JR
à Sue Ellen, On ne voit pas le cœur de
l’homme. Oui, J., dit Sue. JR
reprend, On ne connaît pas le cœur de
l’homme. Oui, J., dit Sue. Comment je
peux connaître le cœur de mon prochain ? reprend-il en direction de sa
moitié. Comment se révèle-t-il ?
Comment dévoiler ce qu’il éprouve vraiment, haine ou amour, et déceler le
simulateur ? Je sais pas, dit-elle, mais, lui ne l’entend pas. Les détecteurs de mensonges ? Les Caractères de La Bruyère ? Les portraits des grands hommes brossés par
Plutarque ? Une méthode ? La méthode ? On commence par
des questions anodines pour savoir qui est l’assassin dans Cluedo. Une pause. – Comment fais-tu, toi, Sue ? Elle boit
cul sec un verre de whisky et répond, Je
sais pas. Il reprend. Commencer par
des questions anodines, puis aiguiller l’interrogatoire du suspect sur le fond
du problème : « Avez-vous un congélateur de la taille d’un
homme ? un port d’armes ? un pic à glace ? Où étiez-vous le 25
novembre 2011 à neuf heures quarante-cinq du matin ? Portez-vous des
chaussettes de laine et un tricot, l’hiver ? » On se sert des Caractères
de La Bruyère ou du détecteur de
mensonges pour déceler le simulateur...
Je m’en fous, murmure Sue…
La méthode donne quelque fois des résultats, poursuit JR, l’on
peut trouver, avec elle, l’assassin dans Cluedo. Il faut avouer pourtant que la justice se trompe souvent, mais est-ce
que l’on connaît une autre méthode, Sue ? Sue boit un coup, puis
repartit à J., Non. ̶ Non ? redemande JR. ̶ Non,
répond Sue, je sais pas, je bois, c’est
tout, c’est ma fonction ; ma fonction est d’être la femme battue de J.R.
et qui boit d’un feuilleton de Dallas
à l’autre pour oublier ! Mais J.R. ne l’écoute pas, il parle pour lui-même,
pour un autre JR, derrière l’ombre de Sue…
Le
nombre d’erreurs de justice, Sue ! Oui, J, dit Sue. Le nombre d’erreurs de justice, Sue ! ̶ Alors, si la justice se trompe pour les
crimes de sang, comment, dans un domaine pourtant moins tragique, l’amour, comment
puis-je faire pour savoir si tu m’aimes ? Tu serais un monstre
d’indifférence, Sue, et je n’en saurais rien ! Nous n’avons que les
preuves d’amour, disent nos Pères, les propos de sa moitié, un « Je
t’aime. »…
̶
Je t’aime, dit alors Sue
ironiquement. Répète, réplique JR. Je t’aime, reprend Sue. ̶ Je t’aime, je t’aime ! répète JR, rien, en somme, et on en est là depuis la
nuit des temps, faute d’une fenêtre qui ouvre sur nos cœurs !
Alors, puisque nous ne sommes pas transparents, puisqu’on ne voit pas
son cœur, on s’invente des romans, on s’illusionne, on machine, on ménage, on
copule, on couple. Voilà, c’est tout ! Sue se tait, se ressert un verre, boit cul sec, là. On couple, répète J.R...
Sais-tu
le nom du dernier des dieux romains, Sue ? Elle se tait, s’en ressert
un autre, boit cul sec, là. Sais-tu le
nom du dernier des dieux romains, Sue ? Elle se tait, boit cul sec,
là. ̶ Momus, c’est le nom du dernier dieu
romain : Momus. ̶ C’est bien, marmonne
Sue, j’aurais appris quelque chose dans
ma journée… J.R. reprend, Un dieu qui
ressemblait aux bouffons des rois au Moyen Âge avec leur marotte, leur bonnet
tricorne, leurs grelots et un sourire méchant. Momus, le fou des dieux, né à
l’époque de la Rome néronienne, alors que les premiers chrétiens servaient les
bûchers des avenues romaines et les fauves du cirque. Un fou révélant aux dieux
leurs quatre vérités et qui servira encore, au seizième siècle, à Giordano Bruno
pour en finir avec le monde médiéval dans Expulsion de la bête triomphante ̶ Sue Ellen, là, face au public (en aparté), J.R. est cultivé, à n’en pas douter !... ̶ Donc, Momus va voir Jupiter pour lui parler
de sa créature, l’homme. Tu en es fier ? demande Momus à Jupiter le plus
grand des dieux. Tu es fier de l’homme, ta créature ? Oui, lui répond
Jupiter, je suis assez content de cette vieille invention, elle est
épatante ! Quelle ingéniosité ils ont, je trouve ! Ils survivent
depuis la nuit des temps, mais ils s’en sortent toujours ! – Pfffff !
mugit alors Momus. Pfffff ! Comment peux-tu ? Tu es donc aveugle ?
Quoi ! s’exclame Jupiter, mécontent d’être ainsi importuné par le
dernier-né, le cadet des dieux du panthéon antique, mon invention ne te plaît
pas ? Qu’est-ce que tu lui trouves ? Alors, Momus répond,
péremptoire, Jupiter, il manque à ta créature une fenêtre sur son corps, en
haut à gauche du plexus, lui permettant de voir son cœur et le cœur de son
voisin. Voilà ce qu’il dit Momus à
Jupiter ! il ne manque pas d’air ! Si tout va mal dans la société des
hommes, c’est qu’aucun d’entre eux n’est capable de voir son cœur. Dès lors, ta
créature ne peut faire autrement que de se tromper de femmes ou de tromper sa
femme. Parler d’amour ou écrire sur l’amour, comme le font les poètes, c’est
totalement vain ! Fondamentalement, l’homme ne peut pas parler d’amour, il
ne sait pas ce que c’est ! Qu’est-ce
que l’amour pour lui ? Un sentiment ? Un état ? Un gaz diffus ?
Une marotte ? Et son cœur ? C’est quoi, son cœur ? Une pompe
distribuant le sang dans son organisme ? C’est ça le cœur ?
Alors, Jupiter, irrité, n’en pouvant mais du Momus, le puîné des dieux,
lui répond... Jupiter lui répond, C’est bien, le petit dieu, le nouveau, tu
as de la répartie. Alors, puisque tu es le dernier de mon panthéon et que nous
sommes tous les deux à la fin de notre règne sur Terre, avant l’arrivée d’Attila
et des Huns, avant de crever devant l’ère chrétienne, je te fais un cadeau : je t’autorise à inventer un
homme nouveau. Invente, si tu le souhaites, un homme avec une fenêtre sur le
coeur. Bientôt, Rome sera mise à sac et nos temples seront désaffectés, bientôt
nous ne serons plus qu’un vague souvenir pour eux. Je te donne le pouvoir de créer l’homme
transparent, celui qui verra son cœur ; Vulcain dans ses forges t’aidera
pour l’occasion.
Qu’est-ce que je risque à te donner ce
pouvoir ? Rien, nous allons bientôt mourir tous les deux, alors qu’est-ce
que j’en ai à foutre maintenant ? Eh oui, Momus ! Même les dieux
meurent un jour ! C’est ainsi. Mais, moi, vois-tu, je resterai dans la
mémoire des hommes comme le père des dieux, ils liront ma vie et mes aventures
dans leurs écoles, tandis que toi, personne ne se rappellera de toi ! Tu
es arrivé trop tard, Momus ! Edifie l’homme transparent, je m’en lave les
mains maintenant. Edifie-le ou laisse l’homme l’édifier pour lui même. Je te
donne même le droit de lui révéler qu’il est le maître de son destin, comme
Prométhée lui a donné le feu. Montre-lui son cœur. ̶ Sais-tu
quoi ? Les hommes sont incapables de se prendre en charge eux-mêmes, ils n’en
ont pas les couilles ! Ils préféreront ignorer qu’ils sont des dieux, ils
se mettront la tête sous la terre, comme des autruches, pour ne pas entendre
qu’ils peuvent s’inventer des cœurs et des amours singulières et monstrueuses,
comme nous en inventons pour nous-mêmes. Il n’en veut pas de son cœur, l’homme,
conclut Zeus, c’est un lâche ! Laisse-le où il est, t’emmerdes pas avec
ça…
À cet instant, Sue Ellen est
prise d’une crise de rire. Pourquoi tu
ris ? lui demande JR. Elle n’en peut plus, Sue Ellen, elle pisse dans
sa culotte, elle est incapable de se retenir. Pourquoi tu ris ? répète JR. Pourquoi tu te roules par terre comme cela, convulsivement ? Sue Ellen se roule, en ce
moment, littéralement, sur le tapis persan… Qu’est-ce que tu es drôle ! s’exclame-t-elle. « Ils sont incapables de s’inventer un destin ! Les hommes
sont incapables de s’inventer un destin ! », râle-t-elle. J’ignorais que tu pouvais être aussi
drôle ! Mais qu’est-ce que tu as mangé, dis ? Comment tu
parles ? hurle même Sue. Alors, JR s’énerve, il devient furieux, il
ne se maîtrise plus, JR, c'est comme si le diable lui avait pris son corps, et il la frappe à mort.
Lorsque l’ambulance arrive, aux
brancardiers qui la prennent, il dit, Elle
est tombée dans les escaliers. Et les brancardiers tiquent, mais ils ne
bronchent pas, et ils emmènent gentiment Sue Ellen à l’hôpital.
1-2-3 : " Pin-pon-pin-pon-pin-pon !!!"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire