«
Très souvent, on se regarde dans une glace, un miroir de poche, un reflet.
On se regarde, on se regarde. L’image est toujours là. »
Leslie Kaplan, L’excès-l’usine
Michel Journiac. Hommage au Putain inconnu (1973) |
Il n’est qu’à s’intéresser au devenir, après les années 80, du groupe de
Cosey Fanni Tutti et de Genesis P. Orridge Throbbing Gristle, pour saisir, par
le menu, comment une utopie communautaire de la contre-culture peut passer de
la révolution sexuelle à son spectacle, et cela malgré ses protagonistes.
Throbbing Gristle voit le jour en 1976, après l’exposition Prostitution du
collectif COUM, à l’Institut of Contemporary Art de Londres. Après
un débat à la Chambre des communes sur les subventions données à la culture, le
représentant conservateur écossais, sir Tory Nicholas Fairbairn, avait
alors qualifié le groupe de « fossoyeurs de la civilisation » (Wreckers
of civilization) ; l’expression, à l’époque pour le moins polémique dans
la bouche d’un Lord, fut reprise telle quelle dans le Daily Mail. CFT et
GPO avaient alors décidé de concentrer leur activité sur la musique plutôt que
sur la performance artistique. COUM, composé entre autres des musiciens Peter
Christopherson (alias Sleazy) et de Chris Carter, devient Throbbing Gristle (ou
« Pénis turgescent » en français). En 1978, l’écrivain Jean-Pierre
Turmel, à l’origine du label musical Sordide Sentimental, ayant diffusé,
à l’époque, Throbbing Gristle en France, écrivait à son sujet un
éloge critique sous les auspices de Georges Bataille. Selon Jean-Pierre Turmel,
le phénomène Throbbing Gristle correspondait alors à une résurgence moderne des
rites sacrificiels primitifs, ceux-là même que Bataille étudia en anthropologie quarante ans plus tôt :
« Dans les territoires où légalement ces formes codifiées de transgression
du tabou de violence ont disparu, écrit alors Turmel dans son fanzine, se
développent de nouveaux rites de mort et de souffrance, ou du moins se
décuple la publicité les accompagnant. »[1]
« ou du moins », la concession ici est importante. Tout était,
évidemment, faux chez COUM et Throbbing Gristle, le sang, les mutilations
subies ou consenties, la castration ou la mort sur scène : rien n’est
vrai, rien de tragique, sinon sa représentation, comme au théâtre. Nous sommes
dans une mascarade des rituels sadiens. Demeure alors le pourquoi d’une telle
mascarade, que Jean-Pierre Turmel donne à la suite de son article :
« Meurtres rituels, cycliques, guerres tribales, tortures initiatrices,
ont officiellement disparu, mais les nécessités psychologiques
demeurent. »[2] A
travers la musique de Throbbing Gristle, on retrouvait, entre autres, la
fascination de Genesis P-Orridge pour les meurtres rituels de la famille
Manson, cette communauté hippie ayant produit les crimes sadiques commandités
de Charles Manson, et notamment de Sharon Tate, l’épouse du réalisateur Roman
Polanski. Ces meurtres en série mirent un terme au mouvement hippie. Il sembla
alors, à l’opinion publique, que la paix et l’amour étaient des leurres, le
masque des cheveux longs et des chemises à fleurs ne tenait plus. Le punk
surgit alors, qui fut la réponse anglaise au bain de sang commis après le
Summer of love. Dans le quartier de Haight Ashburry, la dope avait déjà fait
son œuvre de destruction, et les plus sincères et les plus affranchis des
résidents de Frisco avaient écouté le poète beat Gary Snyder radoter sur sa Montagne
Blanche, puis ils étaient partis à la campagne, comme Snyder le leur demandait. Il
semblait alors aux affranchis de la côte ouest californienne que plus aucun
mouvement autonome ne pût émerger dans les villes ; il ne restait donc que
les champs, les fermes et la nature, soit le début du mouvement écologique, tel
qu’on le connaît de nos jours. Le punk proclama alors l’Enfer des villes
ouvert : « Si aucun mouvement autonome ne peut réussir dans le monde
moderne, notre mouvement sera hétéronome. », déclara-t-il, et Throbbing
Gristle de renchérir : « Nous représentons la pulsion de mort et le Ça
freudien, tout ce que votre surmoi rejette, nous vous le montrons. » Ici,
la connivence avec le voyeurisme des masses paraissait totale… Personne n’ignore
aujourd’hui que les masses éprouvent de la sympathie et, même, une certaine
fascination pour Fantômas… non pas le masque vert sur le visage de Jean Marais,
mais un vrai tueur en série, celui-là même qui aurait fait revenir l’écrivain
De Quincey sur son Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Et,
comme De Quincey, Throbbing Gristle représentait aux hommes ce qu’ils demandaient :
la mort de l’innocent, l’innocence morte et les derniers mots du condamné à
mort. La dernière période des Trente Glorieuses offrit, avec Throbbing Gristle
et le mouvement punk, L’Enfer de Dante, comme un sas menant au processus
de résilience entamé par les années 80. 1981. Throbbing Gristle splitte, après que Cosey Fanni Tutti a quitté Genesis P-Orridge pour vivre avec le quatrième musicien du groupe Chris Carter. La nouvelle décennie commence à peine, et, avec elle, l’époque du fric et des yuppies. Un an plus tôt, Ronald Reagan devient le quarantième président des Etats-Unis, sous les mandats duquel la pauvreté et la criminalisation des communautés noires américaines flamberont ; Elridge Cleaver, l’ancien porte-parole du Black Panther Party, votera pour lui. C’est l’époque où Mitterrand arrive au pouvoir et où le parti socialiste français commence à trahir les idéaux de Jean Jaurès. 1979 encore : Margaret Thatcher devient la première ministre de Grande Bretagne, le processus de désindustrialisation et l’école de Chicago essaiment en Europe et aux Etats-Unis, après avoir contaminé le Chili de Pinochet et l’Amérique latine. L’époque change. Des disques pirates, des bootlegs de Throbbing Gristle apparaissent alors dans le commerce, avec la bénédiction de Genesis, mais sans que CFT n’ait son mot à dire. En devenant disques pirates vendus à la sauvette, Throbbing Gristle, comme groupe ayant cherché des noises, produit du bruit puis splitté, TG devient alors la représentation de la représentation d’un rite sacrificiel, le biopic d’une forme communielle panique, ayant eu lieu, n’ayant pas eu lieu, soit un enregistrement sonore loin bien loin d’une source sûre, une trace de – L’invention de Morel reproduit maintenant sur l’île Les 120 Journées de Sodome filmées par Sade ou Pasolini, mais la source n’est pas validée et l’enregistrement de très mauvaise qualité, désolé… Please, be patient. We try to solve your problem. Wait a minute still, we try to solve your problem… Bientôt, oui, vous pourrez ôter le voile et voir le visage de Saïs ; l’Histoire demande que l’on prenne son mal en patience, et les robots n’ont jamais été à l’abri d’un bug, vous l’ignoriez ?
Le Game commence ici, pour Cosey Fanni
Tutti, lorsqu’elle a à défendre son droit d’auteur contre son ex-compagnon Genesis
P-Orridge qui tire la couverture sur lui. – Nota : tous les groupes
de musique savent, de nos jours, que, lorsqu’on signe avec un label, il faut
garder, par devers soi, son droit de véto sur les images diffusées. Le
problème, dès le début, c’est que GPO contrôlait tout : la moindre
affiche, le moindre écusson aux armoiries de COUM ou de Throbbing Gristle, tout
devait recevoir l’imprimatur du Maître de Cérémonie GPO. CFT, alors, freinait,
de son côté, la machine GPO, comme une bonne ouvrière consciente des cadences à
fournir, pour parvenir à une marge de profit subséquente que le maître n’aurait
pas. Et la machine GPO n’est évidemment pas une machine-outil, ni une machine
universelle : la machine GPO est le capital constant avec lequel CFT tente
de conserver son image – de conserver, en somme, marque de déférence et marge
de manœuvre, garder sa face, sa quiddité et son ipséité, contre un
électron libre, auteur poète ayant produit, contre vents et marées, une machine
GPO, un poète, oui, qui a toujours et sempiternellement refusé avoir un corps,
une face & une âme, rien que ça ! Machine GPO™ a toujours nié que son corps, son
identité ou son âme, ceux que mère nature ou sa famille lui ont donnés, était
la sienne. Machine GPO™ est le corps sans organe ou CsO d’Artaud, Deleuze &
Guattari, c’est le refus de la création divine du Démiurge par le Gnostique des
premiers siècles de notre ère. On n’est plus là dans un manifeste poétique
publié dans une revue à tirage limité, l’antépénultième lettre du Voyant
rimbaldienne noire sur blanc pour la bohème d’hier et de demain, mais face à un
cri existentiel qui cherche, vaille que vaille, à devenir une revendication politique.
La machine GPO, c’est la lettre du Voyant de Rimbaud, les hétéronomies de
Pessoa, les cubomanies de Gherasim Luca & le cut-up de Burroughs &
Gysin, c’est tout cela en même temps, si vous voulez, mais pris à la lettre.
Dire encore ici, que, lorsque Rimbaud écrit son « Je est un autre »,
il n’écrit pas une poétique, mais une maïeutique, soit une voie vers l’émancipation ;
cela n’a résolument rien à voir avec la littérature. De même, Machine GPO n’est
pas une voie vers l’écriture littéraire ou l'art, mais vers une émancipation possible. Autrement dit, l’agitateur GPO était un gourou ayant eu des bons mais
aussi des (très) mauvais côtés, comme on s’en doute. (Et il faudra, un jour, réviser
ce que Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe ont écrit dans L’absolu
littéraire sur la revue L’Athenaeum des frères Schlegel, soit la
première avant-garde poétique de la période romantique en Europe : L’Athenaeum
était déjà, et avant tout, une maïeutique, soit une recherche de l’émancipation de l’homme
par la poïesis. Il faudra, un jour, réviser nos critères de validité de ce qu'est finalement la poésie).
Génie de l’ouvrière CFT prise avec la machine GPO, sous la chape de
plomb des années yuppies. Face à la souveraineté du nouveau maître en Gnose GPO
et son corps sans organe customisé par William Burroughs, elle en demeure à des
arguments bassement matérialistes et concrets. CFT compte les coups, comme une
ouvrière de base apprend à se défendre de la direction. CFT baisse les cadences
de la machine GPO : face à un contremaître qui surjoue les enfants de
l’art et les poètes maudits, elle sous-joue, elle soujoue, elle revient aux
revendications de base et aux notes prises sur le vif dans son journal des
comptes syndicaux, les dents aussi serrés souvent. CFT, c’est la femmanimale
qui apprend l’économie des moyens en acte, le geste minimal requis, lorsque la
période change, involue, s’inverse, et que, décidément, « il y a quelque
chose de pourri dans le royaume d’Elseneur ». CFT s’adapte, mue, change de
peau : retour au boulier et à la balance donc, un chiffre est un chiffre et un chat un chat. Tout se compte, même la Merveille. CFT, comme science de
Thémis, soit la déesse de la justice céleste chez les Grecs. En 1999, lorsque
sort Wrecklers of civilization, la biographie de Simon Ford sur
l’aventure de COUM et de Throbbing Gristle, elle voit la main de GPO ayant
stipendié un jeune écrivain pour lui faire tenir l’encensoir sur son œuvre. Elle
décide alors d’écrire sa propre version de l’histoire : ce sera Art
Sexe Musique, publié huit ans plus tard, et la machine GPO tombe des nues. Art
Sexe Musique n’est pas de l’art ni de la poésie, l’autobiographie de CFT
est bien mieux : c’est le registre des comptes syndicaux d’une femme ayant
dérivé sur New Babylon et qui revendique son droit d’être payée de
retour par un ex.
Ici, il m’importe moins de jouer les avocats du diable ou les juges
d’instruction entre les deux artistes – qui, de CFT ou de GPO, importe vraiment
peu – que d’essayer de comprendre comment, après les années 60 et 70, une femme
peut se battre pour la Femmanimale qu’elle a été, comment une femme libre et émancipée
affirme qu’elle a fait partie, de par sa dérive, de la révolution sexuelle, au
même titre que, en France, le philosophe Guy Hocquenghem avec le Front Homosexuel
d’Action Révolutionnaire ou l’écrivain Raoul Vaneigem avec ses livres. En
somme, comment des luttes individuelles contre-culturelles pour une
émancipation sexuelle, ayant cherché à sortir du moule d’un genre sexuel donné,
ou cis- ou trans-, ou d’une nature naturante ou naturée, ont alors pu émerger. Malgré,
donc, ce que Pier Paolo Pasolini avertissait dès 1963 dans son film
documentaire La Rage : « Que s’est-il passé dans le monde,
après la guerre et l’après-guerre ? La norme. » Malgré, aussi, ce que
le cinéaste Peter Watkins appelle aujourd’hui, après La Rage de Pasolini,
la monoforme, celle, donc, des mass-medias et des Gaffa actuels. La Rage, ou Rabbia, de Pasolini est
le scandale d’un monde ayant cherché à devenir « normal » après la tragédie
de la seconde guerre mondiale. Le documentaire de Pasolini dénonçait une telle
imposture : « Jamais, vous n’avez été normal, hurlait Pier Paolo
Pasolini aux spectateurs, ni en société ni dans vos lits, jamais ! »
A travers une relecture de matériaux d’archives ayant appartenu aux actualités
cinématographiques italiennes Mondo Libero, La Rabbia cherchait déjà à montrer comment
la monoforme médiatique opérait, bien avant que la télévision ou Internet
ne deviennent un produit de masse, bien avant, donc, la privatisation du
secteur de l’art et de la culture ou la montée en puissance des plateformes en
ligne de streaming… « … Mais, au point où nous en sommes,
il n’est plus rien que nous puissions prendre pour acquis, regrette aujourd’hui
le cinéaste Martin Scorsese, dans une tribune publiée dans Le Monde
Diplomatique au mois d’août. Nous ne pouvons plus compter sur l’industrie
du cinéma telle qu’elle est aujourd’hui pour prendre soin du cinéma. »[3] « Et avons-nous jamais pu faire
confiance à l’industrie du cinéma ? aurait alors pu lui répondre Bertolt
Brecht, lui qui avait intenté un procès contre les producteurs américains d’une
adaptation de son Opéra de Quat’sous. A quel moment avez-vous pu faire
confiance à l’industrie du cinéma ou à quelque industrie que ce soit,
Monsieur Scorcese ? », pourrait demander Brecht. En 1930, Bertolt Brecht intenta, aux Etats-Unis, un procès contre la société Nero-Films, avec laquelle il était en contrat pour l’adaptation cinématographique de l'Opéra de quat’sous. Nero-Films trouvait le contrat, qu’elle avait signé avec l’auteur allemand, trop contraignant, et elle chercha à le rendre caduc. – Paradigme de l’expérience sociologique réalisé par Brecht, à partir de son procès contre Nero-Films : la culture bourgeoise pourrait aliéner la création artistique et, en tant que telle, elle serait aliénante pour nos sociétés. Voilà ce que Brecht essaya de démontrer en faisant un procès à une société de production cinématographique. Je laisse le lecteur décider si l’expérience sociologique de Brecht est encore concluante de nos jours. – Paradigme de l’expérience sociologique Art Sexe Musique de Cosey Fanni Tutti : ramener le ciel sur terre, montrer l’état du moteur de la machine GPO, la faire tomber des nues ; au lecteur d’être juge. Pour ma part, le regard de CFT sur les années 60, 70 et sa révolution culturelle, aussi imparfait soit-il, m’importe plus que nombre d’essais, thèses ou traités sur le sujet, seraient-ils de Brecht ou de Pasolini.
[1]
Jean-Pierre Turmel, « Throbbing Gristle » (fanzine Sordide
Sentimental, 2ème trimestre 1978). In Sordide
Sentimental. Lumières & Ténèbres. Jean-Pierre Turmel. Editions
Camion Blanc. 2005. P. 120. [2] Ibid.
[3] «
Fellini plus grand que le cinéma », Martin Scorcese. In Le Monde
Diplomatique. N°809. Août 2021. Page 23. |
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