Paul-Armand GETTE |
Pour
le narrateur d’Intermittences, tout fuit, tout se délite, même sa raison
et son amour pour Pauline, sa compagne. D’ailleurs, peut-on vraiment parler
d’amour entre lui et elle ? À aucun moment du récit, le jeune peintre
n’affirme éprouver un sentiment comme l’amour. Pauline est pour lui une jeune
femme aimable, attachante, son humeur fantasque lui plaît quelquefois et il
accepte ses caprices. A-t-il le choix, d’ailleurs ? Nullement. Ainsi,
lorsqu’il refuse Belzébuth, le chat noir impossible que Pauline a recueilli,
les parents de cette dernière lui rappellent qu’ils payent l’appartement où ils
résident et qu’il n’a donc pas droit au chapitre. Le jeune peintre n’a donc
d’autre choix que de suivre sa compagne dans ses dérives, à la recherche de son
chat qui s’est enfui d’abord, ensuite dans ses virées avec un groupe de jeunes marginaux
qui vivent dans une usine désaffectée. Il ne la suit pas vraiment non plus,
puisqu’elle le lui refuse généralement. Le jeune homme est donc le plus souvent
seul et isolé dans son appartement d’un quartier populaire de Paris, avec son
angoisse de perdre les Assedic, son incapacité à peindre ce qu’il a en tête et
La Folle de Soutine qui le hante.
On ne peut pas même vraiment dire qu’il
soit un peintre d’ailleurs, puisqu’il ne peint pas ou très peu, qu’il n’y
arrive pas, et qu’il n’a pas même de réseau artistique, ni camarades sortis,
comme lui, d’une école d’art, ni de galeriste qu’il croiserait, ni même de
connaissance aimant l’art pour en parler, quand il en ressent le besoin. Le
jeune homme est donc absolument seul avec lui-même et ses rêves de peinture. Et
toute la veine romanesque de Celia Levi est dans la description de cette
déchéance, en pente douce, d’une jeunesse française entamant sa résilience,
après la perte des illusions. Aucun personnage de Celia Levi ne réussit ni ne
peut réussir : notre époque ne veut pas leur en donner les moyens.
D’ailleurs, le narrateur oublie bien vite son ambition artistique après les
premières lettres de refus des Assedic. Ainsi, le 22 octobre, il termine la
journée dans son journal par : « Plus que deux cachets à trouver, je
m’approche du but. », à savoir devenir un intermittent. Le 20 décembre, sa
journée se termine par ces mots : « Je me concentre maintenant sur
l’événement positif qui ne saurait plus tarder, mon cadeau de Noël :
l’intermittence ! » Le 2 janvier : « Assis à mon bureau, je
regarde la folle. Son expression impassible et tourmentée me renvoie à
mon incapacité à peindre en ce moment. Cette phase d’inertie me pèse. J’attends
avec impatience une réponse des Assedic. » Tout son moi se retrouve aspiré
dans cet unique souhait, qui n’aurait dû être qu’un biais ou un palliatif pour
ce qu’il souhait peindre : devenir un intermittent prend ainsi le pas sur
ses motivations profondes ; dès lors, quand il comprendra que les Assedic
cherchent à le radier, il commencera à avoir des cauchemars, ses gencives deviendront
vertes, ses dents de déchausseront, il se blessera profondément, deviendra
malade, et le tableau La folle de Soutine prendra le pas sur son esprit.
Selon moi, Intermittences est le
plus beau livre de Celia Levi, puisqu’il suggère, en demi-teinte, une inversion
des motivations qui ont été celles de la bohème durant la révolution
culturelle. Non que le narrateur ne se sente bohème ou qu’il souhaite vivre
hors des sentiers battus, bien au contraire. À aucun moment, l’idée d’un pas de
côté ne lui vient. La dérive procède, comme je l’ai dit à la suite précédente,
indirectement de Pauline qui, elle-même, commencera à dériver dans Paris, afin
de retrouver son chat noir. Ici donc, le MacGuffin, le prétexte du roman, est
la recherche de Belzébuth. Or, à travers les yeux d’un peintre, qui n’a rien
d’un anartiste, puisqu’il en est à Soutine et à des réflexions sur la peinture
abstraite et figurative, une dérive, plus proche du Paysan de Paris d’Aragon,
donc du surréalisme, en un sens, que du situationnisme. En sillonnant Paris,
Pauline, comme Aurélia pour Nerval, fera qu’il rencontre en chemin de jeunes
clochards qui vivent dans la rue et qui invitent le couple à venir passer une
soirée dans leur usine désaffectée. On pense alors aux Impressions d’Afrique
du poète Raymond Roussel. Le 2 janvier, le narrateur décrit ainsi, dans son
journal, ses hôtes de fortune, lors du réveillon du jour de l’an, qu’ils ont
organisé : « Le plus grand qui devait mesurer au moins deux mètres
était sourd, ce qui ne l’empêchait pas d’être très volubile car il bougeait les
mains frénétiquement, sa chevelure qu’il portait longue et qui semblait
crasseuse était aussi rousse que le feu. On aurait dit un géant de conte de
fées. Il y avait aussi Moïse, un Africain borgne, noir comme les ténèbres, et
bien qu’il ne fût pas sourd comme son camarade, il resta muet toute la soirée.
Il scrutait le feu de son œil valide. Sa prunelle noire que je ne croisai
qu’une fois me pénétra comme un poignard tant son regard était perçant. Un
blond aux cheveux bouclés qui ressemblait à un page des tableaux du Pérugin
n’arrêtait pas d’aller et venir aidé d’une paire de béquilles, il lui manquait
un pied. Sa petite amie, une créature minuscule à la tête rasée et à la peau
diaphane, l’aidait à servir les plats et nous tendait des assiettes faites de
mosaïques de débris de verre poli, de bout de plastique et de cailloux. Ce
n’était pas sans me rappeler les œuvres des premières années aux
Beaux-Arts. »[1]
Nous sommes bien, ici, dans l’Afrique de
Raymond Roussel, puisque des hommes, sortis d’une cour des miracles, que
n’aurait pas désapprouvée Victor Hugo, semblent convier le lecteur à leurs
réveillons, comme, sur la place des Tophées, les citoyens de l’ « Afrique »
de Raymond Roussel, se succèdent sur scène pour commémorer le sacre de Talou
VII, l’empereur du Ponukélé. Dans Intermittences, le jeune peintre
comprend peu à peu, lors de ce réveillon, qu’il est convié à un rituel :
« J’étais très étonné par le sérieux avec lequel ils considéraient cette
fête, écrit-il. Tout semblait orchestré et pensé longuement à la manière d’un
rituel… Toute cette cérémonie se déroula dans un silence religieux. » Lorsque
les bouteilles tournent durant la soirée, les convives n’ont droit qu’à trois
gorgées de chaque vin et pas une de plus. Enfin, la machine célibataire se
met en place, et elle est inframince, comme, après Roussel, pour Marcel
Duchamp : « Quand il ne resta plus une bouteille
de vin, le borgne, qui je le compris était le chef, se leva et disparut. La
créature sans cheveux débarrassa les assiettes en un instant. Le page aidé du
géant déplaça les caisses et le fauteuil qu’il aligna contre un mur à moitié
écroulé. Le page et la créature se prirent les mains et entamèrent en guise
d’échauffement une ronde effrénée. Je me demandais comment, bien que privé d’un
pied et ne se déplaçant qu’avec des béquilles, le page réussissait ce tour de
force. Je compris que c’était la créature qui le soutenait, mon regard tomba
sur ses avant-bras qui semblaient d’une puissance prodigieuse. Le géant
tournait autour d’eux en poussant tantôt des grognements sourds tantôt des cris
stridents. Voir cet Antée à côté de cette pygmée n’excitait nullement le rire
mais conférait un sentiment d’irréalité, presque de beauté à la scène. »…
à vous, lecteur, de lire la suite du rituel.
Nous avons là une performance artistique
qui aurait dû être présentée à la Tannerie, le centre d’art de Pantin, dans lequel
Jeanne est accompagnante. L’écriture de Celia Levi sert, en somme, une utopie
qui aurait dû avoir lieu, mais qui n’a pas eu lieu, et qui apparaît, en impromptu, dans les
songes éveillés d’un jeune homme reclus par la vie.
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