Suite de mon essai sur l'autobiographie de l'artiste américain Emmett Grogan, ou de la façon de transformer le monde en un jeu de chasse à l'homme. Voici donc la troisième règle du jeu du ringolevio : VOLER LES HOMMES, VOLER LES MOTS.
*
- Règle
du Ringolevio n°3 : Voler les hommes, voler les mots
Parce qu’Emmett Grogan est un faiseur
d’histoires, un bonimenteur, et sa vie entière est cousue d’histoires vraies et
fausses toutes droites sorties de son chapeau : Emmett Grogan est un voleur de mots. Il le dit lui-même : « Je suis un voleur. » ; d’ailleurs,
toute la deuxième partie de Ringolevio, le livre, est sur sa vie de voleur. Pour lui, le vol est une profession honnête
et digne. « Puisque le camp ennemi s’arroge le droit de nous voler, nous
pouvons en faire de même : nécessité fait loi ! », clame-t-il. Donc,
les hommes se volent, mais les mots aussi. Puisque les mots représentent la
parole d’un homme, sa loyauté, la loyauté se vole, comme les biens. En un
certain sens, la vie de Grogan n’est pas plus sûre que celle d’Homère.
Autrement dit, le contrat, qui lie l’écrivain d’un récit de sa propre vie à son
lecteur, est rompu – ce qui, remarquons-le, nous fait sortir du cadre étroit
qui est celui du « pacte autobiographique » (Philippe Lejeune) à
l’origine, en France, du genre littéraire de l’autobiographie, depuis Les Essais de
Montaigne et Les
Confessions de Rousseau. D’ailleurs,
Emmett ne dit jamais « je » dans son autobiographie, mais
« il » : « je » est le sujet qui considère qu’il y a
une unité, même imparfaite, même idéale, entre ce qu’il est, ce qu’il a été, et
le monde ; « il » est celui qui conçoit son corps comme une arme
lui permettant d’évoluer en milieu hostile. Et le monde de Ringolevio est
hostile, puisque les hommes, qui l’arpentent, se chassent.
Vous avez devant vous Ringolevio le
livre, soit une accumulation de mots sortis d’un chapeau et destinés à
mystifier, à créer la statue d’un enfant de Brooklyn, un arrière petit-fils d’Irlandais (ce
qui nous amènera bientôt aux pérégrinations de notre héros/héraut à Dublin).
Or, cela ne se fait pas de voler, de mentir, toute forme de société est fondée
sur la loyauté, seule façon de conclure un accord entre ses membres, mais
aussi, depuis, disons, ladite « révolution » du néolithique entre
10 000 et 2500 avant J.C., le droit à la propriété est
« garanti », tout au moins dans ses formes. C’est même devenu, à notre
époque, un droit sacro-saint, inaliénable : on ne peut pas remettre en cause la propriété privée. Ni la sienne, ni celle des autres. Tout homme s’appartient donc en
propre et ce qu’il en est de ses affaires personnelles est à lui et à personne
d’autre. Or, comme on le constate chaque jour dans les journaux, la propriété
est une fiction, parce que, même en tant que droit, elle n’est pas garantie à
valeur égale pour tous ses membres. C’est aussi un mythe philosophique qui dure
et perdure depuis ce qu’on appelle le miracle grec. En effet, durant la
démocratie athénienne, seuls étaient considérés comme citoyens libres, seuls
avaient le droit de dire « je » des Grecs ayant au moins une maison
et qui n’étaient pas esclaves (ce qui faisait passer la part d’homme, dans
chaque maison athénienne, à un pour cinq). Le philosophe cynique Diogène, en
son temps, s’était moqué, à Athènes, de telles prérogatives, en vivant dans une
jarre ou en devenant l’esclave-précepteur des enfants d’un riche commerçant,
mais rien n’y fit : seules passèrent à la postérité, jusqu’à nous, les
inepties d’un Platon et d’un Aristote pour qui n’avait droit de cité qu’un Grec
de souche ayant, au moins, une maison et possédant quatre ou cinq esclaves[1].
L’origine de la démocratie, la commune athénienne, le « berceau » de
notre civilisation, c’est cela : une maison et quatre esclaves minimum sur
un territoire, ses comptoirs et ses colonies. Tout ce qui n’est pas grec est un
métèque, un barbare ou un esclave, et, dans le dernier cas, peut servir de mule
ou de cheval de trait.
Or une telle fiction philosophique pose un
problème politique et anthropologique majeur. En effet, s’il est évident que
notre humanité est partagée par une nature commune qui fait qu’un homme a une
tête, deux yeux, une bouche, un corps et deux jambes, tout ou partie des
cultures humaines a cherché, depuis les temps immémoriaux, à prouver que
l’individu, né aux confins de ses champs et vivant de chasses et de cueillettes
(et a fortiori d’un glanage passant pour « rapine » pour ceux qui
concevaient leur maison et leur champ comme leur appartenant), un tel homme n’en
est pas un, ou il n’en est un qu’en partie. Aussi aberrant qu’il soit, un tel
parti pris permettait aux sociétés premières de contrôler leurs naissances et
d’éviter le mélange des couples et des familles, ainsi que le pillage ou la
mise à l’encan de leurs cultures. C’est cette même fiction philosophique,
datant de la fin de la Préhistoire, qui justifia l’esclavage aux yeux des
citoyens grecs. Puisque les esclaves n’étaient pas des hommes, les citoyens
d’Athènes pouvaient s’en servir comme bon le leur semblait. Et il fallut
attendre l’avènement des sociétés modernes, après le XVIème siècle, pour qu’une
telle situation entre les hommes et les peuples soit peu à peu reconnue comme
étant proprement injuste.
Avant même l’invention de l’écriture, une
telle fiction philosophique et culturelle a permis aux groupes sociaux
possédant les chefferies de se maintenir au pouvoir en conservant autour d’eux un
nombre de citoyens dits « libres » acceptable, soit une « élite »
qui n’a pas plus de droit d’être là où elle se trouve que vous, moi, Diogène de
Sinope ou Emmett Grogan. La fiction de la « maison » comme moyen
d’accès à l’humanité, une telle « machine anthropologique » comme pourrait
la nommer Giorgio Agamben, avait pour fin de maintenir les citoyens dits libres
sur les terres de leur peuple. Elle devint bientôt en Grèce une procédure
administrative abstraite, aussi dénuée de sens, pour l’Athénien, que celui de
devoir se justifier, chaque année, de prendre soin de sa femme. Elle permettait
aussi, avec le temps, de faire que le numerus clausus des membres de
l’aristocratie grecque demeure stable et ne change pas, d’une génération à
l’autre.
*
Boursier d’une école sur Park Avenue, on
demanda à Kenny Wisdom, alias « Emmett Grogan », de cacher les
tatouages qu’il s’était fait en prison, lorsqu’il jouait au basket : sur
l’avant-bras gauche, une paire de dés affichant deux sept, et sur le biceps
droit une panthère noire rampante. Il fallait désormais qu’il se fît passer
pour un enfant issu de la bourgeoisie new-yorkaise, il devait s’en approprier
les codes ainsi que l’apparence physique. Mais, peu à peu, à force de graviter
au milieu des fils de bonne famille, le manque d’héroïne, ce goût amer qui
reste dans la bouche du junkie plusieurs mois après sa désintoxication, se
changea en manque d’argent. C’est alors qu’il décida de travailler la cambriole,
en découvrant, au détour du New York Times, qu’il devait quotidiennement
lire pour ses études, que les parents de ses camarades de classe étaient
habitués des rubriques mondaines. L’occasion était inespérée pour Emmett :
il allait pouvoir dépouiller les joueurs de l’équipe adverse à moindre frais :
« Car, voyez-vous, Kenny n’avait pas la moindre envie de se lever à six
heures du matin cinq jours sur sept, pour devancer l’heure de pointe, la ruée
et la cohue des usagers qui s’entassaient dans les rames qu’il empruntait pour
se rendre à l’école. Pas plus qu’il n’aimait s’attarder à l’étude jusqu’à sept
heures du soir pour éviter, encore une fois, sur son trajet de retour, cette
même foule de mannequins et d’automates affublés de cols à manger de la tarte.
Il n’avait même pas envie d’aller à l’école – et encore moins de rentrer chez
lui. Ses ambitions étaient autrement plus élevées. Kenny voulait se faire
voleur et piller Park Avenue. »[2]
Comme Kenny Wisdom était un bon joueur de
basket et qu’il plaisait aux filles, il se fit inviter par ses camarades à des fêtes,
ce qui lui permit d’avoir tout le temps nécessaire pour repérer les lieux et
les coffres-forts des pères et mères de ses nouvelles petites amies. Il apprit
aussi, par les pages people du New York Times, le moment où
ceux-ci partaient au ski à Noël, ce qui le laissa libre, durant ses vacances,
de voler leurs coffres, sans être le moins du monde surpris par des témoins
gênants. Il changea aussi, à nouveau, d’identité afin de pouvoir déposer sur un
compte bancaire le contenu de son butin. Tout fut étudié au millimètre près par
l’apprenti-voleur, et au nez de ses parents qui s’imaginaient qu’il étudiait
dur pour sa nouvelle école – le vol est, naturellement, un métier difficile qui nécessite de la
dissimulation, de l’adresse et une bonne connaissance des lieux que l’on se
propose de dévaliser. Il termina ainsi la fin des vacances de Noël 1959 avec
neuf mille dollars et cinq écrins de bijoux dans une banque. En réfléchissant
au motif de ses actes, il estima ceux-ci moraux, puisque, en ayant volé l’élite
de Big Apple, il avait volé des voleurs.
Il passa ensuite deux ou trois mois à jouer
les bons fils de famille et les élèves modèles afin de ne pas éveiller les
soupçons, puis il trouva, à Brooklyn, un joaillier pour écouler sa marchandise,
sans passer par le traditionnel refourgueur – ce qui
ne fut pas du goût d’un certain « Syracuse Frankie » qui eut vent de
l’affaire et s’adonnait à cette spécialité, dans le quartier où le joailler
avait son magasin. Kenny Wisdom dut alors quitter rapidement New York afin de
ne pas trouver sur sa route ledit Syracuse, et il embarqua pour l’Europe, où le
joaillier de Brooklyn lui avait donné des contacts. Commencèrent alors, pour
lui, cinq ou six années de vie aventureuse et bohème sur le vieux continent,
cinq ou six années relevant en partie du genre du roman populaire américain,
dans lequel notre picaro apprit à jouer le rôle de l’artiste du mouvement des
Diggers Emmett Grogan. Sur le paquebot qui l’emmenait à Rotterdam, il
s’inventa même une nouvelle identité, celle d’un étudiant en cinéma qui s’en va
à Paris étudier la Nouvelle Vague, afin de séduire une jeune mannequin
rencontrée sur le pont et sortir avec elle.
[1] Voir à
ce sujet Condition de l’homme moderne de
Hanna Arendt, chapitre « Le domaine public et le domaine
privé. » : Durant l’antiquité grecque, « Ce qui empêcha la polis de violer la vie privée de ses
citoyens, ce qui lui fit tenir pour sacrées les limites de leurs champs, ce ne
fut pas le respect de la propriété individuelle telle que nous
l’entendons : c’est qu’à moins de posséder une maison, nul ne pouvait
participer aux affaires du monde, n’y ayant pas de place à soi. » Condition de l’homme moderne, Hanna
Arendt. Ed. Calmann-Lévy, coll. Agora. P. 67. Mais aussi le travail de
Jean-Pierre Vernant sur l’anthropologie de la Grèce antique.
[2] Ringolevio. P. 126.
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