Texte sur le travail de la photographe Paule Lanternier.
Paule Lanternier travaille
souvent à partir d’images photographiques d’inconnus ; elle chine,
sélectionne, prélève des photographies d’anonymes sur une période allant de
1900 à nos jours. Une photographie stockée sur quatre est recadrée et agrandie
par l’artiste, puis tirée noir et blanc en sel argentique. Les photos
d’anonymes sont ainsi élevées au rang d’objet d’art, elles invitent le regardeur
à revenir sur sa propre conception de ce qu’est l’art de la photographie et de
ce qu’il n’est pas.
On pense ainsi à Photo trouvée, le
livre de l’historien de la photographie Michel Frizot et Cédric de Veigy. Dans
ce livre, Frizot et de Veigy ont sélectionné plusieurs centaines de
photographies d’inconnus et révéler l’intérêt esthétique qu’elles recèlent.
L’impression laissée par de tels clichés est remarquable, parce qu’ils
s’attachent à la poésie du quotidien et à ce détail photographique qui fera
sens à travers le miroitement des images feuilletées. À la différence du
travail de Frizot et de Veigy, Lanternier réinterprète les photographies
anonymes en les recadrant systématiquement, ce qui guide l’œil du spectateur,
lui suggère de voir ces photos pour elles-mêmes. En janvier 2011, pour
l’exposition Parallaxes à la galerie Nü Koza de Dijon, l’intention,
qu’avait Lanternier, de dégager le regardeur de l’a priori qui le
retient face à des photos provenant d’albums de famille était davantage manifeste,
puisque l’artiste allait jusqu’à couper le visage des inconnus, des photos
qu’elle avait sélectionnées. La
parallaxe est, en psychologie, une modification de la subjectivité, une
différence de perception d’une même réalité. En coupant, sur des photos, le
visage d’inconnus à la hauteur du corps, Lanternier permettait au regardeur de
s’attacher à une présence dégagée d’une physionomie propre et d’un récit de vie
particulier. Il y a là, dévoilé, mis à nu par l’artiste, un paradoxe
évident : comment une présence peut-elle être ainsi plus manifeste et plus
prégnante, alors même que la figure n’est plus visible ? En latin,
« Persona » signifie le masque de théâtre, de ce mot, les termes de
personne et de personnage sont dérivés ; étymologiquement, notre personnalité
nous viendrait peut-être alors de la comédie humaine, elle en serait une
émanation. Lanternier, pour son exposition Parallaxe, interrogeait le
regardeur : comment la présence d’inconnus peut-elle nous parler encore,
tandis que le visage a été ôté ? Comment, étêté, un homme peut-il dévoiler
son intimité davantage et peut-être mieux que s’il était là, à visage
découvert, au milieu de nous ?
Dans le travail sur la photographie de
Paule Lanternier, quelque chose, que l’écrivain Susan Sontag avait déjà saisiedans les années 70, est déclinée à nouveau. Dans un texte « Objets
mélancoliques », Sontag écrivait à propos de l’usage que l’on fait de la
photo : « Fondamentalement, l’appareil photo fait de chacun un
touriste du réel d’autrui et finalement du sien. » Susan Sontag affirmait
cela à propos du photographe Jacques-Henri Lartigue qui fut le premier artiste
de la photo à ne prendre pour modèles que ses proches et sa famille. Selon
Sontag, le cliché photographique est, en lui-même, surréel, parce qu’il met
chacun d’entre nous, artiste ou pas, face à sa propre part d’étrangeté ;
devant son portrait photographique ou devant la photo d’un inconnu, une même
étrange familiarité nous saisit parfois, une distance prise sur le temps qui
passe et notre propre rang social. Il y a cette distance aussi dans le travail
de Paule Lanternier ; recentrées, recadrées, ses photographies invitent à
une relecture de l’histoire de la photo et de l’usage privé que l’on en fait au
quotidien. L’artiste reprend, dans son travail, l’affirmation de Michel Frizot
selon laquelle il y a véritablement, derrière le conformisme des poses que l’on
tient lors des anniversaires, des séjours en vacances ou un mariage, une
histoire et une esthétique de la photo de famille. Derrière le rituel de la
photo prise du nouveau-né dans les bras de sa mère, un père, qu’il en soit ou
non conscient, écrit sa biographie ; il cite, répète, pour lui-même et
pour ses proches, une façon de cadrer un nourrisson à sa naissance... Le
lendemain, ce même père, se promenant à Saint-Ouen, pourrait regarder de
vieilles photographies sur la table d’un brocanteur ou d’un bouquiniste.
Effrayé, il trouverait alors une vieille photo jaunie et racornie. Sur
celle-ci, il découvrirait sa propre femme tenant son dernier né, telle qu’il
l’a prise la veille ; il découvrirait que sa femme
est toutes les femmes, quand elles mettent au monde.
Bruno Lemoine
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