Qui a peur de Virginia Woolf ? Mike Nichols (1966)
Comparer Art Sexe Musique et Nonbinary, les autobiographies respectives de Cosey Fanni Tutti et de Genesis P-Orridge, est une affaire cocasse, et la tentation peut être grande de vouloir démêler les fils de leur écheveau amoureux, afin d’en tirer l’histoire vraie de leur couple dans les années 70. C’est peine perdue, à moins d’avoir été là, invisible et pur esprit entre eux deux, à l’époque, ce qui, naturellement, est tout sauf un sort enviable. D’abord, leur première rencontre à Hull, en novembre 1969, correspond dans l’ensemble, sauf sur un détail, mais explicitement scabreux : la « branche de vingt pieds de long », dont nous parlions à la suite 14 de cet essai et que Genesis P-Orridge transportait en chemin, jusqu’à ce qu’il tombe sur Cosey Fanni Tutti. J’en viens, last but not the least, à l’élastique de la petite culotte de CFT, qui, selon les dires du mage GPO, est sur le point de se casser, tandis qu’il la regarde pour la première fois.
J’ai dit, à la suite 14, que, pour GPO, sa première rencontre
avec CFT avait eu lieu à l’entrée d’un acid test où, déjà passablement défait,
il s’était amusé à traverser l’université de Hull en tirant, donc, une énorme
branche de vingt pieds de long. GPO raconte à ce sujet dans Nonbinary, ses
mémoires : « Avant la fête, j’étais allé dans une résidence étudiante
et les gens de la maison avaient fait des brownies au haschisch que nous avons
mangés. Ensuite, on nous a servi du café moulu au hasch. J’ai alors éprouvé une
expérience hors de mon corps physique très forte. Sur le chemin menant au
centre étudiant où se trouvait l’acid test, j’ai vu cette branche massive qui
avait explosé d’un arbre – c’était comme une énorme branche de vingt pieds de
long – et, tant bien que mal, j’ai commencé à la traîner jusqu’à l’acid test en
pensant : ̎ Cela servira à décorer l’endroit. ̎ »
... Je dois ici avoir perdu mes derniers lecteurs sérieux. GPO, quant lui, poursuit, imperturbable le cours de son existence : « Je trainais donc cette énorme branche, traversant l’université jusqu’au centre étudiant, puis nous nous sommes arrêtés un instant pour souffler un peu. J’ai levé les yeux et j’ai alors vu, debout contre un mur, cette fille qui était la quintessence de l’enfant-fleur. Collants jaunes, minijupe en soie violette, grandes manches, satin doux, du velours et beaucoup de couleurs, cheveux bruns lisses, ainsi qu’un ménestrel, comme vous imaginez l’Incredible String Band, le look classique de l’époque.
Wow ! ai-je
fait, qui c’est ?
Alors que je la regardais, je
pensais : ̎ C’est la fille que tu es censé rencontrer, c’est Cosmosis.̎
Lors de mes visions, il y avait le mot Cosmosis que nous avions pris comme nom pour la personne que nous pourrions rencontrer, celle qui serait, en tout et pour tout, la partenaire idéale : la création, l’amour, le sexe, les idées, and so on. Le lendemain de ma rencontre avec elle, j’ai donc cru que toutes les filles que je rencontrais étaient Cosmosis. » [1]
L’anecdote de GPO est digne d’une lettre du
poète beat Neal Cassady relatant à Kerouac ou à Ken Kesey son antépénultième coup
de foudre. Nul besoin, ici, d’être psychanalyste pour voir dans la grosse
branche un symbole phallique. Le mage envapé GPO donne au lecteur une
image : celle de la prémonition d’un amour destinal, et il traine derrière
lui son sexe érectile et foudroyé. Aussi, lorsqu’il croise la route de CFT, on
comprend facilement que tel élément végétal, porté jusqu’ici à bout de bras, n’est
pas seulement décoratif. Noter aussi que GPO ne parle pas de ses hallucinations,
mais de ses visions, celle de se percevoir désincarné avant de partir en
route pour un Acid test, ainsi que de celle qu’il a eue de Cosmosis avant de la
rencontrer physiquement. Nous sommes donc dans le topos du coup de foudre
magique, et d’un topos qui se trouve, dès l’entrée en matière, parodié. GPO
parade, en somme, avec sa grosse branche. Remarquer aussi que, dans ses
mémoires, GPO emploie le je et le nous de façon quasi indifférenciée pour
parler de lui, ce qui nous donne la marque d’une énonciation souveraine, ou
qui se prétend telle.
Du côté de Cosey Fanni Tutti en revanche,
l’évocation de l’échange des premiers regards avec GPO est beaucoup plus
succincte, comme on peut lire dans Art Sexe Musique, son autobiographie :
« J’allais participer à une expérience
sur le LSD, organisée par les étudiants de Hull, écrit, à ce sujet, CFT. Je
suis entrée dans la pièce, j’ai payé mon entrée et j’ai eu mon buvard, mais je
ne suis pas restée longtemps. L’atmosphère était très chargée, mais ce n’était
pas la bonne pour quelqu’un sous acide, du moins pour moi, en tout cas… Alors
que j’allais sortir, j’ai vu ce que j’ai pris pour une hallucination : un
petit mec très beau qui portait une tenue de cérémonie de remise des diplômes,
la panoplie complète avec la toge noire et la toque assortie, et qui avait un
bouc clairsemé mauve argenté. »
Nous sommes bien, en l’occurrence, dans le
look teenager anglais de la fin des années 60, et, pour le lecteur actuel, le
jeune GPO ressemble maintenant à un figurant pour Harry Potter. Par
contre, la grosse branche, qu’il a tiré jusqu’à l’Acid test, a disparu chez
CFT, et l’on est à mille lieues de l’évocation d’un coup de foudre spontané. En
outre, CFT ne parle pas de visions de son côté, mais de ce qu’elle a pris pour
une hallucination : le jeune GPO en impétrant de l’école de sorcellerie
Poudlard.
« Environ une semaine plus tard,
poursuit CFT dans son autobiographie, j’étais de sortie avec Rick et un autre
ami, Wilsh. C’était une soirée deux en un, concert et club, et nous dansions
tout sourire sur « Sugar, Sugar » des Archies, quand un mec s’est
approché de moi pour me dire :
- - Cosmosis,
Genesis voudrait te voir.
- - Hein ?
On m’a expliqué qu’un mec qui s’appelait Genesis m’avait vue, m’avait surnommée Cosmosis et voulait me rencontrer. Je ne savais pas quoi en penser.
- - Ah. D’accord, avais-je répondu dans l’idée que je verrais ça plus tard. »[2]
Pas de topos du coup de foudre pour CFT, elle n’a même pas calculé GPO à l’entrée de l’Acid test organisé par les étudiants à Hull. Dans Nonbinary, GPO poursuit, quant à lui, sa première parade amoureuse avec CFT, en évoquant une coupure magique de fil de petite culotte, que, bien sûr, CFT lui aurait avouée par la suite : « CFT m’a dit, de l’autre côté, déclare GPO – elle trébuchait déjà – qu’elle a levé les yeux et vu cet homme fou lever une énorme branche, et quand je l’ai regardée avec de grands, grands yeux, l’élastique de sa culotte s’est cassé et celle-ci est tombée. Pas jusqu’au bout, mais suffisamment pour qu’elle le remarque. Et elle a alors pensé : ̎ Qui est-ce ? Qui peut faire ça ? Qui est cet étrange magicien avec la grosse branche d’arbre ? ̎ Ensuite, nous sommes tous les deux rentrés et nous nous sommes complètement oubliés durant le reste de la soirée. »[3]
Art Sexe Musique de CFT a été publié en Angleterre chez Faber & Faber en 2007, les mémoires de GPO, Nonbinary, ont été édités il y a un an aux Etats-Unis aux éditions Abrams, quelque temps après la mort de GPO. Le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans Nonbinary, GPO règle ses comptes avec CFT ; c’est donc bas, petit, mesquin, mais l’humour anglais déjanté décalé de GPO est remarquable. Le lecteur imagine maintenant la jeune anglaise CFT poursuivre son acid test, culotte quasi baissée comme par magie, sous l’action d’une grosse branche que GPO a levé à quelques mètres d’elle, alors que, quelques lignes auparavant, elle expliquait, dans ses confessions, avoir été à la limite du bad trip et qu’elle avait dû rentrer chez elle, sans même avoir calculé Gandalf. Pour une première rencontre, on peut, sans doute, rêver mieux. Le mélo cosmique de Cosmosis commence dès l’entrée en matière, et ce n’est un mélo cosmique que pour Genesis.
A posteriori, jamais couple ne
semblât plus mal assorti que celui formé de Genesis & Cosmosis, à l’image,
peut-être, de ce qu’ont été Liz Taylor et Richard Burton en 1966 dans le film Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike
Nichols – à l’image en somme de tous les couples ayant eu vingt ans au mitan
des années 60. Le dernier prétexte de GPO pour expliquer le coup de foudre
qu’il a eu, jeune, envers CFT est très probablement une pochade, une ultime
provocation. – Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols,
rappelez-vous ! Le philosophe Schopenhauer et la guerre des sexes
faisaient leur entrée fracassante dans les salles de cinéma américaines. On y
voyait alors à l’écran Liz Taylor et son mari Richard Burton dans leur propre
rôle :
« - Eh, George, notre match de boxe,
il faut que tu leur racontes ! crie maintenant, ex abrupto, Liz Taylor à Richard
Burton dans Qui a peur de Virginia Woolf ?
- Merde. »,
répond George alias Richard Burton en se levant, et il sort de son salon pour
aller dans sa réserve qui se trouve dans le couloir de l’entrée, à sa gauche, juste
derrière l’escalier montant aux chambres. Alors Liz Taylor raconte à un jeune
couple, assis près d’elle dans le canapé de son salon, l’une des humiliations
que Martha, la personnage qu’elle joue, a fait subir à George ou Richard, deux
ans après leur mariage.
Nous sommes en 1966, et Liz Taylor et Richard
Burton, soit le couple le plus sulfureux de Hollywood à l’époque, ont accepté
de se vieillir de vingt ans pour jouer George et Martha dans Qui a peur de Virginia Woolf ? Liz Taylor a
trente ans alors et, depuis deux ans, elle est mariée à Richard Burton. Ici,
dans ce film, les deux stars du cinéma US les plus médiatisées jouent les
névroses du vieux couple moyen de la société de consommation émergente, devant
les yeux médusés des acteurs de cinéma George Segal et Sandy Dennis qui jouent,
eux, le jeune couple moyen, donc « prometteur ». Liz et Richard,
jouant Martha et George, révèlent à George et Sandy sur quel métier les Parques
vont désormais les tisser ; en ressort en filigrane le portrait clinique
du couple moderne, qui est non seulement le portrait névrosé de tous les George Segal et Sandy Dennis d’hier, d’aujourd’hui et
de demain, celui que vont vivre, sept ans plus tard, Liz Taylor et Richard
Burton, mais aussi Cosey Fanny Tutti et Genesis P-Orridge eux-mêmes.
Ici, Liz Taylor + Richard Burton = Sandy Dennis + George Segal = Cosey Fanny Tutti + Genesis P-Orridge
Liz raconte maintenant à l’écran :
« C’était du temps où papa était fan de sport et
de culture physique. »… Il faut ajouter encore une chose, avant de
laisser Liz dégommer son mari : que Martha, la personnage qu’elle incarne
dans Qui a peur de Virginia Woolf ?, est la fille du doyen de
l’université et qu’elle s’est mariée avec George, alors un jeune prof
d’histoire de la fac, mais que celui-ci n’a pas su profiter du plan de carrière
qui était, avec elle, tout tracé, d’où, sans doute, le mépris constant de
Martha envers George et son envie irrépressible de chercher à l’humilier à la
moindre occasion. Donc, elle raconte dans son salon : « C’était du
temps où papa, doyen d’université, était fan de sport. Alors, un dimanche, nous
étions chez lui avec quelques autres profs, nous sommes sortis dans le jardin.
Papa a mis des gants de boxe et il a demandé à George de faire un round avec
lui. Bien sûr, George a refusé… »
Richard Burton entre, à ce moment-là, dans sa
réserve au fond du couloir, et il ferme la porte derrière lui.
« Alors papa a dit : ̎ Qu’est-ce
qui m’a fichu un gendre pareil ? Allez, en garde, défendez-vous ! ̎ »
Richard regarde alors le mur gauche de la
réserve où traînent, sur des étagères, des cartons poussiéreux ainsi que de
vieux tapis décrépits.
« Alors moi, je ne sais pas ce qui m’a
pris. J’ai enfilé une paire de gants, je suis passée derrière George, comme ça,
pour rire, et je lui ai dit : ̎ Eh George ! ̎, tout en expédiant dans
le vide de grands crochets du droit… »
Richard relève, à ce moment-là, un vieux
tissu sale de l’étagère du haut et il en sort un fusil.
« Alors George se retourne brusquement
et il attrape mon droit, pan ! »
Le jeune couple incarné à l’écran de George
Segal et Sandy Dennis s’esclaffe alors tandis que Richard sort de la réserve
avec le fusil.
« Alors ça le déséquilibre, il titube…
et paah ! mon poing atterrit en plein dans ses valseuses ! »
Liz et le couple rient maintenant à se péter
la rate, Richard arrive à cet instant précis dans le salon, fusil à la main,
derrière eux. Il met en joug Martha, Sandy Dennis, sorte de petite souris du
Middle West, le voit pointer son arme…
« Ah c’était si drôle, je crois que ça
a marqué le coup ! », poursuit Liz Taylor.
La petite souris crie, son mari, jeune prof
de biologie débarqué à l’université, crie aussi, Burt tire, impassible, sur Liz
pétrifiée. Alors un parapluie blanc rouge et jaune sort du canon de l’arme en
s’ouvrant : « Pan, t’es morte ! », lance Richard Burton à sa
moitié. Puis tout le monde rit blanc rouge et jaune, après l’ouverture du
parapluie, mais rit. Tout le monde rit de la blague.
« Pan, t’es morte », dit Richard
Burton avec son fusil-parapluie, « Pan, t’es morte », reprend après
ça GPO avec sa grosse branche qui coupe les ficelles des culottes. Tout le
monde rit, non ? Le fusil, la grosse branche : pan ! Non ?
ce n’est pas drôle ? Qu’est-ce qui m’a fichu des lecteurs aussi peu
ouverts à l’humour !
Admettons un instant que le gag de la
grosse branche de GPO qui coupe les ficelles des petites culottes à distance
n’en soit pas un, admettons que la première rencontre entre les deux artistes
britanniques se soit réellement déroulée ainsi. Nonbinary, les mémoires
de GPO, sont publiés (bien sûr) après sa mort, et quatorze ans après Art
Sexe Musique qui est un témoignage à charge contre lui. Devant un jury de
tribunal, un tel aveu, même authentique, n’aurait pas une chance, on est en
plein surréalisme : GPO aurait non seulement failli couper, à distance,
par la force de son regard, la petite culotte d’une jeune femme de Hull, mais
celle-ci, par la suite, et sans aucune pudeur, puisqu’elle l’aimait déjà, d’une
certaine façon, le lui aurait avoué : « J’ai senti quelque chose dans
ma petite culotte à ce moment-là ! » Toutes formes
d’aveu de mage GPO est donc nul et non avenu, et c’est tant mieux. Pourquoi raconter
la vérité lorsqu’on peut l’affabuler ? « ̎ Vivre dans le Beau, dans
le Vrai ? ̎ … ? se demandait déjà la poète Claude Cahun, l’amie
d’André Breton et de Sappho, dans Aveux non avenus – Une vague
intermittente me renverse, me laisse aux lèvres un peu d’écume amère. La
beauté, un regard entrevu, des paupières battantes. Je la convoite,
certes ! mais comment l’atteindre ? Imparfaite comme je suis,
oserais-je affirmer qu’elle ne me quitte, qu’elle ne me lasse point ?
Quant à la « Vérité », vous l’avouerai-je ? Je ne m’en soucie
nullement. Je ne la recherche pas : je la fuis. Et j’estime que c’est là
mon vrai devoir. » Comme Claude Cahun, GPO fuyait la vérité comme la peste.
Et jusqu’au bout, il sera d’une mauvaise foi révoltante envers CFT, comme Liz
Taylor envers Richard Burton et Richard Burton envers Liz Taylor.
[1] Genesis P-Orridge, Nonbinary, A memoir.
Ed. Abram Press, New York. 2021. P. 153-154. (traduit par mes soins)
[2] Art
Sexe Musique, Cosey Fanni Tutti. Pp. 55, 56.
[3] Nonbinary, p. 154.
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