New Babylon
La cité de l’homo ludens et la République de Platon
Dans Le
sacricide, un auteur singulier, Michel Koch, revient sur le sacrifice
manqué de Bataille avec Acéphale, le groupe que l’auteur du bleu du ciel animait avant la seconde
guerre mondiale et dont Koch a fait partie un temps. Koch imagine à ce propos une
utopie dans laquelle une fête de la mort, qui pourrait bien être un avatar du
sacrifice de Bataille, serait possible. Le sacricide perpétrerait le sacrifice
voulu d’un homme à la date, au lieu et à l’heure de sa convenance. Or il y a,
dans ce livre, un passage à propos de la naissance, dans lequel
l’auteur déclare : « La
naissance pose un problème ontologique plus grave encore que la mort
volontaire. »[1] ; phrase scandaleuse
à plus d’un titre.
Pour Michel Koch, le fait de mettre au
monde et de donner la vie est un acte plus grave encore que celui de commettre
un oblat ; l’inadmissible commence là. Nous pourrions imaginer, comme Koch
le fait, une utopie dans laquelle le sacrifice manqué de Bataille avec Acéphale
prenne sens, il reste que la naissance demeure, comme pour Cioran et Beckett,
la catastrophe première. La fête de la vie devrait, en conséquence, être préparée
avec plus de soin que la fête de la mort : « Le poids de ce que l’on
assume, lorsque l’on jette dans l’existence un être dont le consentement ne
peut être sollicité, dépasse toute mesure. Le sens entier de la vie est en jeu
et, pour peu qu’on le mette en doute, l’acte verse à pire qu’à l’absurde :
au crime. »[2]
C’est, en l’occurrence, le
discours que l’on tient qui donne du sens à la vie, et c’est aussi lui qui
donne du sens à la mort. Dans l’un ou l’autre cas, il faut un rite redonnant à
l’homme sa démesure initiale. La mise au monde sera donc une mise en scène et
la mère qui enfante sera appelée par Koch une Actrice. Celle-ci aura discuté
plusieurs mois avec sa famille et ses amis pour savoir si le monde qu’elle
conçoit pour elle-même sera digne de la souveraineté de l’enfant qu’elle
projette d’avoir.
Chaque individu est donc non seulement
l’acteur, mais aussi le metteur en scène du monde qu’il arpente, il ne fait pas
qu’y jouer un rôle, il donne du sens à sa vie comme à celle de ses enfants et de
ses proches : la mise au monde est une
mise en scène. Nier par le verbe, pour soi-même ou pour son entourage, être
à l’origine de la vie que l’on donne est, en l’occurrence, un meurtre, parce
qu’il n’y a que par les mots que la face de l’homme tient. Bataille abonderait
probablement dans le sens de Koch, Bataille, mais aussi nombre de poètes
surréalistes après Nietzsche : si la naissance est une catastrophe,
l’homme est libre de s’inventer par le verbe, par le verbe et par des rites
qu’il pourra réformer quand bon lui semblera, si tant est que la société lui en donne la liberté.
Pour Cioran et Beckett, c’est le
contraire : il n’y a pas lieu de déguiser la catastrophe qu’est la vie en
donnant du sens aux événements qui composent les âges de l’homme. La vie est la
vie et il n’y a pas de jeu qui tienne ; on ne s’improvise pas, on n’a pas
à s’improviser : on est là et on y reste.
Ou tout l’un ou tout l’autre, en somme :
soit improviser un sens à sa vie, soit tergiverser avec elle, mais la vie, dans
l’un ou l’autre cas, n’est pas donnée d’avance. On comprend alors la raison
pour laquelle Platon voulait chasser Homère et les poètes tragiques d’Athènes
dans sa République, car ceux-ci
conçoivent, selon lui, la constitution de l’homme et du moi hors d’une
ontologie univoque[3]. On peut aujourd’hui
imaginer a fortiori les Athéniens
discuter librement de la pertinence des poèmes ontophoniques de Ghérasim Luca
face au logos de Platon, on peut
imaginer une démocratie athénienne tout entière tournée vers l’homo ludens, l’homme qui joue, et laissant
de côté l’homme conçu par et pour le travail : une ontopoésie, donc, plutôt qu’une ontologie. Un homme-rythme, un
homme sonore, un homme-phonème créant sa propre maïeutique face à une idée de
l’homme préexistant à ce qu’il est de par le logos : la république de
l’homo faber face à la cité de l’homo ludens.
Or, une telle cité a pu voir le jour
quelquefois en architecture et en urbanisme à partir des années 60, à l’instar
du projet New Babylon de Constant, des
architectures mobiles de Yona Friedman ou, actuellement, dans certains mondes
virtuels.
La cité de l’homme qui joue
Constant est un peintre qui a été proche du
mouvement artistique Cobra et, un temps, du mouvement situationniste. Conçu
entre 1964 et 1967, New Babylon
était, pour Constant, une cité « où l’on construit, sous une toiture, à
l’aide d’éléments mobiles, une demeure commune, une habitation temporaire
constamment remodelée, un camp de nomades à l’échelle planétaire. »[4] Une
poétique nouvelle de la ville, appelée psychogéographie[5] par Constant,
Debord et les situationnistes, a ainsi pu voir le jour, en un sens proche des
conceptions de Bataille sur l’histoire de la civilisation et de son
architecture, une architecture faite, selon Bataille, par et pour la société
patriarcale : l’article « Archéologie » de Bataille publiée dans
sa revue Documents dénonce, en creux,
l’héritage politique laissé par Platon dans sa République[6].
Les architectures mobiles de Yona Friedman
doivent, quant à elles, permettre à ses habitants de concevoir leur propre cité,
à partir de constructions démontables et de surfaces convertibles, « ceci,
par le moyen d’un système de plates-formes, réseaux de voirie, d’alimentation
et de canalisations qui soit transformable et déplaçable sur les structures
portantes. »[7] Dans ces architectures
mobiles, le rôle dévolu à l’architecte et à l’urbaniste est celui d’un
conseiller pour les habitants davantage que d’un bâtisseur. Les architectures du vent du japonais Toyo
Ito, employant généralement du métal et de l’aluminium, sont, quant à elles,
conçues pour s’adapter aux besoins changeants d’une population qui pourrait
déménager régulièrement et dont les besoins se transforment[8].
D’une façon analogue, les premières
réflexions sur la vie dans les mondes virtuels ont été dues aux futuristes
italiens, hélas, pour nombre d’entre eux, avec cette fascination morbide pour le
nationalisme et les guerres que l’on connaît. Ainsi, le poète Marinetti, le
fondateur du mouvement futuriste italien publie, en 1921, le manifeste du
tactilisme[9], dans
lequel il parle de panneaux tactiles de son invention, mais aussi de chemises,
de robes, de lits, de chambres, de rues et de théâtres tactiles, qui anticipent
les recherches informatiques actuelles sur ce type de simulations ; mais,
dans le cas de Marinetti, dans une perspective tout entière tournée vers ce qui
allait donner le fascisme[10].
Dans les années 60, l’artiste brésilienne
Lygia Clark réalise, elle aussi, un art tactile à partir de ce qu’elle nomme
des « objets relationnels ».
Les objets relationnels de L. Clark sont influencés par les « objets
transitionnels » du psychanalyste anglais Winnicott. Celui-ci donne, dans Jeu et réalité, la définition suivante
de l’ « objet transitionnel » qu’il analyse chez le nourrisson
et l’enfant : « J’ai introduit les termes d’"objets
transitionnels" et de "phénomènes transitionnels" pour désigner
l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en
peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre
l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté,
entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de celle-ci
(Dis : "Ta").
Partant de cette définition, le gazouillis
du nouveau-né, la manière dont l’enfant plus grand reprend, au moment de
s’endormir, son répertoire de chansons et de mélodies, tous ces comportements
interviennent dans l’aire intermédiaire en tant que phénomènes transitionnels.
Il en va de même des objets qui ne font pas partie du corps du nourrisson bien
qu’il ne les reconnaisse pas encore comme appartenant à la réalité
extérieure. »[11]
Les objets relationnels de Lygia Clark sont
des objets tactiles qui peuvent être saisis et manipulés par une ou plusieurs
personnes et qui permettent, selon Clark, de retrouver le sens même de notre
corps, ce qu’elle nommait la sculpture du
self.
Dans les années 90, la conceptrice de jeux
vidéos Brenda Laurel écrit un ouvrage, Computer as theater, qui est une poétique des mondes virtuels
informatiques, mais une poétique qui reste malheureusement influencée par les
concepts théâtraux d’Aristote[12].
L’artiste américain Marcos Novak se définit, quant à lui, comme un
« transarchitecte » ; il réalise des
architectures informatiques virtuelles pour des hommes, qu’il nomme des
« architectures liquides » et qui sont proches, selon lui, du concept
d’image-temps et d’image-mouvement de Deleuze ou de la notion de souvenir pur dont parle le philosophe
Bergson dans Matière et mémoire. À ce
sujet, Marcos Novak écrit : « Une fois que nous jetons l’architecture
dans le cyberespace, ces préoccupations à la fois théoriques et pratiques
[Celles de l’image-temps et de l’image-mouvement de Deleuze] deviennent
urgentes. L’architecte doit maintenant prendre un vif intérêt non seulement aux
mouvement des utilisateurs dans un environnement virtuel, mais aussi tenir
compte du fait que l’environnement lui-même, non affecté par la gravité et d’autres
contraintes communes, peut lui-même changer de position, de mode ou
d’attribut. »[13] Marcos
Novak a inventé le néologisme d’éversion,
pour marquer le renvoi d’une architecture existant physiquement dans le
virtuel, un concept qui est le pendant de l’idée d’ « immersion virtuelle ».
Commencées à l’aube du vingtième
siècle avec les futuristes, les recherches propres à la cité de l’homo ludens se caractérisent donc
actuellement, consciemment ou non, par une volonté de transformer les règles
politiques et physiques de la cité, afin de retourner aux sources de l’homme et
de la vie, à cet océan premier, dont le psychanalyste Ferenczi a parlé dans un
essai de psychanalyse écrit dans les années 1920, Thalassa[14] :
la finalité des jeux de l’homo ludens
est celle d’un retour à la catastrophe de la naissance. Telle conception,
proche du bouddhisme, comme le remarquait Cioran lui-même dans De l’inconvénient d’être né[15], remet en cause les
principes ontologiques de la civilisation occidentale. Elle était même si radicalement
nouvelle dans les années 60 que Hannah Arendt a mis en garde contre les
désillusions tragiques qu’elle pouvait entraîner.
Dès le prologue de La condition de l’homme moderne, Arendt écrivait à ce sujet :
« C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail,
et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus
enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté…
Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs
fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les
intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils
font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous
avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans
travail, c'est-à-dire privée de la seule activité qui leur reste. On ne peut
rien imaginer de pire. »[16]
Aujourd’hui, à cause de la crise
économique, cette société de travailleurs sans travail existe malheureusement
bel et bien à l’échelle planétaire, et, si notre civilisation ne veut pas décliner,
comme l’état grec de l’antiquité, à cause d’une concentration d’argent dans un
très petit nombre de mains, il faut, comme on le voit actuellement dans le
monde arabe, que les sociétés défendent leurs intérêts et organisent leurs luttes
dans les Etats qui sont les leurs[17].
Tout homme peut donc, s’il en a la
liberté, inventer un temps et une vie qui lui est propre, tout homme le
peut, mais aussi – contrepartie terrible
– chaque société, chaque culture peut façonner ses sujets : une fiction
peut être érigée en mythe, un storytelling peut trouver audience à grande
échelle et devenir la réalité d’un peuple. On peut être aussi libre que Casanova,
Sade ou Ret Marut, cet écrivain allemand qui a écrit Le trésor de la Sierra Madre, et a accompagné, au Mexique, le
peuple du Chiapas dans ses luttes[18],
il reste qu’il n’y a généralement pas d’émancipation humaine possible sans une
volonté politique et des conditions culturelles pour la rendre possible. Le
fait que des hommes aussi pauvres que Socrate et Diogène aient pu être reconnus
à l’époque de Périclès ne s’expliquent que par une volonté politique, celle de
l’aristocratie grecque d’Athènes qui considérait que l’homme devait se libérer
des contraintes domestiques et du travail pour faire œuvre humaine. De la même
façon, il a fallu qu’un « programme de recherche métaphysique »
s’opère aux Etats-Unis dans les années 40 et 50, avec les conférences Macy à
New York, pour que l’Etat et la culture américaine tolèrent puis cautionnent,
dans les années 70, une avant-garde proche des provocations anarchistes du
courant dada et surréaliste[19].
[1] Le sacricide, Michel Koch. Léo Scheer, coll.
« Manifeste », Paris : 2001. P. 73.
[3] Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce
que, dans La République, les poètes
considèrent qu’un homme non vertueux peut, de par le verbe, séduire un public
que Platon les chasse de sa cité idéale, mais,
bien plutôt, parce que les poètes tragiques considèrent, selon lui, que l’homme
est, à travers les mythes et les dieux qu’il se donne, relatif à une culture, à
un discours, à un verbe comme à un chant, et donc que tout homme peut changer
du tout au tout, en bien comme en mal ; tout homme, mais aussi toute
société. Or, si un homme vicieux peut convaincre par une maïeutique singulière
et même accéder ainsi à une certaine forme de sagesse, cela veut dire qu’il n’y
a pas d’universalité qui tienne, chaque homme, s’il en a la liberté, est acteur
et metteur en scène de ses jours.
[4] New Babylon, art et utopie, Constant, textes situationnistes,
édition établie et présentée par Jean-Clarence Lambert, Paris, Cercle d’art,
1997. P. 49.
[5]
Debord a donné une définition de la psychogéographie : « LA
PSYCHOGÉOGRAPHIE est la part du jeu dans l’urbanisme actuel. À travers cette
appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de
la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut,
une sorte de « science-fiction », mais science-fiction d’un morceau
de la vie immédiate, et dont toutes les propositions sont destinées à une
application pratique, directement pour nous. », in Ecologie, psychogéographie et transformation du milieu humain, Debord.
url. : http://debordiana.chez.com/francais/a_constant.htm
Des essais de psyhogéographie en milieu urbain ont été relatés dans le journal
lettriste de Debord Potlatch réédité
par les éditions Allia en 1996. Potlatch,
1954/1957, éd. Allia, Paris : 1996.
[6] Dans sa revue DOCUMENTS, Bataille écrit, à l’article
« Architecture » : «L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même
façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus.
Toutefois, c’est surtout à des physionomies de personnages officiels (prélats,
magistraux, amiraux) que cette comparaison doit être rapportée. En effet, seul
l’être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité,
s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les
grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté
et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des
cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent
silence aux multitudes. »
Revue Documents, n° 2, mai 1929.
[7] L’architecture mobile, Yona Friedman, ed. Casterman, Paris :
1970. P. 9.
[8] Le site de l’architecte
Toyo Ito est à l’adresse url http://www.toyo-ito.co.jp/ Pour de plus amples
informations à propos des architectures mobiles, lire le chapitre
« L’architecture » de L’œuvre
ouverte, d’un art à l’autre de Jean-Yves Bosseur. Ed. Minerve, Paris :
2013. Pp. 189-203.
[9] Sur le tactilisme de F.T.
Marinetti, consulter le site Internet Peripheralfocus.net de l’artiste interactiviste
Erik Conrad, à la rubrique Tactilism :
http://peripheralfocus.net/poems-told-by-touch/manifesto_of_tactilism.html
[10]Ainsi, Marinetti écrit dans le manifeste du tactilisme, trois ans après la tragédie de la première guerre mondiale : « As for us Futurists, we who bravely face the agonising drama of the post-war period, we are in favour of all the revolutionary attacks that the majority will attempt. But, to the minority of artists and thinkers, we yell at the top of our lungs: Life is always right ! The artificial paradises with which you attempt to murder her are useless. Stop dreaming of an absurd return to the savage life. Beware of condemning the superior powers of society and the marvels of speed. Heal, rather, the illness of the post-war period, giving humanity new and nutritious joys. Instead of destroying human throngs, it is necessary to perfect them. Intensify the communication and the fusion of human beings. Destroy the distances and the barriers that separate them in love and friendship. Give fullness and total beauty to these two essential manifestations of life: Love and Friendship. »
[11] Ibid. Pp. 28-29.
[12] Computer as
theater, Brenda Laurel, Addison-Wesley Publishing
Company, USA : 1993. Brenda Laurel écrit à propos de la poétique d’Aristote : “
A second reason for looking to the Poetics
as opposed to more contemparery theories (such as post-structuralism) is
that the Aristotelian paradigm is more appropriate to the state of the
technology to which we are trying to apply it. In order to build
representations that are theatrical qualities in computer-based environnements,
a deep, robust, and logically coherent notion of structural elements and
dynamics is required – and this is what Aristotle provides.” P. 36.
[13] « Transmitting architecture : the
transphysical city », Marcos Novak, 1996. Site Internet Ctheory.net,
d’Arthur et Marilouise Kroker, essayistes canadiens.
http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=76
[14] Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Sandor
Ferenczi. Petite bibliothèque Payot, Paris : 2002. Dans Thalassa, le psychanalyste hongrois
Ferenczi émet l’hypothèse suivante, qui fait de la psychanalyse une
anamnèse : l’homme est un palimpseste sur lequel peuvent se lire les
origines de la vie sur Terre ; il écrit à ce propos : « Qu’en
serait-il, avons-nous pensé, si toute
l’existence intra-utérine des mammifères supérieurs n’était qu’une répétition
de la forme d’existence aquatique d’autrefois et si la naissance elle-même
représentait simplement la récapitulation individuelle de la grande catastrophe
qui, lors de l’assèchement des océans, a contraint tant d’espèces animales et
certainement nos propres ancêtres animaux à s’adapter à la vie terrestre et,
tout d’abord, à renoncer à la respiration branchiale pour développer des organes
propres à respirer de l’air. Et si le grand maître Haeckel a eu le courage
de courage de formuler la loi biogénétique fondamentale selon laquelle le
développement embryonnaire (« palingenèse ») reproduit en raccourci
toute l’évolution de l’espèce, pourquoi ne pas faire un pas de plus et supposer
que le développement des annexes
protectrices de l’embryon (qu’on a toujours considéré comme l’exemple classique
de la « coegenèse ») recèle également une part de l’histoire de
l’espèce : l’histoire des modifications de ces milieux où ont vécu les
ancêtres esquissés par l’embryogenèse ? » P. 113. La tendance politique de l’homo
ludens serait, selon nous, une régression consciente et raisonnée vers ses
sources. Comme l’écrivait Rimbaud, dans sa lettre du Voyant : « Il
s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. », ce qui fait, de la poésie, telle que
l’entend l’homme qui joue, un art proche du Yoga, c'est-à-dire un art et une
discipline de la transe, mais dont les principes et les règles sont à inventer. Ainsi, Gherasim Luca dans L’inventeur de l’amour et L’extrême-occidentale invente de
nouveaux rituels tantras, hors de toute religion et dogme, même surréaliste.
[15] Cioran écrit à ce
propos : « Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de
fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle était le souverain bien, que
le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le
vrai mal est pourtant derrière, non
devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le
Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô
disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas dans le monde. » Et, avant la
vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les
infirmités et de tous les désastres. »
[16] In Prologue à Condition de
l’homme moderne, Hannah Arendt, éd. Calman Lévy, Paris : 1961.
[17] Sur le déclin de l’Etat
athénien, lire Engels, L’origine de la
famille, de la propriété et de l’Etat. La
fin du chapitre « Genèse de l’Etat athénien » est sur cette question.
On peut dire à ce sujet que, selon Engels, la crise financière, qui traverse
l’antiquité grecque est à la cause de l’apogée comme du déclin de cette
civilisation. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les rapports et les
différences philosophiques et politiques entre Engels et Arendt dans l’un et
l’autre livre cités, notamment sur la question du travail, de l’économie
marchande et du communisme, mais cela nous entraînerait trop loin de nos
tergiversations. Disons seulement que, selon Arendt, l’idéal communiste est
mort avec la montée du totalitarisme stalinien, ce qui est, selon nous, une
affirmation pour le moins discutable, comme le montrent les révolutions
récentes en Tunisie et en Egypte, et l’évolution des luttes politiques en
Europe et aux Etats-Unis.
[18] La vie et l’œuvre de
l’écrivain allemand Ret Marut ou B. Traven est quasi inconnue en France, mises
à part de certains milieux anarchistes, et plus de la moitié de son œuvre reste
encore à traduire. Pour se faire une idée de qui était cet écrivain prodigieux,
on peut lire en ligne le n° 22 du bulletin de critique bibliographique Contretemps : http://acontretemps.org/spip.php?rubrique22
[19]
Le terme de programme de recherche métaphysique vient du philosophe des
sciences Karl Popper. Popper concevait qu’un programme de recherche
métaphysique était le fondement des recherches scientifiques actuelles et
il a inscrit son propre travail dans le cadre métaphysique de l’épistémologie
évolutionniste. Les conférences Macy, qui ont eu lieu de 1942 à 1953 à New York offrent
ce programme de recherche métaphysique qui sera à l’origine des recherches
scientifiques ultérieures en cybernétique, dans les sciences cognitives et les
sciences de l’information. Initiées par la fondation philanthropique Josiah
Macy en 1942, ces conférences réunissaient d’éminents scientifiques tels que le
mathématicien Norbert Wiener à l’origine de la cybernétique, l’anthropologue
Margaret Mead, Gregory Bateson, le psychologue Kurt Lewin et le mathématicien John
von Neumann. L’objectif de ces conférences était de fonder une science qui
aurait pour objet d’étude le
fonctionnement du cerveau humain.
Dans les années 50, les conférences Macy
accueillent avec enthousiasme une étude dirigée par le philosophe allemand
Adorno, Etudes sur la personnalité du
fascisme (éditions Allia, Paris : 2007). L’ouvrage présente une étude collective de l’Institut
international de recherches sociales, qui est une annexe de l’école de Frankfurt. La méthode appliquée en
psychologie par Adorno est proche du recueil de témoignages sur le terrain mis
en place en sociologie par l’école de Chicago, à la fin du dix-neuvième siècle,
et de l’idée selon laquelle la formation de l’individu est dépendante du milieu
social et des conditions économiques dans lesquels il vit. Adorno se propose de
cerner la personnalité d’hommes et de femmes susceptibles d’être
« potentiellement réceptif à la propagande antidémocratique », non
pas en Allemagne, mais aux Etats-Unis, où le philosophe vit, depuis son exil de
l’Allemagne. Il écrit, en introduction à
ces études : «Loin d’être une donnée initiale qui demeure fixe et agit sur
le monde environnant, la personnalité se développe sous l’influence de l’environnement
social et ne peut jamais être isolée de la totalité sociale à l’intérieur de
laquelle elle se manifeste. Selon la présente théorie, les effets des forces de
l’environnement sur la constitution de la personnalité sont, en général,
d’autant plus profonds qu’elles exercent très tôt leur influence sur l’histoire
de la vie de l’individu. Les influences principales sur le développement de la
personnalité surgissent au cours de l’éducation de l’enfant, dans l’ambiance de
la vie familiale. Ce qui se produit alors est profondément influencé par les
facteurs économiques et sociaux.» Rappelons que, au sein de l’école de Chicago,
la première monographie consacrée à l’étude empirique d’une communauté urbaine
avait été le fait d’un sociologue noir W.E.B. DU Bois, qui, dans The Philadelphia Negro (1899),
rapportait les résultats de l’enquête qu’il avait menée à partir de 1896 dans
le principal quartier noir de Philadelphie (Voir, à propos de The
Philadelphia Negro de Du Bois, Les
histoires de vie, De l’invention de soi au projet de formation, Christine
Delory-Momberger. Editions Anthropos, Paris : 2004. Pp. 175-176). Mais,
aux récits de vie et aux témoignages de Du Bois et de l’école de Chicago,
Ardono employait pour son étude les méthodes nouvelles, à l’époque, de l’analyse
statistique et du calcul informatique. On peut imaginer l’intérêt d’une telle
étude au sortir de la seconde guerre mondiale : Comment faire en sorte que
les masses ne soient pas enclines à répéter la tragédie de la Shoah ?
Comment faire pour que les nouvelles générations ne répètent pas les erreurs
tragiques de leurs pères ? De telles questions étaient essentielles après
la deuxième guerre mondiale et le sont encore malheureusement aujourd’hui.
Selon Adorno, il fallait que l’homme pût s’émanciper des a priori ethnocentriques dans lesquels il vit, qu’il prenne ainsi
de la distance avec le monde qui l’a formé. A la même époque, le psychologue
gestaltiste Kurt Lewin étudiait lui aussi les préjugés raciaux, mais aussi les
méthodes éducatives et participait aux conférences Macy. Selon Kurt Lewin, il
s’agissait de donner à l’homme les moyens de se changer lui-même :
« Change now ! » Les recherches de Kurt Lewin sur la dynamique
de groupe dans le milieu scolaire seront à la base de celles du philosophe Georges
Lapassade en France, au sein de l’Analyse Institutionnelle, avec René Lourau.
Lapassade créera en France le concept d’autoformation dont la méthode
maïeutique est proche de la méthode des « processus de changement »
de Kurt Lewin (pour une lecture du travail philosophique de Georges Lapassade,
lire Georges Lapassade, vie, œuvre,
concept de Sophie et Rémi Hess. Editions Ellipses, « Les grands
théoriciens ». 2010.). Autant dire que le concept d’autoformation est à
double tranchant, selon qu’il sert les intérêts des hommes et des groupes ou
ceux de la finance. Dans le second cas, l’autoformation est assimilée à la
flexisécurité qui est une des formes actuelles de l’aliénation sociale.
Mais, dans les années 70, les conceptions de
Kurt Lewin sur la dynamique de groupe ne semblaient pas devoir servir les
intérêts de l’Etat américain et l’avant-garde artistique américaine découvrait
avec étonnement la cybernétique de Wiener et l’ouvrage de McLuhan The medium is the message. Des
rencontres entre l’avant-garde new-yorkaise et les participants des conférences
Macy ont lieu dès cette époque grâce à John Brockman qui a été le secrétaire du
cinéaste Jonas Mekas et est devenu agent éditorial de chercheurs de Harvard, du
MIT et de certains des anciens membres des conférences Macy. Nombre de notions
relient déjà John Cage et certains poètes et artistes américains influencés par
le courant artistique dada avec les travaux des scientifiques qui ont
participé aux conférences Macy : ceux d’utopie et d’émancipation.
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