Vénus à son miroir
Tableau du vandale Hans-Joachim Bohlmann
Acéphale, disciples et suiveurs
Lorsque, en 1983, Blanchot publie La
communauté inavouable, il entend revenir sur l’exigence communautaire
impossible de Bataille, et notamment sur l’une des communautés que l’écrivain
du Bleu du ciel tenta de vivre,
celle-là même qui a été, pour lui, la
plus importante, et regroupa, autour de la revue Acéphale, quelques auteurs que l’approche de l’horreur nazie
affolait. La revue Acéphale fut
dirigée par Bataille de 1936 à 1939 et comptait, parmi ses membres, Caillois,
Klossowski, André Masson, Jean Wahl ou Michel Koch. Acéphale, en tant que société tenue « secrète », était,
selon Blanchot, vouée à l’échec, et ceci pour deux raisons.
La première est que chaque membre d’Acéphale avait conscience de porter, non
la mort comme extériorité à l’être, telle que l’entendait Bataille lui-même et
telle qu’il l’affirma, mais, bien plutôt, une part de cette exigence souveraine
que chaque homme possède le plus souvent inconsciemment, de cette part de
divinité qui nous est la plus commune puisqu’elle nous vient du premier âge que
nous ayons connu[1] ; état parasitaire,
donc, qui est celui du nourrisson, mais état qui est le plus intense vécu par
l’homme, jusqu’à ce que son « hôte » se rappelle à lui-même :
« Ne me mange pas, je suis ta mère. », insiste l’hôte, jusqu’à ce que
le nourrisson l’entende et consente à laisser sa mère en paix.
Les auteurs d’Acéphale étaient parfaitement conscients de ce double-bind dans lequel chaque homme, mais aussi chaque communauté
humaine se débat, entre fusion et séparation, hospitalité conditionnelle (« Reconnais-moi
en tant que mère) et hospitalité absolue (« Ne reconnais pas ta mère, ne
me reconnais jamais.) : « Chaque membre, écrit à ce sujet Blanchot,
ne forme groupe que par l’absolu de la séparation qui a besoin de s’affirmer
pour se rompre, rapport paradoxal, voire insensé, s’il est rapport absolu avec
d’autres absolus qui excluent tout rapport. »
Autrement dit, notre liberté s’arrête là où commence celle d’autrui : principe
premier, mais qui est un lieu commun généralement des plus éprouvants pour les
individus ayant choisi de vivre, au jour le jour, en communauté, et principe
dont on ne pourra finalement se sortir sans faire l’épreuve d’une péréquation
des vies : chaque membre devant prendre en charge, selon des lois qui
seront propres à son groupe, l’identité de son voisin, jusqu’à faire de la vie
en société un jeu de rôles. L’on trouve, par exemple, dans le carnaval cette égalité
entre les hommes, qui leur vient de ne plus avoir de visage en propre, jusqu’à
ce que les masques tombent lorsque la fête est finie… mais aussi, plus proche
de nous, on trouve une souveraineté partagée par tous les membres d’un groupe dans
certaines recherches communautaires des années 70.
Ainsi, de la communauté hippie londonienne Exploding galaxy créée par l’artiste
philippin David Medalla. Les artistes, qui étaient membres d’Exploding galaxy, utilisaient des
procédures aléatoires pour les actes les plus courants de la vie quotidienne. Habitant
une maison délabrée d’Islington, ils se travestissaient, mangeaient, se couchaient,
chaque jour, à des heures différentes en changeant de pièces chaque fois. Ici,
la péréquation des vies, employant l’indétermination et le hasard comme méthode,
permettait à chaque membre de la communauté un partage de sa propre souveraineté
hors du temps régulier : chaque vêtement des uns et des autres servant
tour à tour à chacun, selon les pièces où il couchait.
La deuxième raison, qui fait du groupe d’Acéphale, selon Blanchot, une communauté vouée à la dissolution est une circonstance
particulière et demeurée confidentielle, un « secret », mot que
l’auteur de La communauté inavouable met
entre guillemets : la parodie d’un sacrifice. Ce sacrifice aurait été
celui d’une femme, victime consentante, dans une clairière en pleine nuit, près
d’un chêne foudroyé. Or, comme on le sait, le meurtre rituel n’eut pas lieu. Ce
« secret », cette confidence murmurée du bout des lèvres par ceux qui
y ont assisté, était donc un jeu avec la mort, un amusement, « une
blague », affirmera plus tard Klossowski lors d’un entretien télévisé
qu’il fera à son domicile à propos de Bataille. L’auteur s’amusait à la mort,
comme les enfants savent le faire et y croire. Il jouait avec une femme à
mourir et cherchait, dans un simulacre de sacrifice, une expérience souveraine
dont l’horreur, selon lui, aurait permis de contrebalancer celle du nazisme…
Nulle doute, même pour les membres d’Acéphale, qu’aucune communauté, si grande
et influente soit-elle, n’aurait pu changer la marche de l’Histoire. Le
« secret », dont parle Blanchot, semble être un mensonge de
polichinelle, et la scène, un enfantillage cruel, comme tous les jeux d’enfants.
Il y a donc souillure partagée : une
femme accepte de mourir, mais elle ne meurt pas, et les témoins de la scène,
fascinés par ce qu’ils ont vu et préférant oublier, n’en parleront pas ou ils croiront
avoir inventé ; un tel aveu leur aurait semblé impossible à faire.
Il y a donc une souillure commise contre
une femme et il n’y a pas eu souillure,
parce que la victime, même consentante, n’a pas été sacrifiée et que les témoins
de la scène même ont douté y avoir assisté. Nous sommes ici devant un
simulacre, dont Roger Caillois a décrit le rôle et la fonction sociale dans Les jeux et les hommes, mais, ici, un
simulacre de type phallocrate, puisqu’il n’y a qu’une seule femme pour une
assemblée d’hommes, et que son rôle était terrible et central dans la cérémonie
d’Acéphale[2].
Il faut ici en revenir au Dionysos révéré
par Nietzsche et les membres de la communauté d’Acéphale. Dionysos, le dieu du
vin, de l’ivresse, du sexe et de la tragédie qui, comme le Minotaure, semble ignorer
la différence entre le bien et le mal, et peut donc souiller une femme sans
remords. En revenir aussi au sacrifice de la femme, comme divinité mère durant
la Préhistoire, puisqu’elle était la seule à reconnaître ses enfants et à les
nommer, sans que l’homme n’ait son mot à dire, le patronyme, le nom du père,
n’ayant pas encore été inventé. La victime d’Acéphale représenterait alors la
Mère et le matriarcat propre aux premiers âges de l’humanité et, si tel est le
cas, la souillure de la victime par le groupe d’Acéphale, « fêterait»
alors la fin de la horde, la fin de l’Eden, avec la promulgation des premiers
interdits d’ordre sexuel.
La souillure est un crime d’ordre sexuel et
un crime fait à l’ordre sexuel qui fonde la société des hommes ; elle est
ce moment limite où l’homme ou la femme rejouent, le plus souvent
inconsciemment, la fin de la horde primitive par le meurtre de la Mère, rejouent
la fin du matriarcat et des hiérogamies aussi, de cette époque où le genre
masculin découvre son rôle dans l’enfantement et prend en charge la famille[3].
Lilith, la première femme d’Adam, ne sera bientôt plus qu’un vieux souvenir, un
conte pour enfants, et Hélène, la dernière femme libre, pour avoir préféré
Pâris à Ménélas, le nom d’un personnage de l’Iliade. Qui a lu aujourd’hui L’assemblée
des femmes d’Aristophane, celui-là même qui évoque le mythe de l’Androgyne
dans Le banquet de Platon ? Dans
cette comédie, les femmes reprennent le pouvoir à Athènes et promulguent l’égalité
des sexes et le retour au communisme primitif, une seule loi est promulguée par
les Athéniennes, mais d’une pertinence encore jamais atteinte pour qui connaît
le désir sexuel et les injustices qui en découlent : une journée dans la
semaine, les hommes et les femmes qui sont beaux devaient coucher avec des
laids pour réparer l’injustice qui leur est faite en les méprisant. Or, une
telle comédie est, encore aujourd’hui, d’une actualité importante, puisque,
derrière le rire, derrière le comique de la situation finale, se dégage une
tragédie d’ordre universel, celui du sacrifice de l’amour libre par la
civilisation. Et il faudra attendre Rousseau et Casanova au dix-huitième
siècle, l’utopiste Fourier au dix-neuvième siècle, les essais de Marx et Engels
sur l’origine de la famille, de la propriété et de l’état, et le principe du
garantisme et de réciprocité amoureuse de l’anarchiste individualiste E. Armand[4] au
vingtième siècle, pour que la marche amoureuse de notre civilisation soit
dénoncée.
La souillure est la trace laissée du
Vandale, le Barbare, de celui qui ne connaît pas la langue employée à Athènes,
et qui trace des borborygmes, ou
langues d’oiseaux, sur les murs de la Cité, au grand dam des Athéniens
eux-mêmes qui préféraient en rire, comme les femmes de l’assemblée
d’Aristophane utilisaient, pour les lois de leur république, une langue
d’oiseaux qui dut faire rire le public grec de l’Agora.
Il faudra attendre les débuts du vingtième
siècle pour que le vandalisme pût être assumé comme tel par les artistes et les
écrivains eux-mêmes, sans que la justification d’ordre sexuel ou psychologique
ne soit pourtant nécessairement établie. La justification de la souillure sera
poétique et artistique, de l’ordre de la performance ou de la poésie-action.
Dans un article, « Les tissus du
performatif », le poète et performeur canadien Richard Martel, retraçant
l’histoire du geste performatif au vingtième siècle, dit à son propos que
le tissus du geste performatif est composé d’une triade : « Intimité, privé, public : voilà les trois
visages de cette triade qui fait osciller les gestes dans divers contextes et
situations. »[5]
À propos de l’intime, la première de cette
triade, Richard Martel déclare : « L’intimité est sollicitée parce
que le corps présent utilise les données du corps lui-même, dans les
sécrétions, le délire ou l’attitude nihiliste, par exemple. L’intimité est
cette zone de tabous où le public trouve sa potentielle opposition. »
Dévoilant son intimité, l’artiste dans un
geste assumé, ou le vandale forcené, souillant ou se souillant, cherche un
lien, un nœud impossible vers la scène primitive, devant un public qui se
retrouve nécessairement dans la posture de témoin gêné plutôt que de
spectateur.
La souillure est donc pour moi un atavisme
et, comme tel, fait partie de l’inconscient collectif généralement ignoré par
le vandale, et qui devrait être connue, reconnue et assumée par les auteurs qui
s’y réclament. Je ne relaterai pas à nouveau l’histoire de la performance ici.
Du futurisme à Fluxus, du théâtre d’agitprop durant la révolution russe à la
guérilla artistique, d’Artaud à Gina Pane et Marina Abramovic, de Révolution électronique de Burroughs aux
TAZ de Hakim Bay, des performances politiques du groupe autonome A.F.R.I.K.A.
aux revendications du groupe Voïna en Russie et Femen en Ukraine, la souillure
a un avenir assuré dans la performance de rue, mais elle perd nécessairement de
son aura en sortant de sa confidentialité. Ainsi, le phallus érigé sur un
pont-levis par le groupe Voïna à
Saint-Pétersbourg en 2010, devant un bâtiment de l’ex-KGB russe, est le
« secret » le mieux partagé sur Internet actuellement. C’est que la
souillure, pour garder son aura, doit demeurer confidentielle et être la marque
d’un esprit communautaire, bon gré mal gré. Ainsi, le simulacre de sacrifice
commis par le groupe d’Acéphale garde la marque du sacré propre à l’esthétique
de Walter Benjamin et ne se perd en traces qu’avouées à demi-mots par ceux qui
y ont participé. La souillure doit garder son aura sacrée pour frapper les
esprits ; il faut que celui qui y assiste ait l’impression d’assister à un
mystère, ou, tout au moins, à un acte qui ne peut être hiérarchisé ou
catalogué, une action qui ne rentre dans aucune axiologie. Or, aujourd’hui, la
souillure est ce qu’il y a de mieux reconnu par le Patrimoine mondial,
c'est-à-dire par la société du Père, qui, en tant que telle, cherche à
conserver en son sein jusqu’aux déjections de ses enfants pour les montrer dans
un musée.
Il
faut souiller, dit, à peu de chose près, le forcené Hans-Joachim Bohlman en
lacérant le corps de La Vénus à son
miroir de Vélasquez, il faut être irrécupérable. En 1977, Bohlmann commence
un périple en Allemagne, après le suicide de sa femme par défenestration. Au total, une vingtaine
de toiles seront vandalisées. Klee à Hambourg,
Rubens à Düsseldorf, Rembrandt à Kassel, Cranach à Hanovre. « Je me suis
mis à détester l’art à la mort de ma femme. », se justifiera Bohlman, pour
qui le vandalisme est de l’ordre de l’auto-psychanalyse. Il est arrêté en 1988,
alors qu’il jette deux bouteilles d’acide sur La grande Lamentation du Christ de Dürer (1495) à la Alte
Pinakhotek de Munich ; Bohlmann sera par la suite déclaré
irresponsable de ses actes. Nous sommes là devant des scènes de l’ordre de
l’intime et du clinique puisque leur responsabilité est niée par leur
protagoniste. Que nous dit alors Bohlmann aujourd’hui ? Qu’il faut faire
son auto-psychanalyse par des gestes désespérés, comme de lancer de l’acide sur
des toiles de Rembrandt. Rembrandt, c’est l’homme au travail, le génie de notre
civilisation au travail. « Nous ne pouvons plus revenir en arrière,
l’homme a gagné son nom dans l’Histoire en reconnaissant ses enfants et en leur
donnant un nom, le phallus a gagné… Jet
d’acide sur les toiles de Rembrandt, comme giclée de sperme sur le visage d’une
madone ! »
Renouer, rejouer la scène primitive avec ou
sans public, ou faire de l’audience un témoin passif ou un complice actif, que
nous soyons conscients ou inconscients des gestes que l’on effectue, que le process qui amène le protagoniste à
faire œuvre de souillure soit ou non maîtrisé. Ainsi de Chloé, habitant la
ville de Rouen et qui faisait partie de la communauté Topy du poète et mage
sexuel Genesis Breyer P. Orridge, le chanteur du groupe Psychic TV. Dans un texte publié dans La Bible psychique de P. Orridge, Chloé
avoue éprouver du plaisir en se faisant éjaculer sur le visage et en
ritualisant pour elle-même un tel acte sexuel, acte qui est pourtant un cliché
des plus communs du cinéma pornographique :
« Les forces des symboles
s’imbriquent, écrit à ce sujet Chloé. Tous les sens sont présents au sein du
visage : odorat, vue, toucher, ouïe, goûter… Toute la gamme sensitive et
sexuelle est excitée. Derrière le visage se cachent l’esprit, le moi profond et
le cœur… et, à travers ses expressions, tout passe : ennui, dégoût,
plaisir, jouissance, etc. Pas question pour un initié qui sait déchiffrer… un
amoureux quoi !
Le visage n’est pas une partie
neutre : c’est un peu le miroir du profond de chacun, une partie de
l’intérieur qui filtre vers l’extérieur… la faille !
Comme le sperme va de l’intérieur
vers l’extérieur…
Certains abhorreront cette vision
du sperme évacué hors du vase naturel : lui qui, lâché des entrailles
féminines symbolise la vie, la création, n’a plus lieu d’être au dehors et par
conséquent perd son intérêt.
Je suis tenté de faire un
rapprochement audacieux avec le sang menstruel : le sang, à la fois vie et
mort. Vie quand il reste à l’intérieur, et mort lorsqu’il s’écoule vers
l’extérieur… »[6]
La souillure est ici parfaitement consentie
et avouée par Chloé qui voit en elle une action nécessaire aux rituels sexuels
qu’elle pratique avec son ou ses amants en suivant les préceptes du Temple de
la jeunesse psychique du poète et androgyne Breyer P.-Orridge. Ici, l’aveu d’un
plaisir sexuel déréglé est élevé au rang d’acte de foi. Genesis Breyer P.
Orridge a été initié au Magik, qui est la magie sexuelle de Crowley et des
thélémites, par le poète beat Bryon Gysin, l’inventeur du cut-up avec Burroughs.
Les égrégors, comme fondement du rituel magique de Crowley mis au point dans
les Sigils, sont démocratisés par P.-Orridge, « occulturés »[7]
écrit le poète amateur de néologismes cryptés/(dé)cryptés, par l’emploi du
cut-up inventé par Burroughs et Gysin. Plus remarquable encore, l’acte de
Souveraineté, dont Bataille considérait qu’il ne pouvait être effectué et
assumé que par quelques êtres d’exception, était pris en charge par le groupe TOPY
dont les membres n’étaient pas choisis par P.-Orridge, mais venaient à lui
spontanément et étaient acceptés comme tels. Il n’y avait pas de jansénisme de
la Souveraineté dans Thee Temple ov the Psychic Youth (TOPY), pas d’élus à une
émancipation totale, contrairement à ce que concevait Bataille à ce propos,
mais chaque homme pouvait y accéder, si tant est qu’il le voulût.
La souillure peut encore se trouver
investie dans le champ de l’art contemporain et, en ce sens, l’intime est
exhibé en public de façon voulue et selon un process qui n’est plus vraiment
confidentiel, puisque le public est convié à y assister, alors même que le
scandale bourgeois, qui accompagnait les performances des artistes futuristes,
dada ou surréalistes, n’a plus cours, que le bourgeois ne se scandalise plus,
qu’il est même d’accord avec dada. Mais il y a un hiatus, et c’est dans ce
hiatus, ce vide laissé entre éthique et esthétique, politique et art, qu’il faut
chercher l’impact de la triade intime-privé-public théorisé pour l’art-action
par Richard Martel. Si l’aura benjaminienne n’a plus cours, il reste la trace
de la souillure comme indice pertinent et/ou impertinent d’un meurtre rituel.
Ainsi, dans les années 60, l’artiste de
body art Orlan va utiliser le trousseau, que sa mère lui a légué, en vue de
subvertir les valeurs traditionnelles du mariage bourgeois. Orlan se servira du
tissu de son trousseau dans plusieurs œuvres jusque dans les années 80. Elle
transportera ainsi ses draps chez un amant, afin qu’ils soient tachés hors du
mariage et rebrodera les traces de sperme, les yeux fermés ou bandés, dans des
performances publiques. Ici, la souillure, comme subversion des valeurs
traditionnelles propres à la monogamie et au mariage, est évidente, une telle
action prend tout son sens dans les années 60, alors même que la parité
homme-femme n’a pas encore vraiment eu lieu : nous sommes, dans les années
70, en pleine lutte féministe pour l’égalité des sexes. Or, même si la parité
demeure encore aujourd’hui relative en Europe[8], même
si des différences de salaire non négligeables peuvent être relevées en France dans
plusieurs branches de métier, la position de la femme par rapport à l’homme a
changé en cinquante ans ; celle-ci peut, bon gré mal gré, trouver son
indépendance financière et ne plus dépendre d’un mari. Pourtant la performance
d’Orlan me semble aller plus loin : fermer les yeux en brodant les draps
souillés d’un trousseau n’est pas seulement réagir contre le mariage bourgeois
ayant encore cours dans les années 60, 70, mais c’est aussi une revendication
en faveur de l’amour libre et papillon.
Orlan affirme par ce geste : pourquoi devrais-je connaître le nom
et le visage d’un mari ? Pourquoi ne puis-je pas me marier à l’aveuglette
et faire l’hospitalité de ma couche au premier étranger venu ? Pourquoi
l’amour serait-il nécessairement monogame ? Pourquoi l’union publiée des
bancs ne peut-il pas, par exemple, être celle du narcissisme ou de l’omnigamie ?
La souillure, qu’Orlan exhibait, était celle de ne pas vouloir reconnaître le
visage de l’amant ou de son semen et évoque le mariage tel qu’il se pratiquait,
avant la mise en place de la famille moderne, durant l’Antiquité grecque.
Or, les revendications, que nous chante la
souillure, sont impossibles à entendre, comme le montrait déjà Aristophane pour
les Athéniens dans L’Assemblée des femmes.
Vandalisme et exhibitionnisme forment les deux états dans lesquels la souillure
cherche à s’exprimer et revendique un retour impossible aux dérèglements de la
horde primitive. Ici, la critique de Voltaire contre Le discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau reste d’une
actualité déconcertante :
« Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur
aurait été le bienfaiteur du genre humain ; et il aurait fallu punir un honnête
homme qui aurait dit à ses enfants : « Imitons notre voisin, il a enclos
son champ, les bêtes ne viendront plus le ravager ; son terrain deviendra plus
fertile; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien, il nous aidera et
nous l'aiderons. Chaque famille cultivant son enclos, nous serons mieux
nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d'établir
une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce, et nous vaudrons
mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire
ressembler. »
Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?
Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada ? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes ? »
Ce
retour à l’état de nature, revendiqué et souhaité par Rousseau et ceux qu’il
influencera, est impossible et fera toujours l’objet des sarcasmes de ceux pour
qui la propriété privée dans l’état de civilisation demeure une avancée sociale
importante. Ainsi, les recherches communautaires dans lesquelles s’expriment
les thèses anarchistes de l’amour libre et d’un retour au communisme primitif,
celles, petites bourgeoises d’un Armand au début du vingtième siècle, celles d’un
Otto Muehl, d’un Alceister Crowley ou de P.-Orridge demeureront nécessairement
glauques pour les tenants des humanités et les voltairiens et sujets à
moqueries, comme, au dix-neuvième siècle, les disciples de Fourier ont occulté
les propositions de phalanstère amoureux de leur maître et n’ont gardé de lui
que ses réformes en économie, en politique, en urbanisme et dans le cadre de l’éducation
scolaire la plus bourgeoise. Toute communion sexuelle, comme toute révolution
sexuelle, telle que celle qu’Aristophane a représentée dans L’Assemblée des femmes, ne peuvent être
prises au sérieux, simplement parce que, comme le dit déjà Voltaire, rares sont
les hommes qui voudraient imiter l’homme céleste décrit par le taoïste
Tchouang-tseu dans son Œuvre[9] ; il
s’agit d’une comédie, disent les tenants de l’ordre de la civilisation et ils
ont, hélas, raison contre Rousseau : personne, aucune société, tout au
moins actuellement, ne veut retourner à l’état de nature, ou, sinon peut-être
dans une bergerie à Versailles en compagnie de la jeune Marie-Antoinette, ou
sur l’île du Levant au mois d’août... Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ?
Quelle est donc l'espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu'au Canada ? N'est-ce pas celle d'un gueux qui voudrait que tous les riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l'union fraternelle entre les hommes ? »
Il reste que telle comédie a la peau dure et que, si la souillure est un crime commis contre l’ordre sexuel établi dans nos sociétés, il faut voir si un tel crime, passée la condamnation éthique, ne peut pas faire l’objet d’une critique esthétique sérieuse.
Esthétique de la souillure
C’est ce à quoi nous invite le critique littéraire et artistique Jean-Michel Rabaté dans un essai, Étant donné : 1 – l’art, 2 – le crime, paru aux Presses du réel il y a deux ans, et qui revient sur l’acte de vandalisme perpétré en 2001 sur l’installation de Duchamp Étant donné : 1° la chute d’eau, 2° le gaz d’éclairage par un jeune artiste canadien, Jubal Brown. Jubal Brown, connu pour avoir vomi rouge sur un tableau de Raoul Dufy, Le port du Havre, exposé à Ontario, et vomi bleu sur Composition en rouge, blanc, bleu, un tableau de Mondrian que l’on peut voir au MoMA de New York, Brown avait réussi à poser un enduit spécial en tirant au pistolet à travers l’un des deux trous de la porte derrière laquelle se trouve l’œuvre de Duchamp, afin que le jet de son semen avec une seringue ne puisse pas être détaché par les conservateurs du musée de Philadelphie[10].
Or, si Jubal Brown a bel et bien commis un tel acte de vandalisme, celui-ci ne l’a pas revendiqué par la suite et il n’a pas fait l’objet de poursuite judiciaire du musée de Philadelphie. Les journaux eux-mêmes n’auraient pas eu vent de…
Marcel Duchamp, Étant
donnés : 1 – la chute d’eau, 2 – Le gaz d’éclairage
Vandalisé par l’artiste Jubal Brown en 2005
Musée de Philadelphie
Pour parvenir à souiller la dernière œuvre de Duchamp, Brown a dû, en effet, étudier les systèmes de sécurité mis en place au musée de Philadelphie et s’entraîner comme un soldat. Dans la pièce du musée de Philadelphie où se trouve Étant donnés, il lui fallait avoir assez de maîtrise de soi, de sang-froid et d’adresse pour envoyer au pistolet, sur le corps nu du mannequin, à travers l’un des deux trous de la porte vermoulue qui sépare le spectateur de l’installation, un enduit spécial, puis tirer un second coup qui atteigne l’enduit, au moyen d’une seringue hypodermique, afin que son propre sperme laisse une trace proche d’un glacis sur une nature morte. Enfin, il a utilisé des lunettes à infrarouge de la marque Xaver Camero, celles-là mêmes qui servent à l’armée israélienne lors des combats de rue dans les villes cisjordaniennes[12].
Brown a donc dû se préparer plusieurs mois durant pour un tel événement. Nous savons, en outre, par David Liss, le directeur artistique du musée d’art contemporain de Toronto, que Brown a détruit la captation vidéo qu’il avait réalisée de son méfait. Brown s’est fait connaître en vandalisant des œuvres célèbres, pourquoi désire-t-il taire maintenant la performance qui lui a été la plus difficile à accomplir, alors que la dernière œuvre de Duchamp est la plus à même d’accueillir une telle « profanation » ? Étant donnés est en effet une œuvre conviant le spectateur à un tel acte, et cela de façon manifeste.
Le cas Jubal Brown
Selon Jean-Michel Rabaté, les raisons du
mutisme de Brown seraient à rechercher dans la généalogie de la dernière œuvre
de Duchamp, Étant donnés : 1 – La
chute d’eau, 2 – Le gaz d’éclairage[13] :
alors qu’il était aux États-Unis avec Man Ray, Duchamp aurait rencontré le
chirurgien et millionnaire George Hodel, le meurtrier présumé du Dahlia noir.
Man Ray était un proche de George Hodel et il a photographié des orgies que
Hodel réalisait dans sa forteresse à Los Angeles.
En 1947, le meurtre sadique de la jeune
Elizabeth Short, surnommée le Dahlia noir, avait défrayé la chronique et des
photographies présentant les tronçons découpés de son corps avaient été publiés
dans tous les tabloïdes américains[14].
Duchamp, grand amateur de romans policiers et admirateur inconditionnel du
divin marquis, comme nombre de surréalistes, se serait servi de ces clichés
pour réaliser le corps nu de la femme, les cuisses ouvertes et le sexe rasé,
pour Étant donnés.
En 2001, Jubal Brown ne
pouvait pas connaître le lien entre la dernière œuvre de Duchamp et le corps
atrocement mutilé du Dahlia noir, puisque le livre de Steve Hodel, Black Dahlia avenger, incriminant son
père George Hodel dans le meurtre d’Elisabeth Short, ne sera publié qu’en 2003[15].
Et, pourtant, lorsque le spectateur regarde à travers les trous de la porte
vermoulue placée au musée de Philadelphie, il peut avoir l’impression d’assister
à une mise en scène macabre. Très tôt, d’ailleurs, certains critiques et
commentateurs ont repris l’idée que
l’installation de Duchamp était une exploitation sensationnaliste ou
pornographique d’un crime ; c’est ce que corrobore aussi Rabaté dans son essai[16].
Duchamp a aussi été influencé
par l’œuvre de l’écrivain anglais De Quincey et, notamment, De l’assassinat considéré comme un des
Beaux-Arts que les surréalistes avaient lu et qui figure en bonne place
dans L’anthologie de l’humour noir d’André
Breton. Selon Rabaté, cet essai noir de De Quincey est, de par son caractère
paradoxal, l’une des influences majeures de notre modernité, parce qu’il
présente un hiatus, une dichotomie entre l’éthique et l’esthétique, l’art et la
vie. Pour le narrateur de De l’assassinat
de de Quincey, en effet, après qu’une affaire criminelle a été résolue et que
le meurtrier a été jugé, le lecteur de faits-divers cherche, consciemment ou
non, à apprécier des qualités dramatiques de l’histoire policière : « La victime a été tuée, écrit à ce
sujet Rabaté, elle ne peut être ressuscitée, il n’y a plus rien à faire. Reste
à voir si notre intérêt peut s’éveiller et par exemple si l’on peut en tirer un
récit. »[17] Duchamp, selon Rabaté, prenait
à la lettre le texte de de Quincey et concevait le meurtre comme un art à part entière,
avec ses propres règles, ses artistes et ceux qui étaient passés maîtres du
genre. Selon lui, George Hodel en était, au sortir de la seconde guerre
mondiale, le maître incontesté, comme Sade, Staline ou Gilles de Rais furent,
pour Bataille, des hommes ayant atteint à la Souveraineté[18].
Le mutisme de Jubal Brown,
après son acte de vandalisme sur Étant
donnés, pourrait se lire, en l’occurrence, par le sentiment panique qu’il a
eu d’assister à une scène primitive : observant derrière des lunettes à
infrarouge le corps nu et ouvert du diorama de Duchamp, il n’aurait pas pu saisir si
celui-ci simulait la vie ou bien la mort, si la femme offerte là par Duchamp était
un corps ou un cadavre. « Brown, écrit à ce sujet Rabaté, a dû être pris
d’une peur panique en regardant le corps du mannequin étendu derrière la
porte. Portant des lunettes à infrarouge, le mannequin aurait eu pour lui
un rayonnement rouge et jaune, celui précisément d’une source de chaleur propre
au corps humain vivant.»[19] La
thèse selon laquelle Brown a été le jouet d’une hallucination paraît, en effet,
vraisemblable. Un effroi, puis une hantise comparable à celle de Brown, dut
prendre Dostoïevski, quand il vit pour la première fois le Christ en état de
putréfaction du retable d’Issenheim : être indécis et demeurer dans
l’indécision, ignorer si ce que nous désirons et qui nous fait face – que cela soit
dieu, notre mère ou le corps d’une femme – est vivant ou mort. Ressentir alors la
chute de ce qui nous fait homme, en revenir, en un souffle, à cet état
d’indifférence des premiers hommes
face à la mort de leurs congénères, et qui correspond à l’expérience mystique
la plus ancestrale, expérience qui n’est pas celle de la mort, de dieu ou du
tao, mais l’expérience de la Chair. L’expérience mystique est œuvre de Chair
qui nie au savoir et à la civilisation ses fondements, et cela, dès les débuts
de l’Histoire.
« C’est que vous ne
connaissez pas le sens profond du rite. » - Les larmes d’Éros
Dans Les
larmes d’Eros, Georges Bataille a fait de la conscience de la mort et du
devoir de sépulture l’origine de notre humanité, mais aussi celle de l’érotisme.
Or, les hommes célestes, décrits deux mille ans plus tôt par le philosophe
taoïste Tchouang-tseu dans nombre de ses récits, paraissent lui rire encore au
nez aujourd’hui. Cette confrontation de deux textes, l’un du philosophe taoïste
et l’autre de Bataille, séparés qu’ils sont par plus de deux mille ans, m’obsède
depuis dix ans maintenant, et je n’ai, naturellement, jamais lu personne qui la
fasse.
À propos du devoir de
sépulture, Tchouang-tseu dans son Œuvre, écrivit
un récit qui confronte l’esprit du ciel, ou tao, à celui de la civilisation,
représentée dans ses écrits par Confucius. Je reproduis ici dans son
intégralité le texte de Tchouang-tseu qui m’a toujours troublé :
« Tseu Sang-hou, Mong tseu-fan et Tseu-K’in-tchang allaient nouer
amitié, en proposant : qui peut garder son indépendance et agir
indépendamment des autres, qui peut s’élever dans le ciel, se promener
au-dessus des nues, errer dans l’infini, oublier sa vie et sa mort ?
Les trois hommes se
regardèrent en riant, tombèrent d’accord et furent amis.
Peu de temps après, Tseu Sang-hou
mourut. Avant qu’on ne l’enterrât, Confucius apprit la nouvelle et envoya son
disciple Tseu-kong pour seconder les funérailles. Quand Tseu-kong arriva, l’un
des deux amis du défunt composa une chanson que l’autre accompagna avec le
luth ; tous deux chantèrent :
Ah ! notre cher Tseu Sang !
Ah ! notre cher Tseu
Sang !
Tu retrouves déjà ta vraie nature,
Nous deux restons encore des
hommes.
Tseu-kong s’approcha
rapidement des deux hommes et leur dit : « Est-il conforme au rite de
chanter en présence d’un cadavre ? »
Les deux hommes se regardèrent
en riant et répondirent au visiteur : « C’est que vous ne connaissez
pas le sens profond du rite. »
Tseu-kong retourna vers
Confucius, lui fit part de ce qu’il avait vu et lui demanda : « Quels
sont donc ces deux hommes ? Ils sont sans éducation et sans tenue. Ils
chantent devant un cadavre et leurs visages restent impassibles. Leur conduite
est inqualifiable. Qui sont-ils donc ?
- Ces deux hommes, dit
Confucius, vivent en-dehors de notre monde, tandis que moi je vis au-dedans.
Entre le dehors et le dedans, il n’y a point de contact. J’ai été stupide de
t’envoyer leur présenter mes condoléances. Ils sont les compagnons du créateur
et ils sont unifiés à l’énergie cosmique. Ils considèrent la vie comme une
tumeur ou une grosseur et la mort comme sa percée ou son ouverture. Comment
peuvent-ils savoir ce que sont la mort et la vie, le passé et l’avenir ? Ils
vivent sur d’autres éléments dont ils composent pourtant leur propre substance.
Ils oublient leur foie et leur vésicule biliaire ; ils négligent leurs
oreilles et leurs yeux. Les fins et les commencements se répétant indéfiniment,
ils ne connaissent pas leur origine première. Ils vont librement hors de la
poussière de notre monde et trouvent leur plaisir dans le non-agir. Comment
pourraient-ils se soumettre aux rites qui ne satisfont que les yeux et les
oreilles des hommes ? »[20]
« C’est que vous ne
connaissez pas le sens profond du rite ! C’est que vous ne connaissez pas
le sens profond du rite ! », semblent encore chanter, pour moi,
Mong-tseu fan et Tseu-K’in-tchang sur la tombe de Bataille à Vézelay. Ayant
oblitéré la connaissance de la mort et leur nombril même ne leur évoquant plus
leur mère, les hommes célestes ont-ils encore conscience de l’érotisme et de
l’amour, contrairement à ce que Bataille, dans Les larmes d’Eros, pourrait nous faire penser ? Oui, sans
doute, oui, naturellement, car l’homme céleste a vécu dans une famille et dans une
société humaine ; Mong-tseu fan et Tseu-K’in-tchang ne sont pas des enfants
sauvages, ils parlent, chantent et répondent à Tseu-kong, le disciple de
Confucius ; ils désirent donc charnellement comme des hommes, mais leur
connaissance de la mort et de l’érotisme n’est plus achoppée à une origine, à
un récit de formation ni à une histoire humaine. Libre d’origine, l’amour comme
l’homme, sa naissance comme sa mort, peuvent être inventés librement pour eux.
Parce que tout dans l’univers est œuvre de Chair, désir de la Chair hors des
cycles sociaux.
Or, cette forme d’amour, que
l’homme céleste invente hors les rites, cette forme, qui est celle de la horde
primitive, est proche du Corps Sans Organe que Deleuze et Guattari ont décrit
dans Mille Plateaux : amours monstres, somme toute, qui ne se
limitent pas, qui ne peuvent se limiter à l’amour éprouvé de l’homme et de la femme
à égalité l’un de l’autre, tel qu’il a été inventé au Moyen-Âge avec le roman
courtois : Amours monstres, de celles décrites par Gherasim Luca dans L’inventeur de l’amour, cherchant vaille
que vaille à libérer l’homme des ornières amoureuses tracées par l’Histoire. Toute
forme d’amour courtois amène avec lui la conscience de la mort propre à la
communauté des amants qu’a décrit Blanchot dans sa Communauté inavouable ; elle finit au service rendu au mourant
par l’amant, au mausolée qu’a bâti Tristan à Iseult, comme à la conception
pathétique présentée dans L’amour, le
dernier film de Mikaël Hanneke.
Dans L’amour de Hanneke, le comédien Jean-Louis Trintignant transforme,
dans un appartement hausmannien à Paris, la chambre où se trouve le corps de sa
femme en mausolée de fortune. Après avoir déposé des fleurs sur le lit où gît sa
défunte, Trintignant clôt hermétiquement la chambre avec du ruban adhésif,
puis, dans le couloir, attrape un pigeon égaré pour le manger. Voilà donc ce
qu’est l’amour pour le professeur Hanneke – car il s’agit bien, pour Hanneke,
de nous montrer ce qu’est l’Amour ;
il n’y en a qu’un seul, pour lui, qui se termine en farce ! La vie, pour
Hanneke, l’amour n’est qu’un, monogame et courtois, monomane et courtaud.
La communauté des amants – que
ce soit celle de Blanchot ou de Hanneke –
a toujours pour forme le couple duel : un homme et une femme, pas un (le
narcissisme) ou trois, ou dix, les amours papillon, omnigames ou libres
n’existent pas : un homme et une femme se captivent donc eux-mêmes, ils se
capturent au point d’accepter de vivre prisonniers l’un avec l’autre au même
endroit. Une telle forme amoureuse se termine donc comme elle se doit : un
vieillard décrépit se faisant cuire un pigeon après avoir fermé la tombe de sa
femme avec du scotch… Mieux vaut alors les rires blancs de Mong-tseu fan et de Tseu-K’in-tchang
devant la dépouille de leur ami, les jets d’acide d’un Bohlman ou le simulacre
de sacrifice de Duchamp derrière une porte, mieux vaut les excès charnels de la
horde primitive à l’épée séparant les corps de Tristan et Iseult.
Et l’on voit maintenant que
des liens se tissent entre le simulacre de sacrifice que Bataille avait proposé
à la communauté d’Acéphale et celui proposé par Duchamp dans Etant donnés : c’est toujours le
corps d’une femme qui semble sacrifiée, et, derrière cette femme, c’est
toujours la Mère sacrifiée par la civilisation. Un tel sacrifice – tout
symbolique qu’il nous paraisse aujourd’hui – marque un passage entre un état
d’indifférenciation individuelle et sexuelle à des différences marquées, comme
aux interdits qui structurent les groupes, dont le premier est celui de
l’inceste. L’homme céleste décrit en Chine par Tchouang-tseu à l’époque de
Périclès est, en l’occurrence, un individu ayant choisi délibérément d’en
revenir à un état parasite, état que l’on retrouve dans les tribus « primitives ».
Nombre d’ethnographes ont en effet souvent noté dans les sociétés
« primitives », le primat du couple sur l’individu et même l’absence
de la notion d’individualité.
Dans son étude sur les
Guakaris, hordes indiennes du Paraguay qui sont sans doute le groupe humain le
plus arriéré du globe, Jehan Vellard écrit : « La notion du petit
groupe paraît plus forte que celle de la personnalité. Le vocabulaire révèle
aussi cette tendance. Les personnes sont peu marquées dans les verbes et les
pronoms très peu usités. La base de la numération, qui d’ailleurs ne dépasse
pas quatre, n’est pas un, l’unité,
l’individu, mais deux, le couple au
sens littéral et brutal du mot, être accouplé ; l’unité se rend par un
négatif, littéralement : qui n’est pas accouplé. »[21]
Ainsi, ce qui est anormal,
pour les Guarakis, est ce qui se tient debout et ne peut donc s’accoupler,
l’anormal est ce qui laisse vacante l’œuvre de Chair.
Maurice Leenhardt, dans le
livre qu’il a consacré aux indigènes de la Nouvelle-Calédonie, les Canaques,
qui représentent un des types les plus anciens de l’humanité, fait des observations
analogues à celles de Vellard[22].
Dans son avant-dernier chapitre intitulé « Le couple et l’unité »,
Leenhardt nous dit que le langage du Canaque est très imprécis quand il s’agit
du nombre singulier, alors que les termes qui expriment deux et la dualité sont
clairs et nombreux[23].
Or, ce que montrait déjà
Tchouang-tseu bien avant Bataille, c’est que l’individu cultivé peut choisir
délibérément d’atteindre un état de régression qui le mettra au niveau de la
horde, de celui qui place l’être deux, duel et divisible avant l’individu
marqué par le Je : un nous, qui est celui de la copule et du couple, placé
avant le je qui marque la personne à part entière et permet à l’homme de se
dire.
Le Je peut redevenir alors un
parasite sur le corps de la Mère, un nourrisson connaissant le sens profond des
rites funéraires et leur inanité face au réel. Pour le réel, ou le Ciel pour
Tchouang-tseu, ni la naissance ni la mort n’existent, tout est et demeure
indéterminé, le temps ne marque aucun passage, pas même celui des
saisons ; il n’y a aucune origine ni aucune fin, ni naissance ni
mort : la Mère et l’individu forment copule : soit la Chair, et cette
chair est immanente, et nous en faisons tous partie, malgré ce que l’homme ou
le Saint voudrait nous faire croire. Or, une telle vérité est inadmissible
autant pour l’antiquité chinoise et Confucius que pour nous. Face à la Chair,
la mort n’existe pas, le sacrifice n’existe pas plus, sauf pour les vivants qui
y participent.
Or, voici où se trouve le
paradoxe :
En présentant un simulacre de
sacrifice comme Bataille et Duchamp l’ont fait, celui-ci marque davantage les
esprits des communiants que s’il était réel, car il est singulièrement plus
proche de la Chair, pour qui toute vie comme toute mort est illusoire.
Le sacrifice de la Mère sera
donc simulé, et c’est en ce sens qu’il garde un caractère esthétique. Et, plus
l’écart entre l’éthique et l’esthétique sera réduit, plus la frontière entre
l’art et le crime sera infime, plus l’œuvre obtiendra d’aura, plus une
communion d’ordre intime sera possible avec elle.
[1]
Blanchot écrit exactement le contraire de ce que j’amorce ici, et cela dès les
premières pages de La communauté inavouable… lacérer donc
ici le texte de Blanchot sur les communautés humaines, en espérant que son
original se perde ; émettre aussi l’espoir, à tout le moins paradoxal,
que, un jour, la Vénus à son miroir soit
prise pour être un tableau du vandale Hans-Joachim Bohlmann et non de Velázquez.
Selon Bataille, écrit Blanchot : « La communauté n’est pas le lieu de
la Souveraineté. », elle n’est pas nescience partagée par ses membres, à
savoir l’oubli ou la négation de ce qui nous forme et forme le sort commun,
mais, bien au contraire, la conscience échangée du destin entre les membres
d’une communauté : conscience de notre naissance, de ce segment de
parcours avec la mort au bout, mais, surtout, la conscience lucide de la mort
au bout, et du service que l’on doit au mourant, service rendu par l’échange
intime des paroles dernières. Blanchot se répète même à ce propos, il insiste
sur cet abandon sans limite et sans œuvre qui est pour lui l’essence même de la
communauté. Pourtant, relisant son passage sur la communauté d’Acéphale, nul
doute que le sacrifice ébauché d’une femme, victime consentante – que celle-ci
soit Laure, la compagne de Bataille, ou bien Bataille, ou bien Laure et
Bataille dans le même temps – nul
doute que le sacrifice ébauché, de
nuit et dans une clairière, l’absurdité voulue d’un tel geste par Bataille
l’exposait à une régression proche de celle éprouvée par le croyant authentique
lors de la liturgie de l’eucharistie, ou du shooting de l’écrivain américain
William Seabrook assistant à Haïti à des rituels vaudous ; Bataille cherchait,
malgré tout, à se perdre.
[2] En
revenir ici à L’homme et le sacré de
Roger Caillois qui était membre d’Acéphale,
à ce passage du monde profane (le lieu de la tribu), dans l’ouvrage de
Caillois, au monde sacré (la forêt, ses animaux mais aussi les esprits). Le
sorcier, le medicine man serait l’homme du passage, sa sainteté serait
nécessairement souillée par son commerce avec les esprits rencontrés hors des
limites du village tribal. La cérémonie du sacrifice, par le sorcier dans le
village, représenterait alors symboliquement le passage du monde sacré au monde
profane, et, comme tel, comme appel d’air entre deux mondes que tout oppose, il
renverrait nécessairement à la Souillure.
[3]
Lire, à ce propos, l’œuvre de l’anthropologue américain Lewis H. Morgan reprise
par Engels dans L’origine de la famille,
de la propriété et de l’état. Morgan (1818-1881) est le premier
anthropologue à aller sur le terrain ; il vécut parmi les Iroquois et
découvrit les trois stades principaux de l’évolution des sociétés
humaines : l’état sauvage, la barbarie et la civilisation. En étudiant le
système de parenté iroquois et le comparant à ceux des autres sociétés et
civilisations, Morgan apporta la preuve que les premiers stades de la famille
humaine étaient gérés par les femmes dans le matriarcat et que les interdits
d’ordre sexuel étaient des inventions culturelles qui ne furent posés que
progressivement. Il trouva en vigueur, dans l’ethnie iroquoise qu’il étudia, un
système de parenté qui était en contradiction avec les rapports de famille
réels. Engels écrivit à propos du système familial iroquois analysé par
Morgan : « Chez eux régnait ce mariage conjugal, facilement
dissoluble de part et d’autre, que Morgan désigne par le terme de
« famille appariée » (paarungsfamilie).
La descendance d’un tel couple était donc patente et reconnue par
tous ; il ne pouvait y avoir de doute sur les personnes que devaient
désigner les titres de père, mère, fils, fille, mère, sœur. Mais l’usage
[effectif] de ces termes contredit cette constatation. L’Iroquois n’appelle pas
seulement du nom de fils et de fille ses propres enfants, mais aussi ceux de
ses frères ; eux, de leur côté le nomment leur père. Par contre, il
appelle « neveux » et « nièce » les enfants de ses sœurs
qui, eux, l’appellent leur oncle. Inversement, l’Iroquoise appelle non
seulement ses enfants, mais aussi ceux de ses sœurs, « fils » et
« filles », et ceux-ci l’appellent leur mère. […] Et ce ne sont pas
seulement des noms vides de sens, mais bien les expressions d’idées
effectivement régnantes sur la proximité et l’éloignement sur l’égalité et
l’inégalité de la parenté consanguine ; et [ces conceptions] servent de
base à un système de parenté complètement élaboré, capable d’exprimer plusieurs
centaines de parenté différents pour un seul individu. Qui plus est : ce
système n’est pas seulement en vigueur chez tous les Indiens d’Amérique (on n’y
a trouvé jusqu’ici nulle exception), mais il règne sans changement chez les
aborigènes de l’Inde, chez les tribus dravidiennes du Dekkan et les tribus
Gauras de l’Hindoustan. Les noms de parenté concordent encore de nos jours,
pour plus de cent rapports de parenté différents, chez les Tamouls de l’Inde
méridional et les Iroquois Senecas de l’Etat de New York. Et chez ces tribus
hindoues comme chez tous les Indiens d’Amérique, les rapports de parenté tels
qu’ils résultent de la forme de la famille en vigueur sont en contradiction
avec le système de parenté. » Lewis H. Morgan est donc le premier à en
avoir induit l’origine préhistorique de la famille et l’écosophie du communisme
primitif. Par recoupements successifs et comparaisons avec les autres systèmes
de parenté mis en place dans les sociétés humaines put être retracée l’origine
familiale de l’espèce humaine. Il faut noter encore que, curieusement, le nom
de Morgan ne figure pas à la place qui lui est due dans l’anthropologie
française et qu’il faut, pour un étudiant français, aller dans une chaire
d’anthropologie américaine pour qu’il se fasse une idée de l’importance de son
œuvre.
[4] E. Armand, La révolution sexuelle et la camaraderie
amoureuse. Editions La Découverte, coll. « Zones », (Première
édition, 1934). url : http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=92
[5] Richard Martel, Art-action. Les presses du Réel,
Dijon : 2005.
[6] Genesis Breyer P.-Orridge, Thee Psychic Bible. La Bible Psychique. Editions Camion
noir, 2010. Traduction, Jean-Pierre Turmel.
[7] « Occulturer »
signifie le passage de l’ésotérique propre au mystère à l’exotérique, elle est
par elle-même ce passage du sacré au profane, comme marque de la souillure. À
noter un fait important ! Il n’y a pas de volonté morbide propre au
messianisme chez Genesis Breyer P. Orridge ou sinon celui du Superdada Baader,
un poète dada allemand dont Richard Huelsenbeck chantait déjà, durant la
première guerre mondiale, les résurrections (voir, à ce propos les critiques de
Huelsenbeck sur les activités dada de Baader dans l’almanach dada republié aux
Presses du Réel en 2005 ) Ainsi, comme pour l’activité situ de Debord, lorsque
l’activité du groupe TOPY a été prise au sérieux par les médias, lorsque
l’activité politique ou religieuse de P.-Orridge a été considérée comme étant
une gnose par le Spectacle et que le sérieux a pris le pas sur le ludique et le
subversif, le chanteur de Psychic TV a quitté TOPY et cherché à démanteler le
réseau qu’il avait initié. Mais certains gourous, certains naïfs se sont servis
de son nom. Il faut voir les activités de P. Orridge comme un jeu et une quête
du plaisir qui passent pour lui par ce leitmotiv de « La lettre du
voyant » de Rimbaud : « Je est un autre » Son influence est
proche de l’esprit de dérision des parodies messianiques de Baader ou, plus
proche du nous, de la parodie de sectes américaine, The Church of the
Subgenius, dont Bob, le portrait du neveu idéal, la pipe aux lèvres, est le
messie.
[8] Les luttes de Voïna, des
Pussy Riot en Russie et du groupe Femen
sont, à ce propos, manifestes, comme les discours machistes et homophobes d’un
Poutine. Lire aussi, à ce propos, Françoise
Héritier, Hommes,
femmes : la construction de la différence, Paris, Édition Le Pommier,
2010
[9]
« À l’époque où régnait la vertu parfait, écrit dans son Œuvre Tchouang-tseu, les hommes
marchaient posément. Leurs regards étaient droits. En ce temps-là, il n’y avait
ni sentier ni chemin dans les montagnes, ni bateaux ni ponts sur les eaux. Les
hommes se multipliaient et vivaient à l’endroit même où ils étaient nés. Les
oiseaux et les quadrupèdes se groupaient ; les herbes et les arbres
croissaient librement. Une mince attache suffisait pour amener ces animaux à la
promenade. On pouvait grimper jusqu’au nid des corbeaux et des pies pour les
observer. »… Ainsi, à deux mille ans d’intervalle, l’état de nature de
Rousseau fait écho à l’époque, décrite par Tchouang-tseu où l’homme céleste
vivait ; soit l’époque du proto-agricole.
[10] Lire à ce propos
l’article de Bruce Barber dédié à l’œuvre de Jubal Brown, « La blague de
Jubal Brown : la souveraine conscience de l’insubordination »,
url : http://www.erudit.org/culture/inter1068986/inter1104344/46173ac.pdf
[11]« Art & vandalism : the silence of Jubal Brown », Interview d’Esther Dowley par Mike Hammel, The Kakophonie, publié par Broken Dimanche Press, Berlin : 12 janvier 2011.
[12] Ibid.
[13] Étant donnés : 1- l’art 2- Le crime : la modernité comme scène de crime, Jean-Michel Rabaté, Les presses du réel, « L’espace littéraire ». 2010 : Dijon. P. 75.
[14] Dans Le Dahlia noir, James Ellroy a donné une description conforme aux détails fournis par l’enquête policière :
« C’était une jeune fille dont le corps nu et mutilé avait été sectionné en deux au niveau de la taille. La moitié inférieure gisait dans les mauvaises herbes à quelques mètres du haut, jambes grand ouvertes. Sur la cuisse gauche, on avait découpé une large portion de chair et la taille tranchée au sommet de la toison pubienne courait une entaille longue et ouverte. Les deux lèvres de peau étaient retroussées : il ne restait rien dans la plaie béante… » Le Dahlia noir, traduit par Freddy Michalski, Paris : Rivages/Noir, 1990. P. 103.
[15] Steve Hodel, Black Dalhia Avenger, The True Story, New York, Arcade Publishing, 2003.
[16] Étant donnés : 1- l’art 2- Le crime – La modernité comme scène du crime : « Et si la jeune femme dont on peut, dont on doit épier le corps nu était un simple cadavre ? Le soupçon est possible. Ceci est confirmé par les premières réactions des spectateurs lors du dévoilement de l’œuvre à Philadelphie, en juillet 1969. En première page du Philadelphia Inquirer du 8 juillet 1969, sous un titre disant : « Ressemble à un cadavre », ces déclarations de témoins : « C’est horrible à voir, dit l’habitant de Philadelphia, Gini Stephens. Je ne peux dire que ceci. J’aimais bien sa première période, mais c’est allé de pire en pire. » Le compagnon de Melle Stephens… annonçait que ce corps étendu sur le dos ressemblait aux cadavres sur lesquels il avait pratiqué des dissections et autopsies, quand il était étudiant en médecine. Un autre habitant de la ville, Arthur Zbinded, pensait que cela s’approchait de la pornographie… ». P. 52
[17] Ibid. P. 9
[18] Bataille, La souveraineté. Editions Lignes, Paris : 2012.
[19] Étant donnés : 1- l’art 2- Le crime – La modernité comme scène du crime P. 109.
[20] L’œuvre complète de Tchouang-tseu, Le grand livre du mois. 1997. Unesco : 1969, pour la traduction française. Traduction Liou Kia-Hway. Pp. 173-174.
[21] J. Vellard, Une civilisation du miel. Gallimard, coll. « L’espèce humaine », Paris : 1939. P. 120
[22] M. Leenhardt, Gens de la Grande-Terre. Gallimard, « L’espèce humaine », Paris : 1937.
[23] Voir aussi ce que le psychologue René Zazzo déduit de la notion floue d’individualité propre aux hordes « primitives » pour la psychologie des jumeaux. R. Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, Puf, « Quadridge », Paris : 2005.
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