New Babylon, Constant Anton Nieuwenhuys (1963) |
« Et les
pionniers se sont égarés comme Hansel et Gretel dans la forêt. »
Le Consul, Ralph Rumney
-
I -
Randonnée
et dérive
Place
de la dérive : à propos de dérives et de randonnées
Dès les débuts du vingtième siècle, des
artistes et des écrivains ont cherché, et certains cherchent encore, de
nouveaux types de cheminements, influencés qu’ils sont par la dérive des
surréalistes et la psychogéographie situationniste[1]. Mais,
du projet surréaliste à nos jours, ce qu’on remarque aisément en étudiant leurs
trajets, c’est que le même type d’itération revient toujours : le cadastre
des villes, les sentiers GR sont toujours respectés et suivis ; même chez
les situationnistes, la remise en cause des frontières demeure purement théorique.
Même si l’écrivain et l’artiste contemporain recherchent une extraterritorialité
proprement dite, cette extraterritorialité n’est définie comme telle que par
rapport à un cadastre établi, le plus souvent, par actes notariés. La nouveauté
de ma dérive réside, quant à elle, dans le fait qu’elle se confronte
littéralement à la notion de propriété privée, simplement en allant frapper aux
portes de particuliers ou d’institutions privées ou publiques.
Prenez ainsi une règle, tracez une droite
sur une carte et cherchez à suivre par vous-même l’itinéraire que vous avez
tracé : à un moment ou à un autre, il vous faudra demander l’autorisation
de traverser un lieu. La ligne droite n’est simple et évidente qu’en géométrie,
mais, lorsqu’on cherche à se confronter au monde, sa manifestation devient
problématique ; voilà un type d’itération qui me semble être absolument
nouveau. Cette itération pose le problème suivant : que devient une forme géométrique, lorsqu’on s’applique à la suivre
littéralement sur un territoire précis ? Je pense qu’un tel projet
peut intéresser nombre d’hommes, et pas seulement des artistes ou des
mathématiciens férus de géométrie appliquée.
Ce qu’il y a d’étonnant avec un tel type de
dérive, c’est qu’il semble si évident qu’on se demande pourquoi personne n’y a
pensé plus tôt. Pourquoi des écrivains et des artistes le plus souvent engagés
et révolutionnaires, comme les surréalistes, les situationnistes, mais aussi
d’autres artistes, de nos jours, pour lesquels le fait de se déplacer fait
partie de l’œuvre proposée, n’ont jamais, dans le cours de leurs trajets, sonné
aux portes ? Pourquoi, en un tel domaine, l’art reste rivé à la sphère
publique, généralement celle de la rue, sans essayer ne serait-ce qu’une
intrusion chez telle ou telle maison se trouvant en bordure de chemin ?
Pourquoi s’obstiner à suivre l’itinéraire prévu par GPS ? Comment,
jusqu’à nos jours, l’avant-garde en reste-t-elle au seuil et respecte, malgré
ses allégations, la propriété privée ?
Des
projets de dérives entre Paris et New York et l’urbanisme unitaire des
situationnistes : l’apport de Constant Nieuwenhuys dans l’organisation des
villes
Et d’abord, quelle est la spécificité de la
dérive, de celle que les surréalistes et les situationnistes ont
décrit,
par rapport à un autre type de déplacement comme la marche ou la
promenade ?
La dérive sort initialement des sentiers battus, elle suppose
en elle-même un accident de parcours. Un bateau dérive quand il sort du trajet
qu’il s’était choisi, un avion quand il est pris dans un grain en plein vol et
l’un de ses moteurs en panne ; il faut alors, pour le bateau trouver le
moyen de tenir à nouveau le cap qu’il s’était fixé, il faut à l’avion atterrir
au plus vite. De façon analogue, un homme à la dérive sort du parcours que l’on
s’attend qu’il suive, et, si, au vingtième siècle, ce terme en art et en
littérature a pu se charger d’un sens positif, c’est que le destin proposé aux
générations en Europe et aux Etats-Unis ne semblait plus convenir ; la
trajectoire quotidienne de l’homme entre son travail et son foyer apparut alors
à nombre d’intellectuels comme une nouvelle forme de promenade à ciel ouvert
pour des prisonniers purgeant une peine à perpétuité – ce qu’elle est, bien
sûr, toujours. La dérive, telle que le premier surréalisme l’entendait, mais
aussi ce qu’elle est devenue avec la psychogéographie situationniste n’était donc
pas une recherche esthétique proprement dite, mais la recherche d’un mode de
vie nouveau. Ainsi, dans le premier numéro de la revue Potlatch (1954) de Guy Debord, on peut lire le billet
suivant :
« LE JEU PSYCHOGÉOGRAPHIQUE DE LA
SEMAINE
En fonction de ce que vous cherchez,
choisissez une contrée, une ville plus ou moins dense, une rue plus ou moins
animée. Construisez une maison. Meublez-la. Tirez le meilleur parti de sa
décoration et de ses alentours. Choisissez la saison et l’heure. Réunissez les
personnes les plus aptes, les disques et les alcools qui conviennent.
L’éclairage et la situation devront évidemment être de circonstance, comme le
climat extérieur ou vos souvenirs.
S’il n’y a pas d’erreur dans vos calculs,
la réponse doit vous satisfaire. (Communiquez les résultats à la rédaction) »
Le
texte pourrait être lu comme étant une galéjade, il n’en est rien : Debord
et ses compagnons de route alors affidés au groupe lettriste d’Isidore Isou
espéraient naturellement que les hommes puissent vivre comme ils l’entendent et
choisissent ainsi leur maison, non pas pour des raisons matérielles, mais par
amour de la fête et de la liesse. Potlatch,
le titre de la revue, renvoie à un système de comportement culturel étudié
par l’anthropologue français Marcel Mauss dans les années 20, et dans lequel le
don est en soi plus important que ce qu’on échange, puisque ce qui est en jeu
dans le potlatch a trait à la générosité : celui qui est à l’origine du
potlatch (dans le billet situ mentionné, l’individu ayant cherché sa maison en
fonction de son envie de l’ouvrir aux amis trouvés sur sa route) doit montrer
qu’il est plus généreux que celui avec lequel il entre en contact. En somme, si
l’on suit le premier jeu psychogéographique de la revue Potlatch de Debord, il s’agissait de trouver un lieu sur Terre où
une économie non marchande, basée sur la générosité, pouvait s’exercer ; il
s’agissait donc de donner à l’homme, quel qu’il soit, les moyens de sa propre
souveraineté.
Dans le numéro 2 de sa revue Potlatch, Debord donnait des exemples de
vies qui, selon lui, présentaient des caractères de générosité admirables ;
Debord, dans son exercice, cherchait dans l’Histoire, l’art ou la littérature
ce qui pouvait être apparenté à des potlatch :
« EXERCICE DE PSYCHOGÉOGRAPHIE
Piranèse
est psychogéographique dans l’escalier.
Claude
Lorrain est psychogéographique dans la mise en présence d’un quartier de palais
et de la mer.
Le
facteur Cheval est psychogéographique dans l’architecture.
Arthur
Cravan est psychogéographique dans la dérive pressée.
Jacques
Vaché est psychogéographique dans l’habillement.
Louis
II de Bavière est psychogéographique dans la royauté.
Jack
l’Eventreur est probablement psychogéographique dans l’amour… »
Suivent, dans la liste, Saint-Just, Breton,
Madeleine Reineri, Pierre Mabille, Evariste Gallois, Edgar Poe et Villiers de
l’Isle-Adam. Nul besoin, ici, de recenser les faits et gestes des femmes et des
hommes mentionnés ici : nous sommes bien en face de personnages
historiques ou littéraires, ayant présenté (de par leurs toiles ou leurs
textes) ou choisi de vivre des modes de vie singuliers. En somme, il s’agit,
pour Debord, de faire en sorte que l’homme se donne les moyens de sa propre
souveraineté, et la psychogéographie sera, pour lui, une méthode, plus qu’une
discipline ou une science, lui permettant d’y parvenir. Il s’agira encore de
trouver en ville le moyen d’atteindre telle humanité rêvée. La réflexion de
Debord sur l’urbanisme commencera au numéro de Potlatch suivant : un situationniste, A.-F. Conord, y
dénoncera l’usage du béton qui est fait à Paris dans le bâtiment dans les
années 50 et l’architecture prônée par Le Corbusier :
« Dans le cadre des campagnes de
politique sociale de ces dernières années, la construction de taudis pour parer
à la crise du logement se poursuit fébrilement. On ne peut qu’admirer
l’ingéniosité de nos ministres et de nos architectes urbanistes. Pour éviter
toute rupture d’harmonie, ils ont mis au point quelques taudis types, dont les
plans servent aux quatre coins de France. Le ciment armé est leur matériau
préféré. Ce matériau se prêtant aux formes les plus souples, on ne l’emploie
plus que pour faire des maisons carrées. » [2]
Or, un tel constat fait en France à
propos de
l’urbanisme fonctionnel, quelques années après la Libération, rejoint celui
établi à New York dans le quartier de SoHo par des poètes et des artistes à la
fin des années 60 : il s’agira, dans l’un ou l’autre cas, par la pratique
de la dérive situationniste ou par le Street Work initié à SoHo autour des
poètes Vito Acconci et John Perreault, de lutter contre la massification des
rapports humains et l’absence de rencontres fortuites et surprenantes que
l’organisation des grandes villes modernes engendre[3]. Une telle volonté de
recherche, par la dérive, d’un mode de vie différent est toujours d’actualité
de nos jours, et cela, alors même que l’isolement des hommes dans nos villes
est encore plus dramatique, puisqu’il touche, aujourd’hui, l’ensemble de la
population mondiale. Mais, quoiqu’on dise, de Paris à New-York, des années 50 à
2017, les pratiques de la dérive initiées par les artistes et les poètes
restent dans la rue-même et ils n’en sortent pas : l’espace urbain n’est
jamais traversé de part en part : le plan des villes demeure donc, pour
nous, strié.
Cela aurait pu, cependant, être différent
pour le mouvement situationniste, si Guy Debord avait, entre autre, poursuivi
sa collaboration avec l’artiste néerlandais Constant Nieuwenhuys sur le projet New Babylon. Dès le début des années 50,
Constant avait imaginé une ville tout entière cybernétique et ludique, qu’il
avait baptisée New Babylon, une ville
proche de la notion de pivot à l’origine des attractions amoureuses chère à
l’utopiste Charles Fourier, dont je parlerai plus loin dans Dérives. Ce pivot, appliqué à
l’organisation des villes du futur, Debord et Constant le recherchaient dans ce
qu’ils ont appelé l’urbanisme unitaire,
qu’ils définissaient comme « la théorie de l’emploi d’ensemble des arts et
techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison
dynamique avec des expériences de comportement. »[4] La ville de Constant
ressemble, en ce sens, aux architectures mobiles de Yona Friedman : dans
l’architecture mobile de Friedman, les murs et les espaces de vie, dans un
immeuble, peuvent changer de disposition selon les souhaits des habitants[5], mais cette mobilité, avec
New Babylon, était, cette fois, effectuée à l’échelle d’une ville et de façon
aléatoire, par le moyen de processus informatiques employant des capteurs et
permettant aux rues et aux places d’évoluer de façon surprenante ; ainsi les
sociétés pouvaient suppléer à la monotonie du quotidien de leurs habitants en
employant ce que le progrès et la technologie informatique leur apportaient.
Ville spatiale, Yona Friedman |
Or, un tel projet urbanistique était, pour
Constant lui-même, postrévolutionnaire,
puisqu’il fallait, en premier lieu, que nos sociétés modernes poursuivent leur
évolution technologique : la ville mobile de Constant, New Babylon, avec nos
moyens domotiques, pourrait être en partie réalisée de nos jours, mais, pour ce
faire, il faudrait encore que nos mentalités et celles de nos États évoluent,
elles aussi, en conséquence ; autrement dit, il faudrait qu’un processus
révolutionnaire fasse changer de mentalité l’homo
faber que nous sommes, l’homme consacrant sa vie au travail tel qu’il a
encore cours pour nous, afin qu’il devienne un homo ludens, un homme qui vit pour jouer. Or, même si nous sommes
devenus une société des loisirs et du spectacle, un tel projet
n’est toujours pas à l’ordre du jour et ne le sera probablement jamais. Ce qui,
dans les années 50 et 60, n’était pas un problème pour Constant, puisque, selon
lui, un artiste devait œuvrer pour les sociétés futures : puisque les
aspirations des hommes sont aux prises avec les conditions matérielles de leur
temps, il fallait, selon lui, que les artistes travaillent des œuvres qui
seront employées par les hommes de demain, ayant pris en main leur destin.
Selon Constant, en 1959, il était temps d’imaginer « Une autre ville pour une
autre vie » ̶ Debord, quant à lui,
pensait différemment.
Comment le situationnisme
s’est-il mis à respecter le cadastre, comme K respecta le Château des
fonctionnaires ?
L’histoire entre Constant et Debord est
aujourd’hui connue : l’écrivain de La société du spectacle, influencé qu’il
était par les théories marxistes révolutionnaires, s’est, très tôt, détourné du
chemin proposé par Constant ; il fallait, selon lui, donner un nouveau
souffle au courant conseilliste tel qu’il avait vu le jour lors de la
révolution russe en 1917, puis lors de la révolution allemande de 1918. Mais,
comme il l’écrivit lui-même dans sa préface à la quatrième édition italienne de
La Société du Spectacle, après 68, le
tournant révolutionnaire que l’Europe avait connu s’essouffla, en France comme
en Italie avec l’assassinat d’Aldo Moro ; dès lors, il sembla à Debord
qu’il n’y avait plus rien à espérer[6].
Comme l’affirma plus tard le philosophe Henri Lefebvre qui fut une influence
pour les recherches psychogéographiques des situationnistes et pour Guy Debord lui-même,
dont il avait été proche : « La théorie de la révolution dans le
quotidien devait avoir des répercussions imprévues. La connaissance critique
allait engendrer l’hypercriticisme, à la limite la pure et simple négation
abstraite de l’existant, le refus du « réel » traité comme un théâtre d’ombre.
[…] Sur la voie de l’hypercriticisme, l’intelligentsia gauchiste a démoli toute
les valeurs, avec d’excellentes raisons, mais en détruisant les raisons de
vivre. Pour employer une vieille métaphore, elle a scié la branche sur laquelle
elle était assise. Conduite suicidaire. »[7]
En somme, selon Henri
Lefebvre, le tournant exclusivement politique et révolutionnaire de Debord a
entraîné le situationnisme sur la voie du nihilisme passif. C’est le constat
que fait à son tour le philosophe Philippe Simay à propos de la
« dérive » du mouvement situationniste, dans un article qu’il a
rédigé sur les rapports entre Henri Lefebvre, l’auteur du Droit à la ville, Constant et les situationnistes : « On voit
ici comment, au début des années soixante, une ligne de partage s’est dessinée
entre Debord et Constant. Ce dernier finira par rompre avec les situationnistes
et continuera seul la poursuite de son utopie urbaine. Quant au mouvement
situationniste, on peut constater qu’il s’est lui aussi éloigné de ses
préoccupations initiales. Est-il parti à la dérive ? En un sens, les pratiques
ludiques des situationnistes se prolongeront et s’éprouveront plus radicalement
dans les événements de mai 68, notamment avec la construction de barricades.
Néanmoins, concernant les perspectives de l’urbanisme unitaire, on ne peut
s’empêcher de penser qu’en rompant avec toute pratique effective de
l’architecture et de l’urbanisme les situationnistes n’ont jamais pu expérimenter
les modalités d’une réinvention du quotidien. Il est toujours possible
d’admettre qu’ils ont été des constructeurs de situations, d’ambiances
transitoires. Mais comment celles-ci auraient-elles pu subvertir l’ordre des
formes urbaines dominantes dans la mesure où, d’une part, aucune d’elles
n’avaient aucun caractère durable et, d’autre part, elles furent elles-mêmes
discréditées au nom d’une théorie générale de la révolution. »[8]
En l’occurrence, Philippe Simay remet en
cause la dissolution officielle du situationnisme par Guy Debord en 1972, ainsi
que l’exclusion de l’art, de l’architecture et de l’urbanisme des travaux du
mouvement au nom du projet révolutionnaire. Il aurait fallu, selon lui, que le
situationnisme ne se cantonne pas à la seule action politique, mais qu’il garde
son influence dans les autres domaines de l’art et de la culture qu’il avait
investies dans les années 50. C’est ce que déclarait aussi l’artiste et
ex-situationniste Ralph Rumney, l’inventeur du concept de dérive psychogéographique,
dans un entretien qu’il avait accordé à Gérard Berréby à la fin des années 90 ;
Rumney déclarait à la fin de son entretien :
« Dans une société sans classe, peut-on dire, il n’y aura plus de peintres, mais des situationnistes qui, entre autres
choses, feront de la peinture [Cette citation de Rumney est tirée d’un
texte de Guy Debord intitulé Rapport sur
la construction des situations (1957)] Mais en 1962, poursuit Rumney, on a
délaissé ces ébauches stratégiques, l’analyse en profondeur a été subordonnée
aux exigences du spectaculaire. C’était une démarche impérative mais au lieu de
permettre l’évolution des techniques ébauchées, elle a contribué à ce qu’elles
soient progressivement occultées devant le développement obsédant et explosif
du spectaculaire intégré, bien que son implosion soit inéluctable dès qu’il
aura atteint sa masse critique.
Et les pionniers se sont égarés comme
Hansel et Gretel dans la forêt. »[9]
Critiques de la dérive :
les conséquences indirectes de l’extraterritorialité, de nos jours
Une affiche des Diggers de San Fransisco, 1966 |
Un autre problème, aujourd’hui, avec les
notions de dérive et d’extraterritorialité est qu’elles ont effectivement été
récupérées par le capitalisme dont les capacités d’assimilation semblent être,
comme on a coutume de le penser, "sans limite", et comme Debord l'avait compris lui-même dans ses Commentaires sur la société du spectacle. C’est ce qu’ont montré à leur
manière, pour les théoriciens les plus connus du courant postmoderne, des
philosophes faisant l’éloge de la lenteur et du non-agir comme Paul Virilio et
Peter Sloterdijk[10].
Mais l’on peut aussi penser que, avec et/ou malgré Virilio et Sloterdijk, le postmodernisme, en célébrant
la dérive et la fuite, a servi, consciemment ou inconsciemment, l’idéologie
capitaliste, pour laquelle vitesse, mobilité et flexibilité des masses demeurent
des atouts essentiels ; c’est, en tout cas, ce qu’ont montré Luc Boltanski
et Ève Chiapello dans Le Nouvel Esprit du
capitalisme[11] :
l’idéologie capitaliste instrumentalisant le discours critique après mai 68,
comme avait eu coutume de le faire avant lui, pour la cour des Borgia, tel ou
tel condottiere au service du Prince.
Dans un article, « La place de l’extraterritorialité »,
l’écrivain Laurent Jeanpierre tente ainsi de réévaluer ce qu’il en est
actuellement des discours issus de la French Theory célébrant la mobilité des
hommes et courant, de 1968 à nos jours, à l’instar de la
revendication Change now du mouvement
hippie aux Etats-Unis, ou celles de Free
Store et de Free Art des Diggers
de San Francisco ou des Yippies de New York[12]. Selon Laurent
Jeanpierre, un tel éloge de la fuite contre le modèle capitaliste est souvent
d’une grande naïveté s’il n’est suivi d’une prise d’armes effective de ceux qui
le prônent ; ainsi, tout un discours, lié au discours intellectuel issu de
la French Theory, a participé et participe encore de nos jours de cette forme
de naïveté désarmée et désarmante, si elle n’est accompagnée d’une
évaluation stratégique des départs historiques, de ce qu’elles peuvent recéler
de forces comme de leurs faiblesses : « l’évaluation stratégique des
départs historiques, écrit à ce sujet Laurent Jeanpierre, pourrait poser des
problèmes nouveaux pour la philosophie politique. Une partie de cette dernière
s’est appuyée, depuis quelques décennies, sur les nouvelles conceptions de la
mobilité ou de l’identité issues du discours de la French Theory. Le discours
sur « la communauté de ceux qui
n’ont pas de communauté », les philosophies de la « singularité quelconque » allant à rebours des
politiques identitaires, la recherche de la figure historique du denizen (opposé au citizen, le citoyen) des pays anglo-américains, l’appel au
dépassement des utopies traditionnelles, insulaires, par des Zones d’Autonomie
Temporaire (TAZ) fonctionnant en archipel, représentent sans aucun doute un
horizon imaginaire fécond pour l’action politique de notre époque. Elles
laissent pourtant de côté l’ensemble des résistances et des rétroactions qui en
font des utopies plus abstraites que concrètes. La tâche, proposée ici, d’une
analyse dynamique des actes de fuite et de lutte procède au contraire d’un
hyperréalisme critique. »
Qu’en est-il donc de cette analyse
dynamique des actes de fuite et de lutte que demande ici Laurent Jeanpierre ?
Quelle est cette évaluation stratégique des départs historiques dont il tente,
dans
son article, de tracer les contours ? Le modèle d’une telle évaluation
stratégique, cet auteur le trouve dans les textes théoriques de l’économiste
américain Albert Hirschman. Jeanpierre propose d’articuler les thèses propres à
l’extraterritorialité, telles qu’elles ont eu cours après 68, à celles
d’Hirschman concernant des cycles sociaux équilibrant des phases de luttes
politiques et des phases de défection : il s’agirait donc, pour nous, de
trouver le Kaïros, cette circonstance
politique et culturelle où les revendications propres à la dérive urbaine
pourraient avoir un écho et servir de revendication politique : « On
peut même faire l’hypothèse que pour chaque groupe, classe, nation, il existe
un point où l’action des deux types de comportement joue à plein pour provoquer
la transformation la plus satisfaisante et la plus profonde… Une des questions
contemporaines les plus pressantes serait alors de comprendre comment lutte et
fuite interagissent à l’échelle planétaire de l’expansion du capitalisme,
notamment selon les degrés de réactivité des différentes entités sociales à
leur pression. »[13]
Sur un territoire donné, il s’agit donc
d’évaluer les capacités de résilience des communautés humaines afin d’en
établir différentes lignes de fuite possibles, afin, par exemple, que des
projets employant l’urbanisme unitaire et la dérive puissent voir le jour,
comme ceux du poète Vittorio Acconci devenu aujourd’hui architecte et ayant son
propre bureau d’études, l’Acconci Studio. Vaste programme…
De la dérive à la
randonnée
Pourtant, avant même de rechercher le Kaïros afin qu’un homo ludens puisse émerger,
cette autre ville pour une autre vie que revendiquait Constant il y a cinquante
ans, il est possible d’en avoir un avant-goût, de nos jours, si le seuil entre
la rue et la maison n’est plus considéré, pour nous, comme étant une rupture. Pour
reprendre les mots de Deleuze et de Guattari glanés dans Mille-plateaux, le flâneur, dans le cours de sa promenade, ne doit
plus concevoir la ville comme étant un plan strié, mais comme un plan lisse ;
son attention, pour ce faire, doit être flottante. Imaginez donc, en premier
lieu, voir à travers les murs, devenir passe-muraille, connaître, pour ainsi
dire, ce plaisir des rois qui est de ne plus avoir à ouvrir les portes ;
flâner donc, rêver… Nous sommes, dès lors, avec un tel programme, assez loin de
la notion de dérive telle que le surréalisme l’avait pratiquée ; aussi, au
verbe « dériver », tel qu’usité, je préfère, pour ma part, employer le
verbe « randonner », qui est un néologisme du mathématicien des objets fractals
Mandelbrot, composé à partir du verbe randonner,
mais aussi de la fonction mathématique Random
désignant une variable aléatoire. Selon Mandelbrot, « randonner »
signifie « se déplacer au hasard », le trajet d’une randonnée correspondant
ainsi, peu ou prou, à un mouvement brownien[14] :
Mouvement
brownien d’une particule
Pour Mandelbrot, une randonnée est synonyme
de fonction aléatoire ; un randon,
selon sa terminologie, est un élément aléatoire. Le nom commun randon provient ici, non de l’anglais
mais du vieux français : il signifiait, au Moyen-Âge, « rapidité,
impétuosité » ; la locution adverbiale « À randon » désignait
un cheval, un Bucéphale dont le cavalier avait perdu le contrôle[15]. C’est donc à randon que je vous propose que nous
dérivions ensemble, comme les aborigènes australiens partent, durant leur
adolescence, dans le Butch, pour un Walkabout.
Considérer, par exemple, une ville comme un plan lisse et non plus strié
ouvre des perspectives encore, de nos jours, inexplorées. Faire de Vie mode d’emploi de Perec une carte
d’aventurier pour un Liber amicorum autour
du monde.
Pour ce faire, vous pouvez employer un dé à
six faces et une boussole.
Pour vous orienter, désignez, avec les six
faces du dé, six directions de la rose des vents et jouez aussi au dé les
distances que vous aurez à parcourir. Si vous êtes féru de mathématiques, comme
l’était, en son temps, le poète Lautréamont, vous savez peut-être qu’il est
difficile d’atteindre à l’indétermination pure, même en vous déplaçant, tel un
forcené ou Amok. En
mathématique, on appelle l’indétermination le hasard primaire… Peut-être avez-vous
fait, dans votre enfance, des lignes de programme informatique, afin que votre
ordinateur soit capable de sortir les chiffres du loto ? (J’en ai fait,
pour ma part, à quatorze ans, mon premier ordinateur étant un TO8 D… juste
avant que Thomson ne prenne conscience qu’il était incapable de vendre des
ordinateurs au grand public et qu’il ne fabrique des armes). Vous savez alors
que Random est aussi une fonction utile en informatique, mais, contrairement à
ce qu’on pense, les chiffres employés avec Random pour un programme sont
prévisibles ; il faut alors utiliser une autre fonction informatique, afin
que les chiffres donnés par votre ordinateur soient les plus imprédictibles
possibles. Contrairement à ce qu’on pense, on ne peut que tendre vers le hasard
primaire et sans jamais l’atteindre : le hasard est donc, en un certain
sens, une voie mystique, dont a parlé, en quelques pages, André Breton, dans
son Amour fou. On peut ainsi, hier
comme aujourd’hui, concourir en ville avec différents participants, pour
effectuer la randonnée la plus aléatoire possible. Le plus difficile sera,
évidemment, de pouvoir rentrer chez des inconnus afin de respecter la
trajectoire que vous vous serez fixé… le plus difficile sera de manger à la
table d’inconnus, heureux d’être chez eux avec vous, comme si vous étiez Dieu. Le plus difficile, toujours, est d’être un
dieu, par hasard…
[1] Je pense ici, par exemple, au
collectif d’artistes et d’architectes Stalker, à la géopoésie du poète écossais
Kenneth White, aux dérives littéraires de Jean-Christophe Norman dont je
parlerai au chapitre III « Ulysse à Dublin », mais aussi à l’artiste
belge Xavier Leton.
[2] « Construction d’un
taudis », Potlatch, 6 juillet
1954. In Potlatch, 1954/1957, Editions
Allia, Paris : 1996. P. 14.
[3] Lire à ce propos l’article
« De la dérive aux Street
Works : trajectoires et rencontres entre l’Europe et New York »,
Pauline Chevalier & Patrick Marcolini. In
Itinérances, l’art en déplacements, dir. Laurent Buffet. De l’incidence
éditeur. Paris : 2012. Pp. 49-76.
[4] Site
Internet Nothingness.org. url : http://library.nothingness.org/articles/SI/fr/display/48
(Visité le 19 avr. 17)
[5] Lire à
ce propos Villes imaginaires de Yona
Friedman. Villes imaginaires, Yona
Friedman. Yona Friedman & Editions L’éclat, Paris 2016. En partenariat avec
les éditions Quodlibet.
[6]
Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle (1988),
suivi de Préface à la quatrième édition italienne de La Société du Spectacle (1979). Gallimard, « Folio »,
Paris : 2001.
Dans sa préface à la quatrième édition italienne, Debord
traitait de la fin des mouvements révolutionnaires en Europe après 1968, et
notamment en Italie, pays qui représentait, selon lui, la pointe avancée du
courant contre-révolutionnaire, qui, avec l’assassinat d’Aldo Moro, consenti en sous-main
par le gouvernement italien avec l’aide des Américains, allait faire tomber la
société du spectacle dans ce qu’il nomma, dix ans plus tard, le
« spectaculaire intégré ». Selon Debord, la cause principale de
l’essoufflement révolutionnaire, que l’Europe subit alors, était due au double
jeu des staliniens lors des grèves et des émeutes populaires.
Revenant sur un livre inepte
du journaliste italien Giorgio Bocca au sujet de l’assassinat d’Aldo Moro (Moro – Una tragedia italiana), Debord
écrivait à ce propos :
« Que des ouvriers révolutionnaires insultent des staliniens, en obtenant
le soutien de presque tous leurs camarades, rien n’est plus normal, puisqu’ils
veulent faire une révolution. Ne savent-ils pas, instruits par leur longue
expérience, que le préalable est de chasser les staliniens des assemblées ?
C’est pour ne pas avoir pu le faire que la révolution échoua en France en 1968,
et au Portugal en 1975. » (Pages 137-138) Bocca, comme nombre de
journalistes aujourd’hui, feignait d’ignorer la logique des appareils
politiques et syndicaux, à savoir, à l’époque, que les staliniens, aux ordres
du Kremlin et tenants de la théorie stalinienne du « socialisme dans un
seul pays », ont toujours protégé les intérêts de la classe
bourgeoise ; et ce qui avait lieu en 1968 se retrouve encore de nos jours :
pourquoi les fédérations syndicales CGT et FO française n’ont-elles pas donné
l’ordre de la grève générale, cette année, au plus dur des luttes pour le
retrait de la loi El Khomri ? Pourquoi encore et toujours des grèves
saute-moutons décourageant militants et grévistes ? C’est que les intérêts
des appareils syndicaux, comme l’étaient ceux de Staline, ne sont
révolutionnaires que dans les propos.
[7]
H. Lefebvre, La critique de la vie quotidienne, t. 3,
Paris, L’arche, 1981, p. 35-36. Je parlerai de Henri Lefebvre, et notamment
d’un de ses essais La vie quotidienne
dans le monde moderne, dans le chapitre III de Dérives, intitulé « Ulysse à Dublin ».
[8] Philippe Simay, « Une autre ville
pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles [En
ligne], 4 | 2008, mis en ligne le 18 décembre 2008, consulté le 28 juillet
2016. URL : http://metropoles.revues.org/2902
[9] Le Consul, Ralph Rumney, entretien avec Gérard Berréby. Editions
Allia, Paris : 1999. P. 124.
[10] Lire à ce propos Vitesse et Politique : essai de dromologie
de Paul Virilio (éd. Galilée, 1977) et La
mobilisation infinie de Peter Sloterdijk (Christian Bourgois, 2000).
[12]
Laurent Jeanpierre, « La
place de l’extraterritorialité », in
Fresh Théorie, Mark Alizart,Christophe Kihm (dir.). Éditions Léo Scheer, Paris : 2005. Pp. 329-349. – J’ai
moi-même fait ici mention du mouvement Digger (qui a été, pour Richard
Brautigan, son mouvement d’élection) dont le travail en agit prop libertaire à
San Fransisco me semble être une influence importante de nombres de mouvements
d’agitations politiques libertaires, de nos jours, concernant notamment les
Zones d’Autonomie Temporaire et pour certaines mouvances autonomes ; de
même, l’échec du mouvement insurrectionnel Digger à San Fransisco, qui a été le motif de
départs de nombre de ses membres dans des communautés à la campagne et d’une
prise de conscience des problématiques écologiques, rejoint actuellement les échecs politiques de nombre de mouvements libertaires, aux Etats-Unis et en
Europe, du mouvement des Indignés aux Nuit Debout en France : les causes de ces échecs sont, en partie, analogues.
[13] Ibid., p. 340. On pourrait, par exemple,
étudier les expériences de Phalanstères des Fouriéristes aux Etats-Unis à la
fin du XIXème siècle et les comparer à celle des échecs et des réussites des
communautés issus de la Beat Generation et des Diggers après 68, en tenant,
évidemment, compte du contexte historique et de l’évolution des mentalités. Voir,
à propos des collectivités fouriéristes aux Etats-Unis, « Charles Fourier
et les expériences des Fouriéristes aux Etats-Unis », J.B.A. Godin, Cahiers Charles Fourier n° 15.
Association d’études fouriéristes, Besançon : décembre 2004. Pp. 95-101.
Pour les Diggers en 1966-67 : Alice Gaillard, Les Diggers. Révolution et contre-culture à San Francisco (1966-1968),
éditions L'Échappée, 2009. Une telle étude sera fournie dans le chapitre IV de Dérives, "Fourier à Paris".
[14] Les
objets fractals, Benoît
Mandelbrot. Flammarion, « Champs, sciences ». Paris : 1995 (pour
la présente édition).P. 157.
[15] Ibid.
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