Venise, août 2015
… et donc, cher lecteur, nous pourrions
discuter à bâtons rompus l’un & l’autre
comme au cœur du monde,
comme de ce verre d’eau dont
parlait Descartes
dans lequel un bout de bois
semblait coupé en deux,
nous serions l’un et l’autre
un morceau
coupé en deux
sur la lagune,
grand doge ou procureurs
narrant le vaste empire la
grande ville de Venise
ayant vaincu Rome & Byzance
par la volonté du Christ
et faisant commerce tout autour
des mers d’or d’épices & de sel
pour que, aujourd’hui,
charogne rayonnant sur l’Adriatique,
des touristes viennent nous embaumer
chaque heure,
photographiant églises ponts et
gondoles,
au coin d’une calle ou d’un canal,
admirant marbres peintures et bas-reliefs,
et repartant comblés.
Notre vieux corps de nobles marchands
& magistrats restauré poudré récuré
chaque jour encore durant mille ans
– c’est ce que nous nous souhaitons.
Mille ans encore d’hommes et d’âmes
pérégrinant des quatre coins du monde
jusqu’à nous,
avant d’être ensevelis par les eaux
sous les remous des paquebots
affaissant la lagune,
érosion & surrection
des sables noirs du sol marin
sous la laque bleue azurée
des eaux.
Grands édifices grandes résidences
de plaisance avançant du fond de
l’horizon sur le canal de la
Giudecca jusqu’au Lido
pour les yeux ébahis des flâneurs,
place Saint-Marc
– c’est ce que nous nous souhaitons
mille ans encore ;
alors que l’étain des eaux
s’obscurcit
comme ridules ou rigoles, jeux &
jets d’encre noire veines bleues & noires
sur une très vieille main,
notre discussion semble se perdre
comme le visage des âmes
au troisième ciel, là-haut[1].
*
Nous nous parlerions alors
en mots durs
dénoncerions nos vices
dans des lettres assassines
que des bouches
pétrifiées dans le bois des confessionnaux
d’antan,
grotesques
ouvrant des langues
surgissant des
murs vénitiens,
enregistreraient pour
les consciences.
« DENONTIE SECRETE
CONTRO CHI OCCULTERA
GRATIE ET OFFICII
O COLLVDERA PER
NASCON DER LA VERA
REDITA DESSI »
– De tout temps l’on sait déposer
la lie dans des mains sûres pour que
l’or passe dans les tamis.
*
conversation à bâtons rompus, lors
tibia cassé creusé troué
pour que passe le souffle,
une musique devant s’inscrire dans
les mémoires :
pour cela, des oreilles pour entendre
et des musiciens pour jouer.
Un air traversant les murs
pour rafraîchir l’intérieur de nos têtes.
Parler et parler et parler l’un & l’autre une trame de propos sur laquelle nous embrayons sans attendre que l’interlocuteur ait terminé.
– Joies de la conversation :
Siffler dans sa flûte pour les oreilles de l’autre
pas d’interruption entre les répliques
chevauchement des phrases abrupto,
de celles que j’énonce
à celles que vous recevez,
comme de ce verre d’eau dont Descartes
parlait pour expliquer ce qu’est l’illusion :
bâton semble coupé
en deux à la surface de l’eau
deux morceaux d’un même objet
que la lumière réfractée du
soleil dans l’élément liquide
semble disjoindre ;
tour à tour :
tour à tour, oui : dentelure et crénelure
au-dessus de la lagune.
Dire donc le mal,
envoyer le mal par la poste
pour corriger les hommes,
les rendre perfectibles.
Dire à dieu dire au troisième ciel,
tour à tour corbeau et procureur,
lettres de dénonciation sur lettres de dénonciation
pour expurger le mal de la cité des doges.
Une musique dont nul ne sait qu’il la joue ni qui l’a commencé et qui y mettra un terme
– chacun se charge de balayer devant sa porte.
Alors le mal est broyé brûlé recyclé creusé
au fond des eaux
sous le sable de la lagune
nos propos sillonnent des ornières dans les champs marins
La terre est tant travaillée les eaux sont tant bousculées par nos aveux d’impuissance que nos visages se perdent sous les eaux dans :
fumées brumes & brouillards
feux de pétrole torches essence larges flaques noires ouvrant un éventail de flammes sur la vase à fond de cale
brumes de craies blanches grises & noires halos de fumées noires montant aux cieux sur l’Adriatique
pelotes de soies blanches volutes blanches et noires ayant dit le mal
projetées par nos mandibules
et s’amoncelant et s’agglutinant sur le sol de la lagune pour cacher, vaille que vaille,
l’un à l’autre,
nos silhouettes de larve.
*
… mais nous mentons ici, n’est-ce pas ?
qui n’a pas vu que nous obscurcissions délibérément un propos ancien de Descartes prononcé pour expliquer ce qu’est une illusion ?
Ici, le bâton est réellement concrètement rompu entre nous,
et l’illusion est de croire qu’il est d’un seul tenant.
… Ce point de rup-
-ture au seuil d’un verre d’eau et au-delà duquel toi = moi & moi = toi,
tel besoin que les hommes ont de s' h y p o s t a s i e r,
comme si la vie n’était pas assez difficile comme cela !
‒ « Que veux-tu savoir
Que veux-tu faire
Moi soudain, nous au cœur »,
écrivait, quant à lui, le poète Louis Zukofsky, au début de la 13ème section de son épopée "A "
‒ 13 : chiffre fatidique
S’imaginer, ici, que le lecteur puisse en quelque façon répondre, au moment où Zukofsky énonce : ‘ Que veux-tu savoir ’ ;
jouer le jeu du ‘ il me parle ’ puis : ‘ nous nous parlons, l’un & l’autre ’
– comme si le rythme seul
– Que veux-tu faire –
suffisait entre nous –
le blanc des espaces entre nous
comme relais
course de relais
se passant d’un coureur
l’autre
jalons
fil de soie
la lecture
éprouvant la trame du
t
e
x
t
e
nos corps de larve encapsulés en des cellules blanches déglutissant au sol nos filins de soie, chyle l
a
i
t
e
u
s
e
halos de soie blanche translucide
comme explosion de Supernova,
posés autour du couple divin, dans le Paradis de Tintoret
– s’hypostasier là-dessus : nos corps sur un fétiche –
Tableau trônant à un mur de la salle du grand conseil,
dans le palais des doges, à Venise :
« Voici le troisième ciel,
voici le septième
& le neuvième ciel,
selon que vous soyez ou non en accord avec une tradition hermétique dont Dante pourrait bien avoir été le dépositaire. », semble ici affirmer, en jésuite, le peintre vénitien Tintoret ;
« Voici les nombres dont Pythagore affirmait qu’ils étaient les jalons trouvés sur la route de l’âme aspirant à dieu. »
Ce Paradis a l’allure
d’une grande ruche mystique,
au centre de laquelle
irradie la reine des abeilles
– fou alors comme un tableau du Tintoret peut nous faire penser, quand on le découvre de nos jours, aux enfers peints de l’artiste suisse Giger, à un nid d’insectes monstrueux et grouillants autour d’une reine pondeuse et de son époux. Sigourney Weaver jouant le rôle de Marie au centre du Paradis de Tintoret pour un Yahvé-Alien
Y. A. H. L. V. I. EN.
Il suffit alors d’un jeu d’écriture comptable,
s’amuser des gématries table des chiffres table des lettres
changer de place les lettres des mots
afin d’entendre
66
pour le nom d’Allah
&
666
chiffre de la bête.
Mais peut-être nous trompons-nous,
nous amusant comme des oiseaux
aux leurres des hommes ;
peut-être nous omnubilons-nous,
et y a-t-il réellement
une seule tradition
un seul dogme
un seul dieu,
& non un Démiurge,
au paradis de Tintoret, usurpant
l’identité du vrai dieu.
Ce doit être cela,
c’est le fait que le pont des soupirs,
où les prisonniers devaient passer
avant d’être écroués,
soit si proche du palais le plus important
de la république des doges,
d’un des centres névralgiques,
noyau moyeu médullaire
de nos humanimanités compassées,
et que, de telle prison le jouxtant,
les cris des malheureux qu’elle enferme
semblent encore se mêler aux dorures des trônes.
C’est cela alors :
nul soupirail
nulle oubliette ne peut marquer l’Histoire au point de faire de l’ombre au vrai dieu
aucune ruche
aucun nid d’insectes
aucune larve derrière les âmes et/ou corps glorieux des humanimanes, dans les tableaux & les fresques baroques en Europe.
Derrière les représentations célestes,
les nuages et les nues
ne sont ni cellules ni chrysalides ni larves ou œufs de têtard,
les têtes des chérubins au pied de dieu de Marie
ou tout autre scène ou motifs religieux catholiques,
ne sont pas celles d’enfants sacrifiés, mais des chérubins ;
les cœurs enflammés dans les fresques et les tableaux religieux en Europe
ne sont pas des cœurs sanglants offerts au soleil,
comme ont pu le croire les prêtres aztèques ayant survécu aux armées de Cortés.
Le neuvième ciel de Dante n’est pas le sommet d’un temple à Mexico ni au Pérou.
(« Nous ancrons nos ruines dans le passé à partir du point de vue du
visiteur, mais nous les projetons aussi dans l'avenir, à partir de la
perspective urbaine d'une métropole se transformant, et nous
prévoyons avec angoisse notre futur proche à travers les alarmes
du changement climatique.
Et, toutes deux, ruines archéologiques et ruines économiques, sont
actuellement capitalisées par les politiques sur le tourisme et les fonds
financiers des prédateurs. »
Les Temps déplacés[2] )
*
Filaments blancs têtards
courant dans un verre d’eau
au-dessus d’un sable noir
strié – gonflé – boursouflé
sous les remous des immeubles flottants
traversant le grand canal
trouver à nouveaux frais le jeu des courants marins
avant que la cité ne fonde sous ligne de flottaison
conserver coûte que coûte nos grandes légendes
en l’état
pour que fils de soie
blanche s’amoncelant s’agglutinant
l’écheveau en l’état
remettant ligne après ligne
dieu et paradis Tintoret
- Liminaire :
un seul ciel
une seule eau
une seule terre
pour les humanimanes
chaque silhouette de larve nichant dans sa cellule
& composant sa partita du chant commun
– c’est ce que nous nous souhaitons
monde réglé lors
comme chemin pour croix.
nombre de stations isomorphes,
d’un étang l’autre
laisser, en l’état, détournées les eaux
des mers en deux courants,
monter les habitations sur les marécages.
Sol prodigue de légende, lors,
& d’insectes depuis mille ans
– ceux qui refusent seront bannis
un seul ciel
une seule eau
une seule terre
c’est dit.
Fous sont-ils ceux qui conçoivent différemment,
fous
ou bien poètes.
(Sur l’île des morts,
s’attendre à trouver la tombe de Joseph Brodsky,
parasite, selon Joseph Staline,
en exil, à Venise – depuis ?
…
Mais la tombe de Brodsky,
comme toutes les tombes sur
l’île des morts,
regarde du côté de Venise.)
(août 2015)
Le Paradis, Tintoret
[1] « Tels qu’à travers
lentilles
transparentes et claires,
ou dans des eaux calmes et claires
point suffisamment profondes pour nous
en dissimuler le fond,
de nos visages reviennent les
annotations. »
Dante, Paradis, Chant III.
[2] Les Temps Déplacés (The
Misplaced Times) Journal
publié à l’occasion de l’exposition Les
Ruines Déplacés, représentation nationale du Pérou à la 56ème
Biennale de Venise, Italie. Du 9 mai au 22 novembre 2015. Editeurs : Gilda Mantilla, Raimond
Chaves and Max Hernandez-Calvos Lima – Pérou – 2015.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire