jeudi 29 août 2013

Sans nombril (2)


New Babylon

La cité de l’homo ludens et la République de Platon


    Dans Le sacricide, un auteur singulier, Michel Koch, revient sur le sacrifice manqué de Bataille avec Acéphale, le groupe que l’auteur du bleu du ciel animait avant la seconde guerre mondiale et dont Koch a fait partie un temps. Koch imagine à ce propos une utopie dans laquelle une fête de la mort, qui pourrait bien être un avatar du sacrifice de Bataille, serait possible. Le sacricide perpétrerait le sacrifice voulu d’un homme à la date, au lieu et à l’heure de sa convenance. Or il y a, dans ce livre, un passage à propos de la naissance, dans lequel l’auteur déclare : « La naissance pose un problème ontologique plus grave encore que la mort volontaire. »[1] ; phrase scandaleuse à plus d’un titre.

    Pour Michel Koch, le fait de mettre au monde et de donner la vie est un acte plus grave encore que celui de commettre un oblat ; l’inadmissible commence là. Nous pourrions imaginer, comme Koch le fait, une utopie dans laquelle le sacrifice manqué de Bataille avec Acéphale prenne sens, il reste que la naissance demeure, comme pour Cioran et Beckett, la catastrophe première. La fête de la vie devrait, en conséquence, être préparée avec plus de soin que la fête de la mort : « Le poids de ce que l’on assume, lorsque l’on jette dans l’existence un être dont le consentement ne peut être sollicité, dépasse toute mesure. Le sens entier de la vie est en jeu et, pour peu qu’on le mette en doute, l’acte verse à pire qu’à l’absurde : au crime. »[2]
    C’est, en l’occurrence, le discours que l’on tient qui donne du sens à la vie, et c’est aussi lui qui donne du sens à la mort. Dans l’un ou l’autre cas, il faut un rite redonnant à l’homme sa démesure initiale. La mise au monde sera donc une mise en scène et la mère qui enfante sera appelée par Koch une Actrice. Celle-ci aura discuté plusieurs mois avec sa famille et ses amis pour savoir si le monde qu’elle conçoit pour elle-même sera digne de la souveraineté de l’enfant qu’elle projette d’avoir.

    Chaque individu est donc non seulement l’acteur, mais aussi le metteur en scène du monde qu’il arpente, il ne fait pas qu’y jouer un rôle, il donne du sens à sa vie comme à celle de ses enfants et de ses proches : la mise au monde est une mise en scène. Nier par le verbe, pour soi-même ou pour son entourage, être à l’origine de la vie que l’on donne est, en l’occurrence, un meurtre, parce qu’il n’y a que par les mots que la face de l’homme tient. Bataille abonderait probablement dans le sens de Koch, Bataille, mais aussi nombre de poètes surréalistes après Nietzsche : si la naissance est une catastrophe, l’homme est libre de s’inventer par le verbe, par le verbe et par des rites qu’il pourra réformer quand bon lui semblera, si tant est que la société lui en donne la liberté.
    Pour Cioran et Beckett, c’est le contraire : il n’y a pas lieu de déguiser la catastrophe qu’est la vie en donnant du sens aux événements qui composent les âges de l’homme. La vie est la vie et il n’y a pas de jeu qui tienne ; on ne s’improvise pas, on n’a pas à s’improviser : on est là et on y reste.

    Ou tout l’un ou tout l’autre, en somme : soit improviser un sens à sa vie, soit tergiverser avec elle, mais la vie, dans l’un ou l’autre cas, n’est pas donnée d’avance. On comprend alors la raison pour laquelle Platon voulait chasser Homère et les poètes tragiques d’Athènes dans sa République, car ceux-ci conçoivent, selon lui, la constitution de l’homme et du moi hors d’une ontologie univoque[3]. On peut aujourd’hui imaginer a fortiori les Athéniens discuter librement de la pertinence des poèmes ontophoniques de Ghérasim Luca face au logos de Platon, on peut imaginer une démocratie athénienne tout entière tournée vers l’homo ludens, l’homme qui joue, et laissant de côté l’homme conçu par et pour le travail : une ontopoésie, donc, plutôt qu’une ontologie. Un homme-rythme, un homme sonore, un homme-phonème créant sa propre maïeutique face à une idée de l’homme préexistant à ce qu’il est de par le logos : la république de l’homo faber face à la cité de l’homo ludens.
    Or, une telle cité a pu voir le jour quelquefois en architecture et en urbanisme à partir des années 60, à l’instar du projet New Babylon de Constant, des architectures mobiles de Yona Friedman ou, actuellement, dans certains mondes virtuels.


La cité de l’homme qui joue

    Constant est un peintre qui a été proche du mouvement artistique Cobra et, un temps, du mouvement situationniste. Conçu entre 1964 et 1967, New Babylon était, pour Constant, une cité « où l’on construit, sous une toiture, à l’aide d’éléments mobiles, une demeure commune, une habitation temporaire constamment remodelée, un camp de nomades à l’échelle planétaire. »[4] Une poétique nouvelle de la ville, appelée psychogéographie[5] par Constant, Debord et les situationnistes, a ainsi pu voir le jour, en un sens proche des conceptions de Bataille sur l’histoire de la civilisation et de son architecture, une architecture faite, selon Bataille, par et pour la société patriarcale : l’article « Archéologie » de Bataille publiée dans sa revue Documents dénonce, en creux, l’héritage politique laissé par Platon dans sa République[6].  

    Les architectures mobiles de Yona Friedman doivent, quant à elles, permettre à ses habitants de concevoir leur propre cité, à partir de constructions démontables et de surfaces convertibles, « ceci, par le moyen d’un système de plates-formes, réseaux de voirie, d’alimentation et de canalisations qui soit transformable et déplaçable sur les structures portantes. »[7] Dans ces architectures mobiles, le rôle dévolu à l’architecte et à l’urbaniste est celui d’un conseiller pour les habitants davantage que d’un bâtisseur. Les architectures du vent du japonais Toyo Ito, employant généralement du métal et de l’aluminium, sont, quant à elles, conçues pour s’adapter aux besoins changeants d’une population qui pourrait déménager régulièrement et dont les besoins se transforment[8].

     D’une façon analogue, les premières réflexions sur la vie dans les mondes virtuels ont été dues aux futuristes italiens, hélas, pour nombre d’entre eux, avec cette fascination morbide pour le nationalisme et les guerres que l’on connaît. Ainsi, le poète Marinetti, le fondateur du mouvement futuriste italien publie, en 1921, le manifeste du tactilisme[9], dans lequel il parle de panneaux tactiles de son invention, mais aussi de chemises, de robes, de lits, de chambres, de rues et de théâtres tactiles, qui anticipent les recherches informatiques actuelles sur ce type de simulations ; mais, dans le cas de Marinetti, dans une perspective tout entière tournée vers ce qui allait donner le fascisme[10].
    Dans les années 60, l’artiste brésilienne Lygia Clark réalise, elle aussi, un art tactile à partir de ce qu’elle nomme des « objets relationnels ».  Les objets relationnels de L. Clark sont influencés par les « objets transitionnels » du psychanalyste anglais Winnicott. Celui-ci donne, dans Jeu et réalité, la définition suivante de l’ « objet transitionnel » qu’il analyse chez le nourrisson et l’enfant : « J’ai introduit les termes d’"objets transitionnels" et de "phénomènes transitionnels" pour désigner l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a été introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de celle-ci (Dis : "Ta").
    Partant de cette définition, le gazouillis du nouveau-né, la manière dont l’enfant plus grand reprend, au moment de s’endormir, son répertoire de chansons et de mélodies, tous ces comportements interviennent dans l’aire intermédiaire en tant que phénomènes transitionnels. Il en va de même des objets qui ne font pas partie du corps du nourrisson bien qu’il ne les reconnaisse pas encore comme appartenant à la réalité extérieure. »[11]
    Les objets relationnels de Lygia Clark sont des objets tactiles qui peuvent être saisis et manipulés par une ou plusieurs personnes et qui permettent, selon Clark, de retrouver le sens même de notre corps, ce qu’elle nommait la sculpture du self.

    Dans les années 90, la conceptrice de jeux vidéos Brenda Laurel écrit un ouvrage,                   Computer as theater, qui est une poétique des mondes virtuels informatiques, mais une poétique qui reste malheureusement influencée par les concepts théâtraux d’Aristote[12]. L’artiste américain Marcos Novak se définit, quant à lui, comme un « transarchitecte » ;                       il réalise des architectures informatiques virtuelles pour des hommes, qu’il nomme des « architectures liquides » et qui sont proches, selon lui, du concept d’image-temps et d’image-mouvement de Deleuze ou de la notion de souvenir pur dont parle le philosophe Bergson dans Matière et mémoire. À ce sujet, Marcos Novak écrit : « Une fois que nous jetons l’architecture dans le cyberespace, ces préoccupations à la fois théoriques et pratiques [Celles de l’image-temps et de l’image-mouvement de Deleuze] deviennent urgentes. L’architecte doit maintenant prendre un vif intérêt non seulement aux mouvement des utilisateurs dans un environnement virtuel, mais aussi tenir compte du fait que l’environnement lui-même, non affecté par la gravité et d’autres contraintes communes, peut lui-même changer de position, de mode ou d’attribut. »[13] Marcos Novak a inventé le néologisme d’éversion, pour marquer le renvoi d’une architecture existant physiquement dans le virtuel, un concept qui est le pendant de l’idée d’ « immersion virtuelle ».

    Commencées à l’aube du vingtième siècle avec les futuristes, les recherches propres à la cité de l’homo ludens se caractérisent donc actuellement, consciemment ou non, par une volonté de transformer les règles politiques et physiques de la cité, afin de retourner aux sources de l’homme et de la vie, à cet océan premier, dont le psychanalyste Ferenczi a parlé dans un essai de psychanalyse écrit dans les années 1920, Thalassa[14] : la finalité des jeux de l’homo ludens est celle d’un retour à la catastrophe de la naissance. Telle conception, proche du bouddhisme, comme le remarquait Cioran lui-même dans De l’inconvénient d’être né[15], remet en cause les principes ontologiques de la civilisation occidentale. Elle était même si radicalement nouvelle dans les années 60 que Hannah Arendt a mis en garde contre les désillusions tragiques qu’elle pouvait entraîner.
    Dès le prologue de La condition de l’homme moderne, Arendt écrivait à ce sujet : « C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté… Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privée de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »[16]
        Aujourd’hui, à cause de la crise économique, cette société de travailleurs sans travail existe malheureusement bel et bien à l’échelle planétaire, et, si notre civilisation ne veut pas décliner, comme l’état grec de l’antiquité, à cause d’une concentration d’argent dans un très petit nombre de mains, il faut, comme on le voit actuellement dans le monde arabe, que les sociétés défendent leurs intérêts et organisent leurs luttes dans les Etats qui sont les leurs[17]

   Tout homme peut donc, s’il en a la liberté, inventer un temps et une vie qui lui est propre, tout homme le peut, mais aussi – contrepartie terrible – chaque société, chaque culture peut façonner ses sujets : une fiction peut être érigée en mythe, un storytelling peut trouver audience à grande échelle et devenir la réalité d’un peuple. On peut être aussi libre que Casanova, Sade ou Ret Marut, cet écrivain allemand qui a écrit Le trésor de la Sierra Madre, et a accompagné, au Mexique, le peuple du Chiapas dans ses luttes[18], il reste qu’il n’y a généralement pas d’émancipation humaine possible sans une volonté politique et des conditions culturelles pour la rendre possible. Le fait que des hommes aussi pauvres que Socrate et Diogène aient pu être reconnus à l’époque de Périclès ne s’expliquent que par une volonté politique, celle de l’aristocratie grecque d’Athènes qui considérait que l’homme devait se libérer des contraintes domestiques et du travail pour faire œuvre humaine. De la même façon, il a fallu qu’un « programme de recherche métaphysique » s’opère aux Etats-Unis dans les années 40 et 50, avec les conférences Macy à New York, pour que l’Etat et la culture américaine tolèrent puis cautionnent, dans les années 70, une avant-garde proche des provocations anarchistes du courant dada et surréaliste[19].  




[1] Le sacricide, Michel Koch. Léo Scheer, coll. « Manifeste », Paris : 2001. P. 73.
[2] Ibid.
[3] Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas parce que, dans La République, les poètes considèrent qu’un homme non vertueux peut, de par le verbe, séduire un public que Platon les chasse de sa cité idéale, mais, bien plutôt, parce que les poètes tragiques considèrent, selon lui, que l’homme est, à travers les mythes et les dieux qu’il se donne, relatif à une culture, à un discours, à un verbe comme à un chant, et donc que tout homme peut changer du tout au tout, en bien comme en mal ; tout homme, mais aussi toute société. Or, si un homme vicieux peut convaincre par une maïeutique singulière et même accéder ainsi à une certaine forme de sagesse, cela veut dire qu’il n’y a pas d’universalité qui tienne, chaque homme, s’il en a la liberté, est acteur et metteur en scène de ses jours.
[4] New Babylon, art et utopie, Constant, textes situationnistes, édition établie et présentée par Jean-Clarence Lambert, Paris, Cercle d’art, 1997. P. 49.
[5] Debord a donné une définition de la psychogéographie : « LA PSYCHOGÉOGRAPHIE est la part du jeu dans l’urbanisme actuel. À travers cette appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut, une sorte de « science-fiction », mais science-fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont toutes les propositions sont destinées à une application pratique, directement pour nous. », in Ecologie, psychogéographie et transformation du milieu humain, Debord. url. : http://debordiana.chez.com/francais/a_constant.htm Des essais de psyhogéographie en milieu urbain ont été relatés dans le journal lettriste de Debord Potlatch réédité par les éditions Allia en 1996. Potlatch, 1954/1957, éd. Allia, Paris : 1996. 
[6] Dans sa revue DOCUMENTS, Bataille écrit, à l’article « Architecture » : «L’architecture est l’expression de l’être même des sociétés, de la même façon que la physionomie humaine est l’expression de l’être des individus. Toutefois, c’est surtout à des physionomies de personnages officiels (prélats, magistraux, amiraux) que cette comparaison doit être rapportée. En effet, seul l’être idéal de la société, celui qui ordonne et prohibe avec autorité, s’exprime dans les compositions architecturales proprement dites. Ainsi les grands monuments s’élèvent comme des digues, opposant la logique de la majesté et de l’autorité à tous les éléments troubles : c’est sous la forme des cathédrales et des palais que l’Église ou l’État s’adressent et imposent silence aux multitudes. » Revue Documents, n° 2, mai 1929.  
[7] L’architecture mobile, Yona Friedman, ed. Casterman, Paris : 1970. P. 9.
[8] Le site de l’architecte Toyo Ito est à l’adresse url http://www.toyo-ito.co.jp/ Pour de plus amples informations à propos des architectures mobiles, lire le chapitre « L’architecture » de L’œuvre ouverte, d’un art à l’autre de Jean-Yves Bosseur. Ed. Minerve, Paris : 2013. Pp. 189-203.
[9] Sur le tactilisme de F.T. Marinetti, consulter le site Internet Peripheralfocus.net de l’artiste interactiviste Erik Conrad, à la rubrique Tactilism : http://peripheralfocus.net/poems-told-by-touch/manifesto_of_tactilism.html
[10]Ainsi, Marinetti écrit dans le manifeste du tactilisme, trois ans après la tragédie de la première guerre mondiale : « As for us Futurists, we who bravely face the agonising drama of the post-war period, we are in favour of all the revolutionary attacks that the majority will attempt. But, to the minority of artists and thinkers, we yell at the top of our lungs: Life is always right ! The artificial paradises with which you attempt to murder her are useless. Stop dreaming of an absurd return to the savage life. Beware of condemning the superior powers of society and the marvels of speed. Heal, rather, the illness of the post-war period, giving humanity new and nutritious joys. Instead of destroying human throngs, it is necessary to perfect them. Intensify the communication and the fusion of human beings. Destroy the distances and the barriers that separate them in love and friendship. Give fullness and total beauty to these two essential manifestations of life: Love and Friendship. »
[11] Ibid. Pp. 28-29.
[12] Computer as theater, Brenda Laurel, Addison-Wesley Publishing Company, USA : 1993. Brenda Laurel écrit à propos de la poétique d’Aristote : “ A second reason for looking to the Poetics as opposed to more contemparery theories (such as post-structuralism) is that the Aristotelian paradigm is more appropriate to the state of the technology to which we are trying to apply it. In order to build representations that are theatrical qualities in computer-based environnements, a deep, robust, and logically coherent notion of structural elements and dynamics is required – and this is what Aristotle provides.” P. 36.
[13] « Transmitting architecture : the transphysical city », Marcos Novak, 1996. Site Internet Ctheory.net, d’Arthur et Marilouise Kroker, essayistes canadiens. http://www.ctheory.net/articles.aspx?id=76
[14] Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Sandor Ferenczi. Petite bibliothèque Payot, Paris : 2002. Dans Thalassa, le psychanalyste hongrois Ferenczi émet l’hypothèse suivante, qui fait de la psychanalyse une anamnèse : l’homme est un palimpseste sur lequel peuvent se lire les origines de la vie sur Terre ; il écrit à ce propos : « Qu’en serait-il, avons-nous pensé, si toute l’existence intra-utérine des mammifères supérieurs n’était qu’une répétition de la forme d’existence aquatique d’autrefois et si la naissance elle-même représentait simplement la récapitulation individuelle de la grande catastrophe qui, lors de l’assèchement des océans, a contraint tant d’espèces animales et certainement nos propres ancêtres animaux à s’adapter à la vie terrestre et, tout d’abord, à renoncer à la respiration branchiale pour développer des organes propres à respirer de l’air. Et si le grand maître Haeckel a eu le courage de courage de formuler la loi biogénétique fondamentale selon laquelle le développement embryonnaire (« palingenèse ») reproduit en raccourci toute l’évolution de l’espèce, pourquoi ne pas faire un pas de plus et supposer que le développement des annexes protectrices de l’embryon (qu’on a toujours considéré comme l’exemple classique de la « coegenèse ») recèle également une part de l’histoire de l’espèce : l’histoire des modifications de ces milieux où ont vécu les ancêtres esquissés par l’embryogenèse ? »  P. 113. La tendance politique de l’homo ludens serait, selon nous, une régression consciente et raisonnée vers ses sources. Comme l’écrivait Rimbaud, dans sa lettre du Voyant : « Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. », ce qui fait, de la poésie, telle que l’entend l’homme qui joue, un art proche du Yoga, c'est-à-dire un art et une discipline de la transe, mais dont les principes et les règles sont à inventer. Ainsi, Gherasim Luca dans L’inventeur de l’amour et L’extrême-occidentale invente de nouveaux rituels tantras, hors de toute religion et dogme, même surréaliste.  
[15] Cioran écrit à ce propos : « Il nous répugne, c’est certain, de traiter la naissance de fléau : ne nous a-t-on pas inculqué qu’elle était le souverain bien, que le pire se situait à la fin et non au début de notre carrière ? Le mal, le vrai mal est pourtant derrière, non devant nous. C’est ce qui a échappé au Christ, c’est ce qu’a saisi le Bouddha : « Si trois choses n’existaient pas dans le monde, ô disciples, le Parfait n’apparaîtrait pas dans le monde. » Et, avant la vieillesse et la mort, il place le fait de naître, source de toutes les infirmités et de tous les désastres. »
[16] In Prologue à Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, éd. Calman Lévy, Paris : 1961.
[17] Sur le déclin de l’Etat athénien, lire Engels, L’origine de la famille, de la  propriété et de l’Etat. La fin du chapitre « Genèse de l’Etat athénien » est sur cette question. On peut dire à ce sujet que, selon Engels, la crise financière, qui traverse l’antiquité grecque est à la cause de l’apogée comme du déclin de cette civilisation. Il y aurait aussi beaucoup à dire sur les rapports et les différences philosophiques et politiques entre Engels et Arendt dans l’un et l’autre livre cités, notamment sur la question du travail, de l’économie marchande et du communisme, mais cela nous entraînerait trop loin de nos tergiversations. Disons seulement que, selon Arendt, l’idéal communiste est mort avec la montée du totalitarisme stalinien, ce qui est, selon nous, une affirmation pour le moins discutable, comme le montrent les révolutions récentes en Tunisie et en Egypte, et l’évolution des luttes politiques en Europe et aux Etats-Unis.   
[18] La vie et l’œuvre de l’écrivain allemand Ret Marut ou B. Traven est quasi inconnue en France, mises à part de certains milieux anarchistes, et plus de la moitié de son œuvre reste encore à traduire. Pour se faire une idée de qui était cet écrivain prodigieux, on peut lire en ligne le n° 22 du bulletin de critique bibliographique Contretemps : http://acontretemps.org/spip.php?rubrique22
[19] Le terme de programme de recherche métaphysique vient du philosophe des sciences Karl Popper. Popper concevait qu’un programme de recherche métaphysique était le fondement des recherches scientifiques actuelles et il a inscrit son propre travail dans le cadre métaphysique de l’épistémologie évolutionniste. Les conférences Macy, qui ont eu lieu de 1942 à 1953 à New York offrent ce programme de recherche métaphysique qui sera à l’origine des recherches scientifiques ultérieures en cybernétique, dans les sciences cognitives et les sciences de l’information. Initiées par la fondation philanthropique Josiah Macy en 1942, ces conférences réunissaient d’éminents scientifiques tels que le mathématicien Norbert Wiener à l’origine de la cybernétique, l’anthropologue Margaret Mead, Gregory Bateson, le psychologue Kurt Lewin et le mathématicien John von Neumann. L’objectif de ces conférences était de fonder une science qui aurait pour objet d’étude le fonctionnement du cerveau humain.
    Dans les années 50, les conférences Macy accueillent avec enthousiasme une étude dirigée par le philosophe allemand Adorno, Etudes sur la personnalité du fascisme (éditions Allia, Paris : 2007). L’ouvrage présente une étude collective de l’Institut international de recherches sociales, qui est une annexe de l’école de Frankfurt. La méthode appliquée en psychologie par Adorno est proche du recueil de témoignages sur le terrain mis en place en sociologie par l’école de Chicago, à la fin du dix-neuvième siècle, et de l’idée selon laquelle la formation de l’individu est dépendante du milieu social et des conditions économiques dans lesquels il vit. Adorno se propose de cerner la personnalité d’hommes et de femmes susceptibles d’être « potentiellement réceptif à la propagande antidémocratique », non pas en Allemagne, mais aux Etats-Unis, où le philosophe vit, depuis son exil de l’Allemagne. Il  écrit, en introduction à ces études : «Loin d’être une donnée initiale qui demeure fixe et agit sur le monde environnant, la personnalité se développe sous l’influence de l’environnement social et ne peut jamais être isolée de la totalité sociale à l’intérieur de laquelle elle se manifeste. Selon la présente théorie, les effets des forces de l’environnement sur la constitution de la personnalité sont, en général, d’autant plus profonds qu’elles exercent très tôt leur influence sur l’histoire de la vie de l’individu. Les influences principales sur le développement de la personnalité surgissent au cours de l’éducation de l’enfant, dans l’ambiance de la vie familiale. Ce qui se produit alors est profondément influencé par les facteurs économiques et sociaux.» Rappelons que, au sein de l’école de Chicago, la première monographie consacrée à l’étude empirique d’une communauté urbaine avait été le fait d’un sociologue noir W.E.B. DU Bois, qui, dans The Philadelphia Negro (1899), rapportait les résultats de l’enquête qu’il avait menée à partir de 1896 dans le principal quartier noir de Philadelphie (Voir, à propos de  The Philadelphia Negro de Du Bois, Les histoires de vie, De l’invention de soi au projet de formation, Christine Delory-Momberger. Editions Anthropos, Paris : 2004. Pp. 175-176). Mais, aux récits de vie et aux témoignages de Du Bois et de l’école de Chicago, Ardono employait pour son étude les méthodes nouvelles, à l’époque, de l’analyse statistique et du calcul informatique. On peut imaginer l’intérêt d’une telle étude au sortir de la seconde guerre mondiale : Comment faire en sorte que les masses ne soient pas enclines à répéter la tragédie de la Shoah ? Comment faire pour que les nouvelles générations ne répètent pas les erreurs tragiques de leurs pères ? De telles questions étaient essentielles après la deuxième guerre mondiale et le sont encore malheureusement aujourd’hui. Selon Adorno, il fallait que l’homme pût s’émanciper des a priori ethnocentriques dans lesquels il vit, qu’il prenne ainsi de la distance avec le monde qui l’a formé. A la même époque, le psychologue gestaltiste Kurt Lewin étudiait lui aussi les préjugés raciaux, mais aussi les méthodes éducatives et participait aux conférences Macy. Selon Kurt Lewin, il s’agissait de donner à l’homme les moyens de se changer lui-même : « Change now ! » Les recherches de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe dans le milieu scolaire seront à la base de celles du philosophe Georges Lapassade en France, au sein de l’Analyse Institutionnelle, avec René Lourau. Lapassade créera en France le concept d’autoformation dont la méthode maïeutique est proche de la méthode des « processus de changement » de Kurt Lewin (pour une lecture du travail philosophique de Georges Lapassade, lire Georges Lapassade, vie, œuvre, concept de Sophie et Rémi Hess. Editions Ellipses, « Les grands théoriciens ». 2010.). Autant dire que le concept d’autoformation est à double tranchant, selon qu’il sert les intérêts des hommes et des groupes ou ceux de la finance. Dans le second cas, l’autoformation est assimilée à la flexisécurité qui est une des formes actuelles de l’aliénation sociale.
   Mais, dans les années 70, les conceptions de Kurt Lewin sur la dynamique de groupe ne semblaient pas devoir servir les intérêts de l’Etat américain et l’avant-garde artistique américaine découvrait avec étonnement la cybernétique de Wiener et l’ouvrage de McLuhan The medium is the message. Des rencontres entre l’avant-garde new-yorkaise et les participants des conférences Macy ont lieu dès cette époque grâce à John Brockman qui a été le secrétaire du cinéaste Jonas Mekas et est devenu agent éditorial de chercheurs de Harvard, du MIT et de certains des anciens membres des conférences Macy. Nombre de notions relient déjà John Cage et certains poètes et artistes américains influencés par le courant artistique dada avec les travaux des scientifiques qui ont participé aux conférences Macy : ceux d’utopie et d’émancipation.                        

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