Film de Jean-Pierre
Mocky, 1966
Hier après-midi – temps triste et
pluvieux de décembre – un ami m’affirme que nous sommes, depuis toujours, à la
recherche d’une forme, même pour cinq minutes. Et il poursuit ensuite
ainsi : « Une forme, oui, mais une forme surtout
cinq minutes. » Être sans forme, c’est le vide, et la nature aurait
horreur du vide. La nature courrait donc attirée vers le plein quelque part au
gré de la fortune, des affinités électives et des réseaux. Aussi, lorsqu’un homme
aurait trouvé sa forme, même s’il s’agit d’une forme pour un temps très court, surtout s’il s’agit d’une forme pour un
temps très court, il y tiendrait comme un os à son chien.
− Le chien, veut le chien, le renâcle, rumine le chien, le mâche et
recrache.
Recrache le chien, perd son temps à renifler avec l’os du nez, fait la
moue,
fait le mou, fait l’amour et s’en va.
− Raclant le ciment dans la
cuve, se curant le nez, se laissant démanger les yeux les oreilles par l'acide
− manque, sans doute, d'un délégué syndical sur
le chantier ou d'un inspecteur du travail − puis le soir, les yeux, les oreilles ou
l'acide jouant en sa défaveur
et tapant ses
tempes − punaise ou point fiché dans son crâne −,
dévorant. ses.
enfants. comme. Chronos.
et. se. dévorant.
lui-même.
dévoran. se.
enfant. comm. Chrono.
e. s. dévoran.
lui-mêm.
dévora. s. enfan.
com. Chron.
. . dévora.
lui-mê.
dévor. . enfa. co.
Chro.
. dévora. lui-m.
dévo. enf. c. Chr.
dévor. lui-.
dév. en. . Ch.
dévo. lui.
dé. e. C.
dév. lu.
d. . .
dé. l.
. .
d. .
.
. .
.
OR,
dans Les compagnons de la marguerite de Mocky, les hommes jouent à la
perfection la forme des hommes, les femmes jouent à la perfection la forme des
femmes, et tous les deux, hommes ou femmes, sont des axolotls.
L’AXOLOTL,
Espèce batracienne vivant dans
les lacs mexicains et se reproduisant sans atteindre à l’âge adulte.
L’AXOLOTL,
Ou l’achèvement d’une forme
sexuée sans la maturation. Bizarre petit être tout rose vivant en eau douce, quelque
chose de l’homunculus ou du protoplasme, quelque chose aussi du sexe des anges ou
du petit baigneur.
OR,
dans Les compagnons de la marguerite de Mocky,
l’homme joue à la perfection la
forme génétique XY inscrite sur le menu, la femme joue à la perfection ses
gènes XX,
ou l’un et l’autre jouent sans
être, simulent plutôt l’achèvement, la complétude, dans l’attente d’un rôle,
d’un alibi ou d’une case ; dans l’attente, en somme, du pédagogue qui les
aidera à réaliser leur autobiographie raisonnée, afin de parvenir à un projet
professionnel viable, lorsque les beaux jours reviendront ; disons, pour
la fin des temps.
– Synopsis du film de Mocky,
Les compagnons de la marguerite :
Le jeune Claude Rich joue, non le
rôle, mais la forme de Jean-Louis
Matouzec, dit Matou, durant quatre semaines : temps du tournage du film de
Mocky.
Le jeune Rich, ou Matou, en sa
première forme dans un film de Mocky, est expert en écritures et restaurateur
de manuscrits et il travaille pour la Bibliothèque Nationale de Paris. Matou
est un faussaire à la solde de l’état reproduisant fidèlement les écritures de
Villon, Rabelais, Hugo ou Tartempion, sur des manuscrits anciens dont un mot,
une phrase ou un paragraphe manquent.
Le jeune Miche ou Ratou cherche
forme ou geste Villon, Rabelais, Hugo ou Tartempion, se cherche, et, en se
cherchant, devient probablement quelque chose ou ne devient rien.
Le jeune Miche ou Ratou, Tartempion ou rien, AXOLOTL jouant à
l’adulte et reproduisant des formes pour un salaire de l’État ou un cachet de
Mocky.
Le jeune Tartempion, ou tout ou rien, mais finissant bien quelque part, là !
C’est son
anniversaire !
Souhaitez-lui un
joyeux anniversaire
Certes.
-
INSCRIVEZ, S.V.P., LES METIERS QUE VOUS AVEZ EXERCES
SUR LA COLONNE DE GAUCHE, AVEC LES DATES OÙ VOUS LES AVEZ EXERCES, ET LES
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TOP ! -
Et d’aucuns, regardant l’acteur
Claude Rich dans le film de Mocky, ne penseraient qu’il est Claude Rich, et
surtout pas un axolotl. Aucun spectateur en train de regarder un film
n’envisage que l’acteur joue un rôle, mais lui-même, en tant que spectateur,
bon mari, bon public, devant sa télé ou dans une salle de cinéma, en projection
comme dans la vie.
*
Un ami, le poète Saïd Nourine,
m’affirme dans un café, hier en fin d’après-midi, que, dès que nous avons
trouvé notre forme, même cinq minutes durant, nous nous y tenons. Saïd Nourine
n’est pourtant pas Saïd Nourine, même cinq minutes, et Bruno Lemoine n’est pas
Bruno Lemoine, mais tous les deux sont en quête de forme et de soutien pour le
nouveau rôle à jouer demain. Tous deux mis au monde & en ondes courtes ou
longues, cherchant volutes luttant et discours court faisant recette pour
intégration réussie ou ratée dans case 1, 2 puis 3.
L’acteur Claude Rich, quant à
lui, en sa première forme réussie dans un film Mocky, découvre progressivement
qu’il est un AXOLOTL batracien, à cause de sa femme Catherine Darcy (ou
Françoise, dans le scénario des Compagnons
de la marguerite). Catherine, en effet, le dédaigne, lui, Rich, depuis des lustres,
mais elle refuse de divorcer, parce qu’elle préfère passer son temps à regarder
la télé, plutôt que d’être dérangée par des tracas administratifs.
Alors, Rich, Miche, Ritou ou Tartempion découvre un moyen, ou common point, permettant de se séparer de sa femme, Catherine, sans
heurts ; Claude Rich trouve la solution à son problème conjugal, la clef,
le Sésame : La vie est un
palimpseste dont les phrases, les mots et les noms peuvent être effacés et
changés ! La vie palimpseste en quête d’écritures nouvelles !
Il suffira donc au restaurateur
de manuscrits Claude Rich de rencontrer et de se lier à un autre couple, de
même âge et ayant les mêmes problèmes conjugaux que lui, afin de pratiquer avec
eux un échange simple et standard de partenaires, en falsifiant les registres
de mariage des mairies.
Claude Rich décide alors de
passer une petite annonce dans un journal et c’est l’inspecteur Leloup de la
brigade des « us et coutumes » qui y répond, pour lui et pour sa
femme Martine. L’inspecteur Leloup flaire, avec Rich ou Matou, une affaire de
mœurs ; il se voit déjà arrêter Matou, et les gros titres à la une des
journaux, aussi. Alors, il accepte de céder sa femme, voilà !
Après quelques discussions, quand
l’affaire est conclue entre les deux couples, Claude Rich falsifie son acte de
mariage et celui de l’inspecteur Leloup (ou Francis Blanche. − Leloup :
Blanche pour les intimes). L’actrice Paola Pitagora, en la forme de Martine, la
femme de Leloup, devient alors l’épouse légitime de Claude Rich, et Françoise,
ou Catherine Darcy, devient celle de l’inspecteur Leloup.
Passant ainsi d’une femme à
l’autre ou d’un homme à l’autre sans heurts ni tracas administratifs, éprouvant
la vie comme un palimpseste en quête d’écritures nouvelles, hommes et femmes
frayant ensemble comme les axolotls évoluent et se reproduisent dans l’eau des
lacs au Mexique, Claude Rich, ou Matouzec, devient peu à peu prophète. Rich
prêche pour la péréquation des vies en amour et il trouve des couples prêts à
l’écouter et à le suivre. Rich devient ainsi l’utopiste Charles Fourier en mal
d’amour et L’ode à Fourier d’André
Breton, parce qu’il systématise le procédé frauduleux qu’il a employé pour lui,
l’inspecteur Leloup et leurs femmes respectives, afin d’aider d’autres couples
dans le besoin, et, par là même, il découvre
le Sésame, grâce auquel le phalanstère amoureux et l’amour pivotal théorisés
par l’utopiste Fourier il y a deux siècles, peuvent être réalisés
concrètement aujourd’hui : il suffit de falsifier les actes de mariage et
les registres d’état civil ! Il suffit ! Le bonheur est aussi simple
que cela et à la portée de toutes les bourses, non en 1966, année où le film Les compagnons de la marguerite est
sorti, mais aujourd’hui, fin 2011 !
Rich ou Matou réalise donc une
communauté d’hommes et de femmes libres de s’échanger les uns les autres, hors
des lois monogames de la famille, du ménage et de l’institution du mariage ou
du PACS, une communauté d’amours libres qu’il nomme Les compagnons de la marguerite.
Ici, Claude Rich et Mocky chantent,
comme Breton et bien d’autres l’ont fait, son Ode à Fourier :
« Fourier je te salue du Grand
Canon du Colorado
Je vois l’aigle qui s’échappe de ta tête
Il tient dans ses serres le mouton de Panurge
Et le vent du souvenir et de l’avenir
Dans les plumes de ses ailes fait passer les visages de mes amis
Parmi lesquels nombreux sont ceux qui n’ont plus ou n’ont pas encore de visage. »
Je vois l’aigle qui s’échappe de ta tête
Il tient dans ses serres le mouton de Panurge
Et le vent du souvenir et de l’avenir
Dans les plumes de ses ailes fait passer les visages de mes amis
Parmi lesquels nombreux sont ceux qui n’ont plus ou n’ont pas encore de visage. »
*
Le poète écrit aujourd’hui
son texte sur les registres d’état civil
et se joue de l’article de loi 441 sur le faux et l’usage de faux.
Il emploie, pour ce faire,
des scanners, des tampons humides, des matrices de cartes d’identité, des
programmes informatiques où sont configurés les filigranes des tampons
préfectoraux, des imprimantes pour cartes plastifiées et La théorie des quatre mouvements de Fourier, pour ligne d’horizon.
Pour que le destin des
hommes change à chaque heure,
pour que l’homme puisse
choisir sa forme, soient les sept formes dynamiques du mathématicien René
Thom ; sept et plus de sept.
Pour que la libération
sexuelle ne soit plus un vain mot,
Pour que l’homme jouisse
sans frein,
pour que les colonies de
l’actionniste viennois Otto Muehl traversent les âges après la mort du maître
autrichien,
que le poète devienne
faussaire !
*
Selon un criminologue, Christophe
Naudin, en 2010, le taux de fraudes a franchi la barre des 6 % pour les pièces
administratives. 6 %, c’est énorme pour un pays comme la
France dont l’administration a servi de modèle à l’Allemagne nazie ! Avec
les progrès informatiques, les prix sont devenus dérisoires en matière de faux
et d’usages de faux, pour une technique d’impression chaque année plus
performante. Il est donc de plus en plus aisé pour un individu de changer
d’identité et de plus en plus difficile à un État de contrôler les fraudes
administratives et, avec elles, la destinée sociale des citoyens. On peut donc
imaginer sans rougir que, à l’avenir, le nombre des citoyens cherchant à
changer de vie, pour le plaisir ou par
amour, aille croissant.
Partant de là, partant d’une évolution
des technologies de plus en plus rapides et de moins en moins chères, comme la
loi informatique de Moore nous y invite, deux perspectives politiques sont
envisageables en matière de faux et d’usage de faux :
-
Soit les états deviennent de plus en plus intransigeants
sur les fraudes administratives et criminalisent davantage les citoyens qui
auront fraudé.
-
Soit les états deviennent plus tolérants, et il sera
alors possible à l’échange d’identités entre citoyens d’avoir lieu, rendant ainsi
réalisables l’utopie de Fourier et la maîtrise par l’homme de son destin.
Alors, le terme fatidique de « sort commun » ne signifiera plus rien
et chaque existence sera libre d’être inventée pour elle-même.
Beau projet, utopie de poche – faire de sa vie une fantaisie –, et qui
fait de chaque texte écrit un pré-texte à jouir.
O, vous lecteur, si vous ne tenez
plus à la vie et cherchez dans la littérature un exil hors le monde, passez
votre chemin.
Selon vous, tout va à vau-l’eau,
sauf la tour d’ivoire où vous couchez.
La poésie est, comme vous, bien
couchée dans des livres, tel un chien de paille.
Vous êtes la défaite même du mot
liberté.
Heidegger vous donnera raison,
Baudrillard vous donnera raison :
le monde est à son déclin, il
court à la catastrophe.
Réfugiez-vous dans l’Hypérion d’Hölderlin.
Tout est injuste, faux, fictif,
hormis la poésie qui dort à vos côtés.
Nihilisme passif, aurait dit
Nietzsche à votre endroit.
Heidegger, Baudrillard et la
majorité de nos écrivains actuellement vous donneront raison et traiteront de
naïfs les deux ou trois hommes qui voudront lutter pour le bonheur.
Vous êtes la défaite même du mot
liberté.
Les compagnons de la marguerite n’est pas une comédie, mais un
manifeste.
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