génocide, tout Tchernobyl comme tout Fukushima ne devraient pas nous heurter. Peu importe que nous soyons embarqués, nous n’avons pas été libres de choisir entre cette vie-ci et rien du tout ;  la seule action possible dans ce monde est donc la tergiversation dans nos actes comme dans nos propos. Ce qui ne veut pas dire non plus que nous ne devons pas être solidaires et défendre notre congénère s’il est en danger. Nous pouvons être fraternels envers un homme, un groupe ou une société, mais notre fraternité sera une formalité à remplir, elle n’aura pas à devenir une valeur morale ou un principe de vie. Ainsi, Beckett sera boîte aux lettres pour la résistance durant l’Occupation et entretiendra, un temps, le peintre Bram Van Velde ; au fils de sa traductrice serbe cherchant, durant les années 60, à poursuivre ses études à Paris, il lui donne une somme d’argent permettant au jeune homme de vivre une année en France, avec ces seuls mots : « Ni retour, ni merci. »


*

    Dans le Chant IV du Purgatoire, Dante gravit une montagne qui semble ne jamais finir. Lors d’une halte sur un replat, le poète fatigué demande à Virgile, son guide, combien de temps encore avant d’arriver au sommet, et Virgile lui dit de ne jamais faiblir avant d’avoir atteint la cime, quand une voix se fait entendre derrière des rochers : « Peut-être auras-tu besoin de t’asseoir avant ! » Dante et Virgile s’approchent alors de celle-ci et découvrent le groupe des négligents, parmi lequel Dante reconnaît son ami Belacqua, un sculpteur de manches de luths et de guitares. L’âme de Belacqua explique alors au poète qu’il préfère demeurer ici, au début du purgatoire, parce qu’il ne croit pas pouvoir être accueilli au paradis. Mais en a-t-il même vraiment envie, du paradis ? Rien n’est moins sûr. Pourquoi donc Belacqua ne voudrait-il pas monter au paradis comme les autres ? Pourquoi ne souhaite-t-il pas pour lui ce que tous les hommes désirent pour eux ? Pourquoi pas réussir sa vie ?
   « O frère, monter là-haut, qu’importe ?
il ne me laisserait pas aller aux martyres,
l’ange de Dieu qui siège sur le seuil.
Le ciel doit d’abord tourner autant de fois
Autour de moi qu’il a fait dans ma vie,
Puisque j’ai retardé autant de fois les bons soupirs,
À moins qu’une prière ne m’aide auparavant
Venue d’un cœur qui vive dans la grâce.
Que vaut une autre, que le ciel n’entend pas ? »

    Belacqua n’attend pas vraiment qu’un ange vienne le sortir de sa situation. Au fond, puisqu’il n’a pas choisi de vivre, le paradis ne vaut pas plus, pour lui, que l’enfer ou le purgatoire. Belacqua tergiverse donc avec Dante, avec Dieu comme avec les hommes, et  sa tergiversation tourne en boucle avec lui, elle se mord la queue.
    Beckett reprendra le personnage de Belacqua dans ses romans ou au théâtre ; pour Cioran, son mentor sera le philosophe cynique Diogène de Sinope qui reprit Platon sur sa définition de l’homme en courant les rues d’Athènes, une lanterne allumée en plein jour, et criant : « Je cherche un homme ! » 

    Et c’est, en effet, de là que tout commence, de Diogène à Cioran ou Beckett comme aux clochards célestes de la Beat generation. Cela commence par une volonté de se dégager de toute contrainte avec le parc humain jusqu’à cette désignation à l’espèce des hominidés, que celle-ci se sente citoyenne d’Athènes, de Rome, de Sparte ou de Lascaux. Attaquer de front le logos platonicien, cette généralisation de l’homme à l’humus, qui va de la mise au monde à la mise à mort et amène avec elle son roman de formation. Tel roman commence avec les accoucheuses, que celles-ci mettent au monde des corps ou des esprits, comme Socrate, et il se termine avec les pleureuses accompagnant les morts à leur dernière demeure. C’est un roman, une fiction et rien d’autre qu’une fiction, mais celle-ci nous empêche de vivre et de mourir comme des chiens.


*



    L’avantage de la philosophie cynique, c’est qu’elle en reste au début de la marche de l’homme, au début de la montagne du purgatoire. Pourquoi l’homme ne marcherait-il pas à nouveau à quatre pattes comme un enfant ? Pourquoi ne serait-il pas un chien ; non pas un chien de garde qui aboie les étrangers pour que son maître dorme tranquille, mais celui qui aurait conservé quelque chose du loup. Un chien qui en resterait à la lisière donc et qui aurait gardé des relations avec la communauté des hommes comme avec celle des loups, mais sans choisir entre l’un ou l’autre groupe, et tergiversant chaque fois, lorsque l’une ou l’autre espèce souhaite l’accueillir en son sein : « Dites-moi donc pourquoi je vous suivrai, demande au loup comme à l’homme le sage cynique Diogène, à côté de l’amphore où se trouve sa paillasse. Vous me dites qu’un bonheur est possible dans votre société, mais que, pour l’obtenir, il faut subvenir à ses besoins en travaillant pour elle ? Libre à vous de penser avoir trouvé une meilleure place que la mienne de cette façon. Dites-moi d’abord les raisons de ma présence dans ce monde, parlons ensemble de cette catastrophe qui nous a mis sur cette terre et vous verrez que cette rumination sur nos origines nous fera accéder à l’étrangeté primordiale qui est en nous. Pourquoi donc remettez-vous toujours à plus tard une telle entrée en matière ? »
   
    Reprenons donc la marche ici même :
    Après avoir écouté à l’Agora le philosophe Platon discourir sur l’homme, Diogène de Sinope se met à le chercher dans les rues d’Athènes, une lanterne allumée en plein jour, nous l’avons dit. Il s’approche alors  des Athéniens et pointe sa lanterne sur leur visage, mais il ne reconnaît rien et il passe sa route en criant : « Je cherche un homme !»
    Ce que montre Diogène par cette manifestation contre Platon, c’est que « Je est un autre » toujours, aucun logos ne peut le comprendre. Il n’y a pas de généralisation humaine possible et il n’y a pas plus de « on » nous incluant dans une espèce que d’homme, parce que l’homme est une singularité initiale, un dieu ; sa part de souveraineté ne pourra jamais se satisfaire de vivre pour le bien être commun, s’il faut, pour cela, exister le plus souvent hors de « la sensation miraculeuse de disposer librement du monde. »[3] La liberté, que revendique Diogène pour lui-même, n’est rien d’autre que celle de demeurer un enfant qui ne saurait pas que la naissance et la mort existent, un enfant qui ignorerait ce qu’il doit à sa mère et vivrait donc dans un jour permanent avec elle, sans autre souci que de la voir et de la manger, elle, sans autre souci et sans raison que cette Chair dont il mange le sein, à la lisière de laquelle son moi se love comme du lierre ou un serpent.


*

    Le seul cataclysme existant pour le philosophe cynique est donc dans l’apprentissage du moi, ce moment où le nourrisson constate qu’il ne forme pas une chair indifférenciée avec sa mère. Il faudrait alors, pour se dégager de notre individualité, pouvoir remonter le cours de ce qui nous constitue en tant qu’homme, apprendre, en somme, à nager à contre-courant ; ce qui est, malgré ce que l’on croit, plutôt simple, représente même la mesure commune de notre être, comme l’écrit aussi, à sa manière, le philosophe Giorgio Agamben dans La communauté qui vient : « l’avoir lieu de tout être singulier est toujours déjà commun. »[4]
     Si le travail ou nos obligations n’étaient pas pour nous une seconde nature, nous demeurerions en l’occurrence des enfants, nos parents comme nous-mêmes, nous ne percevrions pas les êtres et les phénomènes comme séparés de nous. Aussi, ils sont plus nombreux qu’on ne le pense, ceux qui demeurent à la lisière, rien de plus simple à comprendre, rien de plus pertinent que les arguments de Belacqua à Dante, rien de plus concret que la philosophie cynique de Diogène par rapport aux élucubrations d’un Platon.     Le travail à effectuer chaque jour est, comme le devoir d’enterrer ses morts, une formalité à remplir, un rite comme celui de dire bonjour ou au revoir à son collègue de travail, il n’a pas d’autre sens que celui de nous faire garder la face ou de reconnaître celle de notre voisin, et nous l’effectuons le plus vite possible, l’on s’en débarrasse, comme d’une dent cariée ou d’un ongle incarné. 


(A suivre)



[1] De l’inconvénient d’être né, Cioran.
[2] Beckett, En attendant Godot.
[3] La souveraineté, Georges Bataille. P. 15.
[4] La communauté qui vient, théorie de la singularité quelconque, Giorgio Agamben. Seuil, « La librairie du XXI° siècle », Paris : 1990. P. 30.





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