mercredi 25 octobre 2023

THE BLACK LIST n°5

 


Revue en ligne poésie & art

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 Thème de circonstance : la guerre & le déshonneur des poètes. 
Circonstance : 3è, 4è, 5è, 6è & foultitude de guerres mondiales jusqu'à Final.

 
Contributeurs &/ou associés : Philippe Castellin - Jean-michel Espitallier - Jacques Sicard - Leslie Kaplan - Aline Reviriaud - Ayoub Mouzaïne -Jean-Jacques Viton - Liliane Giraudon - Cécile Mainardi - Quassine Schrödinger - Philippe Jaffeux - Olivier Auber - Xavier Leton - Olivier Leton - Frank Caranetti - Christophe Becker - François Dominique - Philippe Blanchon.




vendredi 21 avril 2023

suite 32 – Louise

 



“If I can't dance, I don't want to be part of your revolution.”

 

Emma GOLDMAN

 

 

 

 

    Le lecteur a naturellement compris depuis longtemps que rapprocher, comme je le fais, le récit de vie de l’artiste anglaise Cosey Fanni Tutti des luttes politiques ayant eu lieu, des années 60 à nos jours, ne pouvait se faire sans risquer de déprécier ou la cause de l’artiste ou celle des luttes elles-mêmes et leur histoire. Comme l’eau avec l’huile, la biographie d’une femme en tout point singulière et scandaleuse et le domaine de la politique ne peuvent se mélanger, certains éléments chimiques ne fusionnant pas sans risque préalable, même si des porosités dans les cloisons séparant des aires distinctes peuvent être observées ici et là, sans qu’une intention humaine ou une expérience en laboratoire n’aient préalablement eu cours. La littérature pourtant, si pauvre et chétive soit-elle, a cette possibilité de faire croire, sur quelques instants seulement, que le mélange de l’un avec l’autre ou leur alliage sont possibles. C’est, bien sûr, un mirage, comme le fait de croire qu’une révolution électronique, par le moyen du cut-up, est une tactique insurrectionnelle efficace, ainsi que W.B. Burroughs puis Genesis P-Orridge se sont ingéniés à l’affirmer de leur vivant ; et nous sommes encore là bien loin de l’art de la création de lois par une démocratie souveraine, dont rêvait le philosophe Cornelius Castoriadis il y a maintenant plus de cinquante ans. Mais un tel mirage de la littérature, et s’il est avoué sincèrement comme ici, peut, me semble-t-il, avoir du bon.

 

    Bien sûr, ni Cosey Fanni Tutti ni Genesis P-Orridge n’ont vraiment été engagés dans une cause politique ni n’ont été militants. CFT, dans sa jeunesse, comme femme issue de la middle class britannique, n’a connu de la politique que ce que son père, un ancien militaire, et ses amis, le monde de la rue, puis celui des artistes et des musiciens, le lui ont fait connaître. À aucun moment, à ma connaissance, elle ne parle d’engagement politique à gauche, ses convictions libertaires et anarchistes la faisant même se méfier des logiques et de la discipline des partis. Dans Art Sexe Musique, elle n’évoque donc pas la fin des années de plomb en Angleterre, ni la politique néoconservatrice du gouvernement Thatcher. L’autobiographie de CFT ressemble ainsi, sur ce point, au journal du début des années 1920 d’Helen Hessel, la maîtresse entre Jules et Jim. GPO, quant à lui, est plus prolixe en matière de politique, puisque c’est un agitateur qui a même été en procès avec la couronne anglaise en 1976, pour avoir réalisé des images pornographiques de la reine Élizabeth II. Mais on le voit mal signer des pétitions pour une autre chapelle que la sienne, ou, même, par exemple, manifester dans la rue avec le Labour Party (tout au moins avant que Tony Blair ne trahisse les valeurs politiques du Labour Party dans les années 90).

 

     CFT, aussi libertaire et hédoniste qu’elle nous paraisse actuellement, n’est pas non plus, on s’en doute, la militante anarchiste Emma Goldman qui, au début du vingtième siècle, fut considérée comme « la femme la plus dangereuse des Etats-Unis », bien que, à plus de soixante ans de distance, l’essentiel des opinions féministes d’Emma Goldman se retrouvent chez CFT. Ainsi, Emma Goldman estimait, comme aujourd’hui CFT, qu’une femme ne pouvait pas être vraiment libre sans épanouissement personnel, et que l’émancipation des femmes, si elle passait par le droit de vote, comme les suffragettes le revendiquaient alors au début du vingtième siècle, ne pouvait pas uniquement s’en satisfaire : c’est tout le système capitaliste qu’il fallait changer. Dans « La tragédie de l’émancipation féminine », un court essai de 1906, l’autrice anarchiste affirmait alors : « Le problème que nous avons aujourd’hui, et qu’il faudra résoudre demain, est de savoir comment être soi-même, tout en étant uni aux autres, comment se sentir profondément lié aux autres, tout en affirmant ses propres qualités individuelles. Telle me semble être la base sur laquelle pourraient se rencontrer le peuple et l’individu, le véritable démocrate et le véritable individualiste, sans antagonisme ni opposition. La devise d’un tel projet ne devrait pas être : pardonnons-nous les uns les autres, mais comprenons-nous les uns les autres. »[1] 

 

    Un tel constat, fait en 1906, résonne aussi davantage à partir des Trente Glorieuses qu’à l’orée du vingtième siècle. L’eudémonisme d’Emma Goldman rejoint ici, en partie, celui de CFT. Manque pourtant, chez CFT, un engagement individuel vers le collectif, une généralisation de son propre récit dans le cours de l’histoire de son temps, comme chez Emma Goldman : à aucun moment le je de CFT ne devient un nous, sauf, peut-être, dans son dernier livre Re-sister. Mais il reste que, dans Re-sister, cette sororité, dans laquelle CFT s’inscrit, est liée à deux femmes d’exception, l’écrivaine mystique du quinzième siècle Margery Kempe et la musicienne concrète Delia Derbyshire. Ces deux femmes, à cause de leur singularité-même et de ce qu’elles ont eu de remarquable en leur temps, ne peuvent permettre de dégager une voie pratique vers une émancipation personnelle des hommes et des femmes, à notre époque.  

 

    Il manque donc à CFT de ressembler un tant soit peu à Louise, l’apprentie révolutionnaire  et l’amie de Renée, dans le premier livre de Celia Levi, Les Insoumises. Pourtant, Louise, en tant que militante, est aussi loin de son amie Renée (qui, elle, est, comme on l’a vu, une hédoniste et une esthète) que de CFT ou d’Emma Goldman. Louise a, tout au contraire, la personnalité d’une ascète cherchant à mortifier son corps, elle semble être une « vierge rouge », une Louise Michel un peu caricaturale et à qui le sol d’une Commune fera malheureusement défaut. Une CFT, donc, qui ne croirait plus en l’individu, mais au collectif, et pour lequel elle chercherait à s’engager quel qu’en soit le prix. Au début du roman de Levi, Louise avoue ainsi, dans une lettre, à son amie et confidente Renée qui lui proposait de venir s’installer en Italie à B. avec elle : « Paris est ma ville. Ma vie est comme elle est. Ennuyeuse, tranquille. Je n’aspire pas à la tranquillité, je la subis. J’attends. Pourquoi attendre ailleurs ? Il faut que les jours s’écoulent. J’attends que d’autres me rejoignent. Je ne crois pas en l’individu. C’est la société qui doit changer, et elle changera ; ma vie est l’attente de ce bouleversement qui transformera l’individu en collectivité. Il n’y a pas de liberté individuelle possible sans liberté collective. »[2]

 

    Dans Les Insoumises, Renée et Louise sont ainsi aux antipodes l’une de l’autre, raison pour laquelle elles sont amies : leurs motivations et leur morale sont si différentes qu’il leur semble qu’en conversant l’une avec l’autre, elles découvrent un monde en tout point étranger à ce qu’elles sont. Jamais Renée ne pourra désirer une révolution, même esthétique, comme son amie Louise ; son indolence, sa placidité naturelles sont trop fortes, ce qu’elle est aussi la première à déplorer. Renée envie donc son amie d’être à ce point différente, et même son fanatisme linguistique peut lui sembler préférable à son manque de volonté dans ses propres affaires. Aussi, lorsque Louise lui écrit le plus sérieusement du monde : « Mon projet de réforme de la société commencera par le langage. », Renée ne sursaute pas tout de suite, il faudra une autre lettre de son amie pour qu’elle critique son intolérance envers le langage.

 

    L’intérêt du premier roman de Celia Levi se trouve là, dans l’insoumission de deux jeunes amies que, finalement, tout oppose : on aimerait alors qu’un peu de l’âme gracile de Renée passe dans la sécheresse et l’austérité de Louise, on aimerait aussi que la volonté de vivre et de créer de Renée soit moins velléitaire, donc qu’un peu des humeurs noires de Louise passe dans ses veines, afin qu’elle se mette sérieusement au travail.

    Ici, Renée semble être à Louise ce que CFT est à Emma Goldman. Ce qui distingue ces deux types de femmes, c’est que, quoiqu’étant toutes les quatre insoumises, de gauche et pouvant être portées par des idéaux révolutionnaires, les unes (personnages célèbres faisant partie de l’Histoire et indexées, peu ou prou, comme telles) ont eu, à leur époque, un réseau et la maîtrise de l’information nécessaire à leur engagement en art ou en politique – pas les autres. En somme, Emma Goldman et CFT peuvent, paradoxalement, être considérées comme étant « riches » – pour le moins, dans le sens que l’anthropologue Mary Douglas donnait à la richesse, dans Pour une anthropologie de la consommation  à l’opposé, Renée et Louise, ainsi que tous les personnages des romans de Célia Lévi, sont tous jeunes, pauvres et ratés ; ils sont même universellement jeunes, pauvres et ratés, puisqu’ils ne possèdent ni ne maîtrisent les réseaux d’échanges leur permettant d’assouvir leurs ambitions, et cela surtout si leur ambition consiste à renverser la société[3].    

 

    C’est ce qu’affirmait déjà la poète Claude Cahun, lorsqu’elle répondait en 1933 à la question qu’Aragon posait dans la revue Commune, Pour qui écrivez-vous ? « Ecrire pour tous ceux qui savent lire, dans une société qui n’est pas une société sans classe cela revient à écrire seulement pour ceux qui ont un certain loisir et qui peuvent payer, si peu que ce soit, livres, revues, journaux, déclarait alors Claude Cahun à Aragon. Marx et Lénine eux-mêmes en furent réduits là. J’ajoute que cette réponse (et par suite la question qui la provoque) continuerait à me paraître insuffisante pendant la dictature du prolétariat. Même après. C’est contre tous ceux qui savent lire qu’il faut écrire, car j’estime qu’un progrès n’est jamais obtenu que par opposition. Aux lecteurs de tirer profit de ce que l’écrivain a écrit contre leur passé, contre le sien propre. C’est assez de dire que j’écris, que je souhaite écrire avant tout contre moi. »[4]

 

    Naturellement, à première vue, considérer qu’une artiste ou une révolutionnaire doivent avoir un réseau, en somme une maîtrise de l’information, de ses canaux et de leurs échanges, pour pouvoir se développer, semble difficile à concevoir, mais c’est ainsi. La poète Claude Cahun, engagée avec sa compagne Suzanne Malherbe dans des activités surréalistes et qui sera, quelques mois plus tard, proche de l’engagement trotskyste du groupe Brunet puis d’André Breton, n’ignorait pas, alors, que les révolutions sont généralement produites par les socio-traitres d’une élite ; et, ici, ni Marx ni Lénine ne font exception, comme elle l’affirmait, en l’occurrence, à la revue Commune qui était d’obédience stalinienne[5]. Claude Cahun elle-même faisait partie d’un milieu favorisé, puisque son père, Maurice Schwob, dirigeait alors Le Phare de la Loire, un quotidien français important, et qu’elle fut la nièce de Marcel Schwob, l’auteur des Vies imaginaires. Raison pour laquelle elle répond ici vouloir écrire avant tout contre elle-même. C’est donc bien un aveu non avenu que fait Claude Cahun en réponse à Aragon, et un aveu d’autant moins propice et avenu qu’il me semble être d’une lucidité remarquable.  

 

    En somme, il faut qu’un révolutionnaire ait accès à l’information politique et à une certaine maîtrise des réseaux politiques ayant maille à partir avec un Etat ou une chefferie, s’il veut avoir une chance de les renverser. De même, un écrivain ou un artiste, s’ils veulent faire partie des modernes ou d’une génération montante, doivent maîtriser l’information et les réseaux culturels de leur époque. Ainsi, l’anarchiste Emma Goldman put, grâce à ses activités militantes, être libérée des prisons américaines et partir en union soviétique en 1919, 1920, à la faveur d’un échange de prisonniers entre l’Est et l’Ouest[6]. En 1928, lorsqu’elle écrit Vivre ma vie, son livre le plus connu, c’est son amie, la riche mécène d’art américaine Peggy Guggenheim qui l’accueille en résidence dans un cottage de Saint-Tropez. Ces exemples de solidarité révolutionnaire, qui contredisent les intérêts de classe, sont nombreux. Mais Emma Goldman aurait-elle pu profiter de la générosité de Peggy Guggenheim si elle n’avait pas su écrire ? Que l’Histoire retient-elle aujourd’hui du chef huron Kondiaronk, qui visita Versailles dans sa jeunesse, ou du prêtre vaudou Dutty Boukman à l’origine de la première insurrection haïtienne, avant que l’esclave affranchi, puis propriétaire d’esclaves Toussaint Louverture ne renverse le régime politique de Haïti ? De même pour Lénine et Trotski, parlerait-on encore d’eux, auraient-ils même été à la tête de la révolution russe de 1917, s’ils n’avaient pas été de remarquables et d’infatigables écrivains politiques ? Même chez les révolutionnaires, l’égalité des chances n’existe pas.

 

 

*

 

 

     Au début du premier roman de Celia Levi Les Insoumises, Louise cherche à s’inscrire en fac d’histoire et à trouver un directeur de recherche pour sa thèse sur la révolution française influencée par Michelet, mais le seul universitaire, qu’elle dégote, est un lecteur de l’historien François Furet pour qui Robespierre a amené à Staline : « La vision de mon professeur rejoint celle de Furet sur la révolution française, celle d’un révisionniste borné et ignare. », avoue-t-elle ainsi dans une lettre à son amie Renée. Nous ne sommes plus dans les années 60 mais en 2006, le matérialisme historique n’a plus cours dans les enseignements à la fac : son directeur de thèse, ainsi, « croit aux faits au lieu de croire aux idées. Il perçoit la révolution française comme une suite de données qu’il range et classifie. Il aurait dû être gérant de supermarché. », écrit ensuite la jeune femme[7].  

 

     Dès le départ, Louise est seule avec elle-même et ses envies de révolution. Son père, juif ashkénaze, un ex-maoïste en 68 devenu pro-sioniste avec le temps, ne la comprend pas et il l’enjoint de trouver un travail ou un mari, mais rien n’y fait. Tout le milieu social parisien favorisé, dont elle est issue, est marqué, pour elle, du signe de la déchéance, dont son père porte la marque : « Notre société moribonde m’empêche de respirer, confie-t-elle ainsi à Renée. J’aimerais ne pas la voir. Elle se rappelle à moi dès que je sors dans la rue. Il y a les voisins. Contents de vivre dans le « vieux Paris » mais prêts à le démolir car ils aiment la propreté. Ils disent toujours bonjour et merci. Ils sont dynamiques. Dynamiques comme leurs entreprises polluantes mais recyclables. J’aimerais leur dire merde. Ils organisent des pique-niques entre voisins. La fête du voisinage. Mes parents accourent. Ils sont comme eux. »[8]

 

     La jeune femme a aussi un petit ami H qu’elle avoue cependant ne pas aimer, mais qu’elle continue de fréquenter, pour une promesse qu’elle lui a faite et dont elle ne veut pas se départir. H, qui semble fragile et dépressif, pense avoir raté sa vocation d’artiste, comme plus tard le jeune peintre du roman Intermittences, et il végète le plus souvent, comme lui : « En ce moment, je lis Oblomov de Goncharov, confie ainsi Louise à Renée dans le fil des lettres qu’elle lui envoie, et le personnage d’Oblomov me fait penser à H en plus sympathique. » (Oblomov est le nom d’un personnage célèbre de la littérature russe, qui refuse de sortir de chez lui par dégoût de la vie et des hommes.) Louise accepte cependant de vivre avec H par dépit, et le fait de rechercher pour leur couple un appartement à Paris, alors que ni l’un ni l’autre n’ont de travail, devient rapidement un calvaire pour elle ; ses études sur la révolution française, naturellement, en souffrent et elle en oublie même de trouver un nouveau directeur de thèse… Ici, il y a une première erreur, oui, de stratégie, chez Louise, puisqu’elle refuse d’assurer ses arrières dans une lutte politique qu’elle n’a pas même encore entamée, mais qui va bientôt arriver.

 

    Début novembre 2005, Louise a trouvé un appartement à Paris et elle s’installe avec H. Dans le même temps, elle fait la rencontre, à la Sorbonne, d’un groupe autonome qui vit en communauté dans un squat. Louise se lie d’amitié avec Fabien, l’un des membres du groupe, puis elle assiste à leur réunion, elle colle des affiches avec eux la nuit et elle les aide dans des actions de sabotage du métro. Son investissement dans le groupe n’est, naturellement, pas du goût de H, son compagnon, qui ne souhaite que décorer leur nouvel appartement. C’est alors, au début de l’année 2006, que le mouvement contre le Contrat Première Embauche prend de l’ampleur en France. Le groupe autonome de Fabien, avec lequel elle a sympathisé, réussit à occuper la Sorbonne. Deux mois plus tard, Louise et H. décident de se séparer, alors que le mouvement social commence à décliner : « Les étudiants ont cuvé le vin de la révolte, écrit-elle à Renée, ils se résignent, ils sont prêts à accepter les miettes. L’abrogation [du Contrat Première Embauche] leur semble suffisante. Le travail est à refaire. »[9] ; la jeune femme choisit alors de vivre dans le squat avec le groupe, au grand dam de son père qui ne la comprend plus et souhaite qu’elle reprenne le cours de sa vie.  

 

    Le corps de Louise est une excroissance d’elle-même, un instrument qu’elle entend vouer à une révolution qui n’aura pas lieu. Louise est capable de plier son corps, de l’abîmer sans gêne, à un idéal, et c’est ce qui va la perdre. Parce que son orgueil l’empêche aussi d’imaginer que les femmes et les hommes, avec lesquels elle s’engage totalement, puissent être hostiles à la passion politique qui l’anime. Elle découvrira, à ses dépens, qu’ils ne sont pas plus que H. qu’elle a quitté, ils peuvent même être pires que lui. Louise est une révolutionnaire ratée, et, d’une certaine façon, elle assume ses illusions et ses choix. La jeune étudiante ne s’arrête donc pas tandis que le mouvement contre le Contrat Première Embauche décline ; elle regarde, lucide, ses braises s’éteindre rouges et noirs, dans la Sorbonne qu’elle occupe avec Fabien et d’autres groupes : « Le mouvement va mourir, cela est désormais une certitude, poursuit-elle dans une lettre à son amie Renée. Le tout est de prolonger son agonie, que sa mort soit belle. Les cheminots se refusent à faire grève. Ils ont des enfants à nourrir. Le mouvement s’est radicalisé et pour cause, nous ne sommes qu’entre nous, les groupes enragés de Paris. Les étudiants ont abandonné le navire. Ceux qui restent sont des nostalgiques désœuvrés. »[10] Louise ne fait donc pas machine arrière quand il en est encore temps, elle n’admet pas qu’un mouvement populaire puisse s’essouffler, comme en 68 ou, de nos jours, le mouvement contre la réforme des retraites. Elle refuse que des partis et des syndicats, qui portent les colères du peuple, demeurent les vassaux du régime de la Vème république, ce qu’ils sont toujours actuellement. Et c’est là pourtant, lorsque les braises s’éteignent, qu’elle rejoint dans ses lettres son amie Renée et son désir de la beauté. Quand il n’y a plus qu’à contempler la rage tournant à vide et l’agonie d’une démocratie. C’est là aussi, lors des derniers moments de l’occupation de la Sorbonne, qu’elle rencontre Karl qui est, comme Fabien, le leader d’un autre groupe autonomiste et qu’elle sympathise avec lui.

 

    Louise ne veut pas jouer, elle ne veut pas ruser, n’a même pas de mise pour accéder au tapis de jeu. Louise ne veut pas esquiver, elle n’a pas de second plan. Tout est écrit à l’avance sur son front, sa détermination peut ainsi peser telle une menace ou du mépris pour ceux qui la côtoient. Aussi, fin du mouvement contre le CPE, lorsqu’elle comprend que Fabien s’est épris d’elle, elle fait semblant de n’avoir rien vu, malgré les objurgations de son père pour qu’elle se marie avec lui : il est juif et c’est un bon parti, la tance son père, indigné qu’elle puisse partir avec lui en Lozère, comme une « beatnik ». Louise ne suit même plus les cours d’hébreu qu’il lui payait. Fabien sera bientôt maître de conférences, et la thèse de sa fille en est au point mort, il faut donc qu’elle se ressaisisse ! Louise n’écoute naturellement pas son père, elle ne peut ni ne veut calculer, comme il le lui demande : basse intendance selon elle, calcul d’épicier. Penser déjà en termes de budget du ménage, et pourquoi pas régler ses cycles selon les délais d’inscription à la crèche, comme le font nombre de jeunes couples français ? Aussi, lorsque Fabien se déclare, elle l’envoie paître : « Nous nous sommes regardés longtemps, figés comme des statues de sel, enfin il a parlé, a dit qu’il continuerait à m’aimer en silence et que cela ne devait pas entraver notre action commune. Cela m’a rassurée. La lutte passe avant tout. »[11]

    Et, bientôt, la petit communauté autonome et Fabien rejettent Louise, jugée trop monomane pour leurs mœurs : « Fabien m’a convoquée. C’est bien la seule chose qu’il sache faire. Il est un habitué de ces méthodes staliniennes. Ils ont réfléchi en mon absence et ils pensent que je ne conviens pas. Je fais du mauvais esprit. Ils pensent que je n’arriverai pas à m’adapter à la vie en communauté du squat. Fabien se tordait les mains, il osait me sourire. Je le regardais si intensément qu’il a baissé les yeux de honte. Il s’est justifié : ̎ Je sais que tu as fait beaucoup, mais il vaut mieux qu’une personne souffre plutôt que plusieurs.̎ »[12]

 

    Avant de vous engager, assurez votre indépendance financière, écrivait, à quelque chose près, Simone de Beauvoir, dans les années 50. Le conseil de l’autrice du Deuxième sexe peut servir, naturellement, tout autant aux femmes qu’aux hommes, et hier comme aujourd’hui. Le problème, c’est que, entretemps, l’indépendance financière est devenue de plus en plus difficile à obtenir, et le chômage de masse est passé par là – selon les dernières prospectives de Goldman Sacchs, pas moins de 18 % de l’emploi mondial pourrait se retrouver remplacé par une IA dans les prochaines années. Quant à Renée, toujours en Italie, elle a raté le concours d’entrée d’une école de cinéma, au moment où elle rompt avec Paolo (un jeune homme issu de la branche la plus pauvre d’une vieille famille bourgeoise italienne). Elle avait pourtant fondé tous ses plans sur lui, mais celui-ci a cédé à son père qui ne supportait pas la jeune Française[13]. Renée se rabat alors sur le cousin de Paolo, comme Louise, au même moment, se rabat sur le militant autonomiste Karl, rencontré à la fin de l’occupation de la Sorbonne, et qui l’accueille dans son squat, après sa rupture avec Fabien. Les prétendants suivants seront naturellement pires que les premiers. Le cousin de Paolo considère ainsi Renée comme un jouet qu’on siffle lorsqu’on s’ennuie et, malheureusement, elle accourt – tandis que Louise se fera arrêter seule par la police lors d’une action de sabotage : Karl lui demandera, bien sûr, d’assumer seule son procès sans dénoncer le groupe : elle devra donc plaider l’irresponsabilité et écopera de six mois avec sursis et de 30 mille euros d’amendes avec des travaux d’intérêts généraux. Evidemment, Louise est une femme bien trop fragile pour que la société puisse considérer son acte comme un geste politique… Louise s’est laissé monter la tête toute seule, c’est plus simple à entendre et plus rassurant pour l’opinion publique que d’imaginer que des jeunes puissent être hostiles à la propriété privée, alors que le mur de Berlin est tombé depuis des lustres.

 

     Le premier roman de Celia Levi Les Insoumises offrait ainsi, au début du vingt-et-unième siècle, une critique des mouvements sociaux à l’heure des dystopies : selon Celia Levi, il n’y a plus de mouvement révolutionnaire qui tienne, puisque, comme à l’accoutumée, les partis politiques et les syndicats respectent les institutions politiques de leur régime. Puisqu’il n’y a plus de révolution possible, il n’y a pas non plus d’alternatives ni de mouvements alternatifs qui tiennent. Les groupes autonomes, par l’échappatoire qu’ils semblent promettre, redoublent, en fait, les violences institutionnelles qu’ils prétendent combattre. En somme, ils sont utiles dans le maintien des systèmes économiques, des castes ou des classes. Nous sommes donc, aux antipodes des conceptions anarchistes de David Graeber ou du mouvement Occupy Wall Street. Après Les Insoumises, les autres romans de Celia Levi, s’ils peuvent parler des mouvements sociaux, ne montreront plus, d'une façon aussi franche et frontale, de personnages qui soient des militants à gauche. Comme si Louise représentait une ombre portée sur toute l’œuvre de la jeune autrice.     

 

     

  


 



[1] Emma Goldman, De la liberté des femmes. « La tragédie de l’émancipation féminine » (1906). Ed. Payot, 2020. Pp. 28-29.

[2] Celia Levi, Les Insoumises (opus cité)

[3] Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Mary Douglas & Baron Isherwood (2008) – Opus cité. L’anthropologie de la consommation de M. Douglas et B. Isherwood passe par une synthèse des trois systèmes de communication dégagés par Lévi-Strauss dans La pensée sauvage : la communication des biens, celles des femmes et celle des mots.  Cette synthèse est possible pour Mary Douglas par une théorie de la consommation : « Les significations transmises par le canal des biens font partie intégrante des significations des canaux de la parenté et de la mythologie, et tous trois font partie du souci général de contrôle de l’information. Ils ne révéleront leur signification à l’anthropologie culturelle que s’ils sont appréhendés ensemble. » (Pour une anthropologie de la consommation, p. 110). En somme, la maîtrise et le contrôle de l’information forment l’essence même des échanges culturels d’une société donnée, et l’information, comme premier des biens de consommation, englobe tout autant les biens matériels que les mots de la tribu, ses mythologies, ou les unions entre les hommes et les femmes.

 

[4] Claude Cahun, « Pour qui écrivez-vous ? », Commune n°4, décembre 1933. Repris dans Claude Cahun, Ecrits, Paris, Jean-Michel Place, 2002.

[5] La revue Commune était alors placée sous l’égide du parti communiste français.

[6] L’écrivain anarchiste Victor Serge profitera, lui aussi, en 1917, d’un échange de prisonniers entre la France et l’union soviétique pour recouvrer sa liberté.

[7] Les Insoumises, p. 14.

[8] Ibid.

[9] Ibid. P. 86.

[10] Ibid. P. 88.

[11] Ibid. P. 109.

[13] Ibid. P. 109-115.


samedi 15 avril 2023

Ghost Dance - une traversée des temps (feuilleton 1)

 


Ghost Dance

Une traversée des temps

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Ken McMullen – Daniel Colson Abdallah Laroui – Jacques Derrida & alii


Dans le premier numéro de Terss, une plateforme des littératures méditerranéennes qui nous vient du Maroc, j'ai le plaisir de publier Ghost Dance, une traversée des temps, un court essai autour du film Ghost Dance de Ken McMullen (1983). Dans ce film, Derrida parlait de spectres et de l'"hantologie", soit la science des spectres, une discipline de son invention. Terss en arabe signifie le palimpseste, soit, au Moyen-Âge, le parchemin que l'on réutilisait, celui sur lequel d'autres mots avaient été écrits et qu'une couche de blanc recouvrait. Mon texte, suivant Pascale, un personnage du film de Ken McMullen, tente de révéler l'écriture des fantômes, cachée sous le palimpseste de l'Histoire.




Ici, Ghost Dance le film de Ken McMullen :






mardi 14 février 2023

DEUX TANNERIES - suite 31 – Halluciner les loups

 

Frederick Remington


   


     Nouvelle digression, peut-être :

     Une nuit d’été 2010, un philosophe pisteur du nom de Baptiste Morizot se retrouve à garder, avec un berger, un troupeau de quelque mille deux cent brebis sur le plateau de Canjuers dans le Var, afin de comprendre les problèmes que le retour du loup dans ces contrées provoque. Lune rousse. Baptiste Morizot regarde sur une hauteur l’étalement du troupeau, sa dispersion de l’une ou l’autre bêtes afin de trouver quelques rares brins d’herbes. Abois, ici et là, des sept chiens de garde. Le troupeau ne dort pas, mais il rumine, cherche sa subsistance sur une terre desséchée. Le philosophe s’enfonce dans son duvet sous la tente, il s’endort lentement, puis, à trois heures du matin, est réveillé en sursaut par les aboiements des chiens ayant senti le loup. Il sort de sa tente, descend, lampe éteinte, le côteau où il se trouvait, en prenant bien soin de ne pas être sous le vent. Soudain, à une trentaine de mètres, il entend quelque chose qui court sur lui, puis il aperçoit la silhouette d’un loup, qui s’arrête subitement à quelques pas. Le loup a maintenant senti sa présence et le fixe deux longues secondes, le temps pour Baptiste Morizot de sortir sa lampe afin de lui envoyer un rayon lumineux et l’effrayer, mais le fauve a déjà disparu. Par la suite, le philosophe pisteur, revenu de ses émotions après avoir cherché à courser le loup, se met à méditer sur ce qu’il vient de vivre :

   « Je repense la scène, écrit-il.

    4 heures du matin, rencontre avec le loup à quarante pas, d'homme à homme.

    C'est absurde, mais c'est la première et plus limpide formule qui me vient à l'esprit pour la verbaliser. Impression qui devient une énigme à résoudre. Il ne s'agit pas du tout du face-à-face viril que laisse entendre cette formule éculée : c'est pourquoi je ne comprends pas qu'elle me vienne si spontanément à l'esprit. C'est tout autre chose qui s'intuitionne dans ces trois mots, mais quoi ? »[1]

 

    Le loup entrevu, rencontré, devient pour lui une énigme ontologique. Pourquoi l’a-t-il, un bref instant, assimilé à l’un de ses semblables ? Baptiste Morizot, en tant que philosophe proche du courant écologique, s’intéresse à ce qu’il nomme une éthique des relations influencée par le concept d’individuation du philosophe Gilbert Simondon, pour lequel l’être de l’homme est essentiellement un être en rapport : « Imaginons qu’il n’y ait pas de soi hors de mes relations constitutives à l’autre, à beaucoup, à la plupart des autres, affirme à ce sujet Baptiste Morizot dans « L’écologie contre l’Humanisme. Sur l’insistance d’un faux problème », un texte dans lequel il explicite sa démarche philosophique. Dans ces conditions, que devient la morale ? Elle devient une éthique des relations. »[2] Donc, ce qui l’intéresse en pistant le loup, c’est cette relation entre le prédateur et le berger : comment une entente pourrait-elle être obtenue entre l’homme et l’animal, quand tout semble les opposer ? Morizot pense que cette relation à l’autre espèce vivante, celle non humaine, est primordiale et nécessaire, pour notre avenir, et on ne peut que lui donner raison.

 

    Par certains côtés, la suite de ce texte, qui se trouve au premier chapitre de La piste animale et s’intitule « Les signes du loup », me fait indirectement penser au premier passage de l’ouvrage posthume de Jacques Derrida L’animal que donc je suis[3]. Le sujet du livre de Derrida était le statut de l’animal dans la philosophie moderne et contemporaine, et le premier chapitre reprenait une intervention du philosophe lors du colloque de Cerisy de juillet 1997. Ce colloque réunissait autour de lui plus d’une centaine de chercheurs, philosophes et universitaires pour débattre de l’ontologie animale. Dès le titre, choisi par la philosophe Marie-Louise Mallet pour l’ouvrage posthume de Derrida, L’animal que donc je suis, on connaît la position de l’auteur de la déconstruction à ce sujet : reprenant sa controverse avec le philosophe Levinas, il affirmait, péremptoire, que l’animal avait un visage comme l’homme[4]. En somme, selon Derrida, l’animal est un homme comme un autre, ayant droit à la même reconnaissance et aux mêmes égards que l’homme. L’homme est donc un humanimal. Le philosophe, lors de son allocution, ironisa même sur la prudence de Levinas, quand il déclara, lors d’un entretien avec le philosophe anglais John Llewelyn à propos de l’humanité supposée du serpent : « Je ne sais pas si le serpent a un visage. Je ne peux pas répondre à cette question. Une analyse plus spécifique est nécessaire. »[5] Selon Derrida, une telle réponse de Levinas remettait en question toute sa philosophie, celle-là même qu’il avait fondée sur le visage comme marque de l’absolu humain, et donc de l’impossibilité d’en découdre avec lui, de le nier ou de tuer notre congénaire. Comment Emmanuel Levinas ne pouvait pas savoir si le serpent a un visage ou non, quand toute son œuvre est fondée précisément sur le visage comme siège de l’« âme » ? Donc, selon Derrida, on peut avoir une expérience d’homme à homme avec un serpent comme avec un loup, même si l’on possède la maîtrise d’un langage articulé, contrairement aux autres espèces animales. On peut tout au moins les envisager en tant qu’humanimal, les dévisager, les reconnaître d’égal à égal et avoir l’expérience d’une vie commune avec eux, à la hauteur des animaux qu’ils sont, comme nous, et en respectant leurs différences biologiques. 

 

     Le problème, que j’ai avec le texte de Baptiste Morizot et sa rencontre avec le loup, n’est pas sur son propos dans Sur la piste animale, proche, d’une certaine manière, de celui de Derrida dans L’animal que donc je suis, mais sur la façon dont la rencontre a eu lieu dans une contrée sauvage du Var, lors d’une nuit d’été en 2010. Cela peut paraître un détail, j’en ai bien conscience, mais le philosophe pisteur avoue, d’emblée, ne pas avoir vu les yeux du loup dont il cherchait la trace afin de protéger un troupeau : « Je ne vois pas son visage, écrit-il à ce propos, car trop lent à dégainer la lampe. (Leçon 1 : s’entraîner à dégainer très vite. Leçon 2 : il faut une extrême rigueur, une ascèse et une imprévisibilité, silence et furtivité, pour le surprendre.) Je ne distingue pas son masque labial blanc, ni vraiment ses oreilles en pointe que je crois deviner.

    « Mais il me regarde ; non, il regarde mon visage ; non, il me regarde dans les yeux. « Brusquement tu te souviens que tu as un visage. ». »

    La dernière citation de Baptiste Morizot est extraite de Feuillets d’Hypnos du poète René Char.

    Le philosophe pisteur hallucine donc ici, en quelque façon, son loup. Par une série d’inductions, il en arrive, en somme, à l’envisager, à savoir le reconnaître comme étant son égal, mais on peut raisonnablement douter qu’il y ait véritablement eu une rencontre, comme Baptiste Morizot l'affirme au début de son texte, il est même plus probable que le philosophe et le loup se soient croisés davantage que rencontrés. Et si vraiment, par volonté de connaissance, comme le philosophe Empédocle fut désireux de voir l’œil du volcan, le pisteur qu’il est avait voulu le regarder dans les yeux, il aurait appliqué cette recette des sorciers, connue au Moyen Âge et, aujourd’hui, de quelques ethnologues : il aurait cherché une flaque d’urine de loup et il s’en serait oint le corps ; là, son loup l’aurait pris, peut-être, pour l’un de ses congénères. Si certains sorciers étaient jadis craints, c’est qu’ils savaient ruser avec les fauves et les hommes, en employant leurs odeurs respectives. La base est de connaître l’instinct de son adversaire pour le déjouer. Mais Baptiste Morizot est un philosophe pisteur, et non un sorcier.

 

    Par la suite, Baptiste Morizot avoue volontiers avoir quasi halluciné que les yeux du loup étaient, dans la nuit, fixés sur lui : « Rencontre hypnotique, écrit-il, car dans une autre dimension, celle de la nuit, qui n’est pas pour les humains, où les formes évanouissantes empêchent l’identification des êtres et la maîtrise de l’espace. »[6] Une hallucination consciente en l’occurrence, donc consentie, puisque le philosophe reconnaît de bonne foi les limites de la perception humaine dans l’obscurité. Halluciner les loups, sous certaines conditions, peut donc être une autre manière de les envisager.

 

    Relatant certains pistages de loups qu’il a effectués dans le cours de ses recherches de terrain, Baptiste Morizot ne parle pas, quant à lui, de sorcellerie ni de magie noire ou grise, mais de magie blanche, soit d’un art de la prestidigitation avec ses trucs et ses tours de passe-passe, par exemple dans la façon qu’a le loup de disparaître comme par enchantement. Le philosophe, envisageant le loup, le reconnaissant comme son égal, reconnaît en lui, dans le même temps, un rival employant l’art et les stratégies de la ruse, de ce que les Grecs appelaient la Métis. Il y a des ruses d’Ulysse chez le loup, lorsqu’il déjoue l’attention de son adversaire qui s’emploie à le chercher là où il n’est pas. Il y a donc une lecture flottante du pistage, puisque l’homme sait que ses trajectoires sont prévisibles, que sa limite est ce qu’il estime être le plus raisonnable : le chasseur, lors d’une investigation de terrain, va donc au seul arbre des environs, puisqu’il n’y a pas d’autre endroit où le loup puisse se cacher, alors que celui-ci est, très probablement, tapi dans son dos…

 

    Game du loup contre le pisteur : anticiper la trajectoire de l’homme. Comme le surfeur, dont je parlais à la suite 14 de mon texte, recherchant au milieu des vagues le moment où se lever sur sa planche pour sillonner la mer, le loup recherche le Take-off, soit le moment où il sera dans l’angle mort de l’homme pour l’esquiver. Ainsi, tout est art de l’esquive dans l’univers, comme le pensait David Graeber lui-même : l’attention du pisteur est déjouée par l’attitude du loup, comme l’attention du physicien est déjouée par le jeu libre des électrons qui se trouvent là où l’observateur ne les attend pas[7]. La véritable ordonnatrice de l’univers n’est pas Thémis, la déesse grecque du temps et de la justice, mais Métis, celle de la ruse et de la sagesse, toutes deux les femmes de Zeus. À ce propos, dans L’idée de ludique, l’un de ses essais, le philosophe Jean-Paul Galibert, dont j’ai parlé à la suite 15 de mon texte à propos de « l’air de rien » de Jeanne, émettait l’hypothèse suivante : « À moins que l’existence n’apprenne à esquiver. Imaginons, puisque le temps le rend inévitable, qu’une chose quelconque enfreigne la vacuité de l’espace, et se trouve donc exister quelque part. Comment pourrait-elle éviter de subir aussitôt la prévisible sanction du temps, l’anéantissement ? Par la fuite. Il suffit qu’elle ne soit plus où l’on veut la détruire. L’esquive est le grand art qui rend l’existence possible. Elle est ce double jeu dans l’espace-temps, qui joue l’espace contre le temps, et le temps contre l’espace. Puisque chaque destruction se produit en un lieu et un temps précis, il suffit pour y échapper d’éviter l’un ou l’autre, et donc d’être en ce lieu à un autre moment, ou à ce moment dans un autre lieu. Le jeu de l’existence est un dribble entre l’espace et le temps. Exister, c’est esquiver. »[8]

 

    Pour exister, la vie bluffe, esquive, bifurque, elle invente des trajets qui forment un pli baroque dans la trame de l’espace et du temps. Dans L’idée de ludique, Jean-Paul Galibert ne s’intéresse pas à la trajectoire du loup, mais à celle de la fourmi, comme à celle de l’araignée tissant sa toile entre différents points, plutôt qu’en se déplaçant d’un point à un autre de façon segmentée comme la fourmi ; puis Galibert s’intéresse au trajet de l’algue évoluant, se développant, se lovant au fil des courants marins. Ici, le processus d’individuation de l’homme et de l’animal s’attache à ce qui dérive, échappe aux logiques dans les choix d’itération, et, ainsi, homme, animal, humanimal survivent en gagnant leur espace de liberté (leur territoire). Electron, loup, fourmi, araignée, algue, soit des existences qui, comme Jeanne, n’ont l’air de rien, et font tout pour ne pas être vues : ainsi, du poulpe crachant son encre afin d’échapper au prédateur, ou du bouquetin, volant quasi à la verticale sur les veines des montagnes, là où le loup ne peut approcher, sous peine de tomber.

 

    Il y a donc une façon philosophique d’halluciner les loups, qui nous permet d’estimer son rival, ses forces et ses faiblesses, afin de l’emporter. L’art sorcier d’oindre ses aisselles et son aine de l’urine de loups, par exemple, afin de subjuguer un assaillant plus fort, en est une. Si votre ennemi est effrayé par l’argent, il faudra se souiller avec son odeur, afin de lui montrer que vous maîtrisez les cours de la Bourse mieux que lui. S’il n’y a pas de mise, il n’y a pas d’enjeu, vous n’êtes même pas perdu, vous n’existez pas. Il faut, tout au moins, qu’on croie que vous avez des armes et que les loups sont non seulement de votre côté, mais qu’ils hurlent pour vous.

 

 

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Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture.
Joseph Heath & Andrew Potter (2020)

 

    « Halluciner les loups », comme nous l’apprend le philosophe canadien Alain Deneault dans L’économie psychique comme dans nombre de ses textes, est donc aussi une façon de comprendre la névrose du capitalisme financier, afin de pouvoir l’empêcher de s’attaquer aux troupeaux humains ; elle est une méthode pour connaître son ennemi de classe, mais aussi ceux qui, par naïveté, ignorance ou calcul intéressé, se retrouvent à jouer aux clercs pour eux[9]. Ainsi, des philosophes Joseph Heath et Andrew Potter, dans leur essai, Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture. Il se trouve que ces deux auteurs sont, comme Alain Deneault, canadiens, ce qui nous permet d’avoir un regard distancié, plus proche de l’Amérique du Nord, sur le cours mondial des luttes politiques que des écrivains et des philosophes peuvent ou non mener. J’avais déjà parlé de Révolte consommée de Heath et Potter à la suite 8 de mon essai, lorsque Jeanne, dans le roman La Tannerie de Celia Levi, se retrouve à participer en 2016 aux manifestations contre la loi Travail ainsi qu’à Nuit Debout. J’avais montré qu’on pouvait employer la théorie du laid miroir de David Graeber à leur propos, mais aussi à propos d’une remarque de Julien, un personnage de La Tannerie, dont le propos était analogue : les luttes politiques actuelles n’en seraient pas, puisqu’elles sont une esthétisation du politique, une manifestation pathétique du narcissisme de nos sociétés. Ici, le laid miroir tendu par Heath & Potter sur les mouvements sociaux sert à les décrédibiliser. La démarche est équivalente à la stratégie markéting du nudge, qui consiste, par des remarques indirectes, à dissuader un client d’acheter un produit. Les deux auteurs, ainsi que Julien, cherchent à décrédibiliser les mouvements altermondialistes et, derrière eux, l’ensemble de la gauche américaine, sous le prétexte de leur venir en aide. 

    La thèse politique que les deux philosophes canadiens avancent dans Révolte consommée, c’est que la contre-culture des années 60-70, aux Etats-Unis, a confondu la dissidence avec la déviance, et a ainsi servi le capitalisme en lui offrant ses cycles économiques de ruptures et d’innovations culturelles. C’est cette même erreur que, selon eux, on retrouve dans le mouvement altermondialiste, les Indignés, et les mouvements autonomes actuels (on pourrait facilement inclure, à leur liste, les gilets jaunes, si un tel mouvement avait été américain) : « ces mêmes militants [nord-américains et altermondialistes], affirment Joseph Heath et Andrew Potter en conclusion de leur essai de philosophie politique, refusent de participer à la politique nationale et nient la légitimité de leurs propres élus. Ce retrait de la politique démocratique affaiblit encore davantage ces gouvernements et les prive même de toute légitimité auprès de certains segments cruciaux de la population. Ce faisant, le mouvement altermondialiste affaiblit le seul instrument qui permettrait de corriger le problème diagnostiqué. »[10]

    En somme, les mouvements sociaux, en refusant d’être intégrés dans les institutions politiques traditionnelles, desservent l’ensemble de la gauche politique.   

 

    Cela ne me dérangerait pas, je serais même plutôt d’accord ici avec une telle thèse, si elle revenait sur l’histoire du mouvement ouvrier, aux Etats-Unis et dans le monde, après la mort de Staline, qui, comme je l’ai écrit à la suite 8, explique, pour une bonne part, la montée dans les années 60 des mouvements anarchistes, autonomistes et gauchistes, et leur défiance, justifiée et légitime, pour les institutions politiques de la gauche traditionnelle, mais aussi pour les syndicats. Nous en sommes encore là aujourd’hui, ce que Joseph Heath et Andrew Potter ne peuvent évidemment pas ignorer, puisque c’est le sujet de leur essai. Ce sujet, c’est ce que certains militants d’une ligne communiste orthodoxe non stalinienne (il y en a encore quelques-uns) appellent le « sociétal » : les mouvements actuels seraient, pour une large part, plus sociaux, ou sociétaux, que politiques. Il y en a encore qui, comme moi, pensent bon gré mal gré que, contre ce que le philosophe canadien Alain Deneault appelle la médiocratie, soit l’institution de la gouvernance et des intérêts privés dans la sphère politique, il faut des partis politiques indépendants de tous liens financiers et une discipline de parti, qui commence par la levée des cotisations (ce serait un bon début...). Il y en a qui pensent qu’il faut, à gauche comme à droite, des partis sachant éviter la collusion avec le domaine privé et financier. Mais, pas plus que de la stalinisation ou de la chasse aux sorcières du gouvernement américain contre le parti communiste puis contre les Panthères noires, les deux philosophes canadiens ne parlent de la corruption des partis et des syndicats ayant eu lieu, collusion et corruption qui sont à l’origine du désistement des électeurs pour la gauche, aux Etats-Unis comme en Europe.

   

     Dans le premier court texte d’une suite d’essais politiques formant un cycle intitulé Domination, l’écrivain Michel Surya – dont j’ai repris le terme humanimal à l’un de ses essais pour en faire le néologisme femmanimale – notait lui aussi, en France, l’absence de base politique des mouvements après mai 68. À propos des manifestations des années 90, Surya notait au fragment 185 du premier volet de son cycle Domination : « C’est ce qui est aussi inexplicable (et qu’en effet la domination ne s’explique pas) : que les forts mouvements sociaux soient à chaque fois plus que les raisons susceptibles de leur être prêtées. Même qu’ils paraissent sans raisons, sinon celle que cesse la domination contre laquelle ils se dressent assez absurdement. Contre laquelle ils se dressent, sans plus discriminer entre les avantages dérisoires que, contrainte, la domination, chaque fois, leur consent. »[11]

    Des mouvements, dessaisis, en l'occurrence, des leviers politiques leur permettant de lutter, puisque la révolution, en grande partie, a été trahie par ceux-là mêmes qui l’ont promue, ne réussissent finalement qu’à mendier des miettes.

 

A la recherche de Gil Scott-Heron
Thomas Mauceri, Seb Piquet

    À la fin du roman graphique, À la recherche de Gil Scott-Heron, qui est sur la vie et l’œuvre du musicien afro-américain à l’origine du tube The Bottle, le réalisateur de cinéma Thomas Mauceri est à New York pour suivre l’élection présidentielle américaine de Donald Trump. Le soir du scrutin, il retrouve son ami le célèbre Abiodun Oyewole, l’un des membres du groupe musical The Last Poets, dont les morceaux employant le spoken word ont, comme ceux de Gil Scott-Heron, influencé le rap américain. Les Last Poets, comme Gil Scott-Heron, ont toujours prôné une révolution noire. Thomas Mauceri, son chef opérateur et son ingénieur-son partent donc avec Abiodun Oyewole dans un taxi, afin d’aller dans un restaurant de Harlem, pour voir à la télévision la dernière manche du scrutin opposant Hilary Clinton à Trump. Là, Thomas Mauceri, croqué par le dessinateur de BD Seb Piquet, demande à Abiodun Oyewole s’il est allé voter, et celui-ci lui répond qu’il ne vote jamais, qu’il en a vu d’autres, plus fondamentalistes et dangereux que Trump... Le discours noir le plus frappant qu’Abiodun confie avoir entendu dans sa jeunesse a été tenu à New York par le militant noir panafricaniste Marcus Garvey et consistait en trois mots : « Organize. Organize. Organize. » ; Abiodun Oyewole croit davantage à la lutte concertée qu’à un bulletin dans une urne. Il admet pourtant que le mouvement noir s’est endormi sous la présidence d’Obama : « On a cru que tout était réglé avec cette famille de noirs hyper cool au pouvoir. », déclare-t-il. Dans le taxi, Mauceri le reprend alors en lui disant qu’il y a tout de même le mouvement Black Lives Matter, mais, contre toute attente, le Last Poet rugit : « C’est une régression, oui, réplique-t-il abrupto. Black Lives Matter, Black Lives Matter… Mais la vie des noirs a toujours compté ! Tu te rends compte qu’on est passé de Black Power à Black Lives Matter ?! C’est bien le signe d’une régression… »[12]

    Des miettes, en somme. Car comment lutter, comment effrayer son adversaire, quand la seule revendication repose sur la dignité humaine ? Ou bien, comme en France depuis les années 80, sur des aspirations, une perspective insurrectionnelle ou révolutionnaire floue, sans revendications précises à tenir devant les dominants ?

    Comme Abiodun Oyewole, il me semble que l'écrivain Michel Surya pourrait, lui aussi, s’accorder avec la thèse politique avancée par Joseph Heath et Andrew Potter dans Révolte consommée, à ceci près que, comme Oyewole, l’écrivain français est de gauche, pour lui le capitalisme est responsable de la domination subie, ce dont il traite. Michel Surya ne remet pas en cause Le Capital de Marx ni le projet politique initié par la Commune française en 1871. Surya, plus volontiers connu pour ses textes sur l’œuvre de Georges Bataille, est pour la révolution : pour lui, les mouvements sociaux français ne sont pas assez politiques ni assez révolutionnaires, raison pour laquelle ils se satisfont des miettes que la domination leur consent. – Pas Joseph Heath ni Andrew Potter, les deux philosophes canadiens sont même, pour moi, des avatars des jésuites ayant sévi dans le Nouveau Monde et dont j’ai parlé à la suite précédente. Ils sont pour le capitalisme et un état fort et providentiel, donc des intellectuels de droite, qui font la promotion des loups. Pour eux, le capitalisme est une tautologie, comme l’était Dieu pour saint Thomas d’Aquin. Sur le schéma Grid Group de l’anthropologue Mary Douglas, ils sont des intellectuels au service de la diagonale positive reliant le groupe du marché à celui de la hiérarchie, comme je vais maintenant essayer de le montrer. 


The Last Poets : lien url vidéo vers leur morceau "Niggers are scared of revolution" 


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     Dans le domaine économique, Joseph Heath et Andrew Potter sont keynésiens, et, derrière La société de consommation de Baudrillard, un essai philosophique important après mai 68, ils s’attaquent au Capital de Marx.

     Pour eux, la thèse sur la consommation de Baudrillard est fausse, puisque celle, économique, de Marx l'est aussi : la surproduction généralisée n'existe pas et n'a jamais existé « L’ennui avec la théorie de Marx, expliquent-ils ainsi dans Révolte consommée, c’est qu’elle ne tient pas compte du fait qu’une économie de marché est essentiellement un système d’échange. Même si nous vendons des biens pour de l’argent, l’argent lui-même n’est pas consommé ; nous l’achetons pour acheter d’autres biens à d’autres personnes. »[13] Citation absurde qui, aujourd’hui, ne peut illusionner personne, mais admettons-la quelques instants :

    - Le capitalisme est essentiellement vertueux, de même la société de consommation est essentiellement vertueuse.

    - Nous pouvons acheter de l'argent pour acheter d'autres biens à d'autres personnes. L’argent reste donc un moyen de favoriser les échanges bon gré mal gré. Comme le capitalisme est un système économique essentiellement vertueux, les phénomènes de concentration monétaire sont des accidents de parcours. Il n’y a pas de bulle boursière, pas de titrisation à tout crin, l’argent, comme on sait, ne se consomme pas, ne travaille pas : « On ne peut pas faire de l’argent avec de l’argent. », puisque, comme l’affirment Joseph Heath et Andrew Potter, « l’argent ne se consomme pas », qu’il n’est donc pas lui-même un produit du marché. S’il y a un déséquilibre entre l’offre et la demande, si les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres, il suffit de remettre de l’argent en circulation, ce qui est du domaine des Etats. À aucun moment, les accords de Bretton Woods ne posent un problème économique pour les philosophes Joseph Heath et Andrew Potter : « Les habitants du dernier étage doivent être rassurés ; on doit leur promettre un nouveau chauffagiste qui pourra redessiner un endroit où tout le monde sera au chaud, de sorte qu’il n’y aura plus besoin de tapis supplémentaires ni se bousculer pour trouver une place près du poêle. »[14], allégorisaient l’anthropologue Mary Douglas et l’économiste Baron Isherwood à la fin de leur ouvrage Pour une anthropologie de la consommation. La maison est, en l’occurrence, l’économie de marché et les habitants du dernier étage sont les riches. Il faut donc rassurer les riches en leur promettant un avenir clément sur la Terre et représenter, en quelque manière, les pauvres et ceux qui ont cherché à les émanciper, tel Baudrillard, par le laid miroir. Il faut rassurer les riches, ce que font Joseph Heath et Andrew Potter.    

 

    Le livre Révolte consommée a été publié en anglais en 2004, un an plus tard il sort en France aux éditions Naïve, puis quinze ans plus tard aux éditions L’échappée. Entre 2004 et 2020, il y a eu deux krachs boursiers, celui de 2007-2008 provoqué par la crise des subprimes et celui de 2011 ayant entraîné le mouvement Occupy Wall Street. Je laisse de côté le krach boursier de 2020, provoqué par la crise sanitaire du Covid, nos deux philosophes canadiens n'auraient pu en parler pour la deuxième édition française de Révolte consommée, je leur accorde ici le bénéfice du doute. Je suis même, en partie, d’accord avec la critique qu’ils font de la politique du courant de la contre-culture (même si j’estime qu’elle enfonce des portes ouvertes), si celle-ci pouvait servir en quelque manière une perspective révolutionnaire et non pas les intérêts du marché.

    Naturellement, dans la préface 2020 à la nouvelle édition de leur ouvrage, Heat et Potter critiquent le mouvement Occupy Wall Street, qui a fait connaître David Graeber, comme d’un mouvement n’offrant que peu de résultats concrets, comme tout ce qui a eu lieu depuis mai 68. Heat et Potter considèrent, en outre, que la montée de l’alt-right aux Etats-Unis, comme celle de Trump à la Maison Blanche, font partie d’un mouvement contre-culturel de droite… pourquoi pas. En revanche, dans cette préface, il n’est question à aucun moment des Krachs boursiers, puisque, pour eux, le capitalisme est essentiellement vertueux. Les Krachs boursiers ne sont, en l’occurrence, pas des problèmes, mais des erreurs du marché. Marx, Simmel, David Graeber et même Mary Douglas (qui n’était pas, à proprement parler, une anthropologue de gauche) ont montré que la généralisation de l’argent, comme moyen d’échange, entraînait, par elle-même, des concentrations monétaires. Ainsi, à la fin des années 70, Mary Douglas et l’économiste anglais Baron Isherwood montraient dans Pour une anthropologie de la consommation que, même si le niveau de vie générale avait bien augmenté, la différence des revenus entre les riches et les pauvres n’avait pas évolué depuis un siècle, ni en Angleterre ni dans quelques pays développés que ce soit : « Toute répartition du gain possède un décile inférieur. », expliquaient-ils ; ce que notait déjà, au début du vingtième siècle, le philosophe allemand Simmel dans Philosophie de l’argent : « La pauvreté mène clairement à une spirale descendante du bien-être où le coût de l’élévation du niveau de vie augmente à chaque étape. »[15]  

 

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     Comme pour les jésuites du Nouveau Monde s’étonnant des mœurs des Indiens, Joseph Heath et Andrew Potter pensent, en outre, que la liberté peut être un problème : trop de liberté nuit à la liberté, selon eux. Donc, que vouloir changer l’homme, comme le proposent la philosophie des Lumières, la contre-culture et leurs héritiers, est dangereux. Tout projet d’émancipation, en somme, est dangereux. Revenant dans la préface à l’édition 2020 sur le contenu de leur essai sur la contre-culture, dont ils estiment qu’il n’y a pas à changer une ligne, les deux philosophes voient d’un œil circonspect le projet (à gauche) de changer une quelconque doxa relative à la nature humaine. Non qu’on ne puisse, théoriquement tout au moins, changer celle-ci (la doxa), mais qu’on le doive : « il convient d’insister sur le fait que plusieurs projets soutenus par la gauche impliquent des transformations radicales de notre conception de la  ̏ nature humaine ̋. », affirment-ils[16]. Mais notre conception de la nature humaine, quelle est-elle selon eux ? Est-elle proche du concept de l’être en rapport que Baptiste Morizot partage avec la philosophie éthique de Gilbert Simondon ? Est-ce que c’est l’homme en rapport avec ses institutions, ses groupes et ses structures de l’anthropologue Mary Douglas ? Ou bien la nature humaine est-elle toujours en quelque façon ludique, comme la conçoivent David Graeber ou Jean-Paul Galibert ? On ne sait pas. Ce n’est pas d’une définition de la « nature humaine » dont Joseph Heath et Andrew Potter discutent, mais d’une « Doxa », soit une opinion ou un statuquo dont il leur semble que le lecteur la partage avec eux. En somme, pour eux, la nature humaine, qu’on ne peut définir a priori, est toujours une seconde nature, et celle-ci doit demeurer immuable, puisqu’une Doxa, à ce qu’il leur semble, est toujours coercitive dans son essence-même : donc le projet de la gauche de déconstruire notre façon de concevoir la nature humaine est lui-même coercitif. Les transformations radicales que la gauche et la contre-culture demandent, reposent, selon eux, « pour l’essentiel sur la thèse selon laquelle notre nature n’est pas fixe et immuable, mais se présente en réalité comme une construction sociale. Autrement dit, si elle peut être construite d’une certaine manière, elle peut être déconstruite et reconstruite tout autrement. Il n’en reste pas moins que le processus même de construction sociale est intrinsèquement coercitif. Et n’importe quel sociologue vous dira que les normes sociales sont par principe imposées. »[17] En l’occurrence, la gauche américaine, influencée par la contre-culture, a tort de vouloir proposer un modèle d’humanité féministe, queer, écologique, woke ou islamo-gauchiste, qui sont, comme tout modèle social, fatalement coercitifs. Puisque toute Doxa, définissant ce qu’il en est de l’homme, ne peut être, selon eux, qu’imposée par la force. D’où la mise en place par les démocrates, lors de l’arrivée au pouvoir de Trump, de la cancel-culture, une pratique de l’exclusion par la dénonciation, dont aujourd’hui le film américain de Todd Field Tár se fait l’écho désabusé[18] : « la gauche interprète généralement ces résistances non pas comme la preuve que la nature humaine est plus immuable qu’on ne le pensait, mais comme la réaction de traîtres et d’ennemis qui s’opposent au changement social. Et il n’est pas rare qu’elle cherche, ce faisant, à débusquer et à punir les coupables de façon toujours plus agressive. » (p. 16)

 

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     Comme les missionnaires jésuites du Nouveau Monde avant et après Rousseau, effrayés par l’égalité sexuelle des sociétés indiennes qu’ils cherchaient à convertir, Heath et Potter considèrent enfin la révolution sexuelle des années 60 et 70 comme un danger pour notre humanité, voire même, peut-être, comme son danger le plus pernicieux, puisque « Trop de liberté tue la liberté. » Au chapitre 3 de leur essai, qui est sur la normalité, nos philosophes canadiens écrivent ainsi : « La révolution sexuelle eut donc pour effet de détruire toutes les normes sociales traditionnelles, qui avaient jusqu’alors structuré les relations entre les sexes, sans toutefois les remplacer par de nouvelles. Ce qu’elle laissait, en somme, c’était le vide total. Par conséquent, les gens de ma génération, qui atteignirent à la puberté à la fin des années 70, furent obligés de résoudre par eux-mêmes les délicats problèmes de l’adolescence. Au lieu de se sentir libérés, ils vécurent un véritable enfer. L’absence de règles établies voulait dire que personne ne savait à quoi s’attendre de la part des autres. Pour des adolescents, une telle situation était profondément anxiogène. »[19]

 

    En l’occurrence, pour nos adulescents boutonneux, la révolution sexuelle, durant les Trente Glorieuses, ne se résume pas au combat des femmes afin de sortir du statut de citoyen de seconde zone, mais à leurs déboires sentimentaux de jeunes mâles blancs névrosés. Mais, qu’ils se rassurent, aux Etats-Unis, depuis l’élection par Trump de juges fondamentalistes à la Cour suprême, nombres de femmes, résidant dans des Etats ayant interdit l’avortement, vont se retrouver dans la situation des Indiennes du début du dix-neuvième siècle, avant et après leur exode en 1830 sur la Piste des larmes.

 

 

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Femme cheyenne photographiée à Fort Keogh en 1878.

 

    Il faut ici que je parle de la façon dont, au début du dix-neuvième siècle, les femmes amérindiennes ont progressivement perdu la liberté de disposer de leurs propres corps, puisque la suite précédente évoquait les rapports entre les hommes et les femmes indiens en Amérique du Nord, avant l’arrivée des colons.

    En 1803, Bonaparte vend la Louisiane aux Etats-Unis, lorsque Thomas Jefferson en devient le troisième président. Un programme de « civilisation » en direction des populations indiennes est alors mis en place par l’Etat américain. Comme on l’a vu rapidement à la suite précédente, la colonisation française avait été marquée par un métissage important entre Français et Indiens, qui n’avait pas remis en cause le système de lignage matrilinéaire indien, ni le statut et le rang de la femme indienne. La plupart du temps, les Français résidant au Nouveau Monde n’ont, semble-t-il, pas souhaité revenir en métropole, puisque les mœurs en Europe étaient plus dures et les conditions d’existence beaucoup plus contraignantes qu'en Amérique. Les Français, d’une certaine façon, avaient alors compris combien l’égalité entre les femmes et les hommes permettait d’obtenir des conditions de vie plus clémentes à l’un et à l’autre sexes. L’avortement et une certaine omnigamie étaient donc tolérés, tout au moins avant le mariage : nous sommes donc bien, avec la civilisation indienne, dans un exemple de peuple premier où un certain hédonisme, comme l’a montré l’anthropologue Mary Douglas dans De la souillure, est toléré par les institutions culturelles (voir, à ce propos, la suite 28 de mon texte). En outre, chez les peuples des Cinq Nations, la chasse et la guerre étaient dévolues aux hommes, à la femme était réservée l’agriculture ; l’un et l’autre sexes avaient donc droit de cité dans les assemblées, leur statut politique, au sein des nations indiennes, était équivalent. L’aristocratie française considérait à ce sujet qu’il n’y avait rien là de surprenant, elle voyait dans le guerrier indien quelque chose du modèle chevaleresque et il était arrivé, dans le cours de l’histoire européenne, que des femmes accèdent à des postes à responsabilités ; les fondateurs des Etats-Unis pensaient différemment.

    C’est à ce moment-là que Céluta, l’épouse indienne du René de Chateaubriand, devient vraisemblable, lorsque les femmes des élites des Cinq nations choisissent délibérément d’adopter les mœurs puritaines anglaises. Les Indiens d'un rang important ont alors appris de leurs femmes à travailler dans les champs, comme le gouvernement américain le souhaitait, mais aussi parce que le gibier commençait à se raréfier avec l’intensification du commerce de la fourrure ; et leurs femmes, à l’exemple des Européennes, se sont donc retrouvées au foyer, perdant ainsi la possibilité de tenir les comptes du ménage ou de faire entendre directement leurs voix dans les assemblées. 

    L’acculturation indienne la plus remarquable a été celle de la civilisation cheyenne, qui était alors le peuple amérindien le plus ancien et le plus important. Rapidement, le peuple cheyenne a inventé un système d’écriture syllabique lui permettant de lire et d’écrire, alors que des écoles, des missions et des comptoirs commerciaux s’installaient sur ses terres. En 1827, le peuple cherokee écrit sa propre constitution politique et, en 1850, son taux d’alphabétisation est de 100 %, dépassant celui des Américains. Dans le sud-est des Etats-Unis à cette époque, la culture cheyenne est à ce point assimilée qu’elle a adopté, à ses pratiques agricoles, la culture du coton, mais aussi l’emploi d’esclaves noirs dans ses champs. Lors de la guerre de Sécession, de nombreux hommes des tribus cheyennes se retrouvent donc à se battre dans les rangs de l’armée confédérée[20].

     Ainsi, en perdant de leurs droits et prérogatives, nombre de femmes des élites indiennes ont cru gagner en libertés, sans se rendre compte que leurs efforts d’intégration pouvaient les amener sur la pente glissante d’une économie des sexes et des races, raison pour laquelle des Cheyennes ont pu se battre dans l'armée sudiste. Ici, l’économie des sexes de Kristen Ghodsee rejoint non seulement l’anthropologie de la consommation de Mary Douglas, mais aussi l’afropessimisme, ce courant issu des Black Studies, dont nous parle, dans Noirceur, le philosophe Norman Ajari. Genres, sexes et races sont donc des produits de consommation que L’animal que donc je suis accepte ou non de disposer pour lui-même, ou qu’il se trouve dans l’incapacité d’acheter, puisque ne disposant pas de moyens financiers suffisants...    

     Soixante ans après Frontenac, qui a accueilli le chef huron Kondiaronk dans son salon, de la Jonquière devient gouverneur de la Nouvelle France. Selon le philosophe Norman Ajari, de la Jonquière résume, avec le plus de clartés, la position des Noirs dans l’ontologie moderne. Dans Noirceur, Norman Ajari écrit : « C’est un Français en Amérique, le gouverneur de la Jonquière, qui formula ce principe ontologique qui régit le rapport moderne des Européens aux Africains avec le plus d’économie et de clarté : ̏ tout Nègre est esclave, quelque part qu’il se trouve. ̋ Ce principe, insistait-il, fait consensus entre Anglais et Français. Les mots sont extraits d’une lettre qu’il adressa depuis Québec au ministre de la Marine en France, M. de Rouillé, le 1er juillet 1750, justifiant du fait que, lorsqu’un groupe de Blancs, d’Autochtones et d’esclaves sont faits prisonniers au cours d’un conflit. Il est d’usage dans le cours des négociations de ne restituer tout le monde, à l’exception des Nègres. En raison de leur statut, l’identité de leur propriétaire doit apparaître comme proprement indifférente – seul importe leur être-esclave. »[21]       

    Aujourd’hui comme hier, halluciner les loups reste un moyen de reconnaître sa situation sur un territoire donné et le cours de sa propre monnaie-chair, selon son sexe et la couleur de sa peau, au milieu des prédateurs et des proies. Selon Norman Ajari, la position de la monnaie-chair afro-américaine n'a pas changé depuis le gouverneur de la Jonquière, malgré les déclarations d'intentions humanistes et les vœux pieux. Le voile entre blancs et noirs dont parlait WEB Dubois dans Les âmes du peuple noir est toujours là.

 

 



[1] Sur la piste animale, Baptiste Morizot. Editions Actes Sud, collection Babel. 2018. P. 34. Chapitre 1 « Les signes du loup »

[2] Article « L’écologie contre l’Humanisme. Sur l’insistance d’un faux problème. », Baptiste Morizot. Site Internet Essais. Revue interdisciplinaire d’humanités. Baptiste Morizot, “L’écologie contre l’Humanisme”, Revue Essais, n°13. 2018, Pp. 105-120. Adresse url. https://journals.openedition.org/essais/516?lang=en

 

[3] L'Animal que donc je suis, Jacques Derrida. Editions Galilée. Coll. « La philosophie en effet ». 2006.  

[4] Il y a une analyse remarquable de la controverse philosophique entre Derrida et Levinas, et notamment de l’intervention de Derrida lors du colloque de Cerisy consacrée à l’animal, à partir de l’éthique de Levinas fondée sur le visage de l’homme, dans l’essai Les guerres de Jacques Derrida de Jean-Michel Rabaté. Les guerres de Jacques Derrida, Jean-Michel Rabaté. Presses de l’université de Montréal. 2016. (Lire, à ce propos, le chapitre 3, « Chien et chat : de Levinas à Derrida, la belligérance de l’Autre ».)

[5] Réponse de Levinas citée par J. Derrida dans L’animal que donc je suis. Opus cité. P. 149.

[6] Sur la piste animale, p. 35.

[7] Voir, au sujet de la métaphysique ludique de David Graeber et de l’intentionnalité des électrons, la suite 24 de Deux Tanneries.

[8] L’idée de ludique, Jean-Paul Galibert. Editions Publie.net. 2013. Chapitre 5 « Du vide à la trajectoire »

[9] Voir la suite 27 : du loup. L’économie psychique : feuilleton théorique n°4, Alain Deneault (op. cité).

[10] Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture. Joseph Heath & Andrew Potter. Editions L’échappée, 2020. (Opus cité). P. 333. 

[11] De la domination. Le capital, la transparence et les affaires. Michel Surya. Editions Farrago, 1999. Pp. 91. Michel Surya notait, au fragment précédent, ce paradoxe, envisagé par l’économiste Ernest Mandel dès les années 70, d’un chômage galopant, alors que, avec l’automation, la production bat son plein : dès les années 80, malgré donc l’évolution du chômage, la société de consommation demeure rayonnante.

[12] À la recherche de Gil Scott-Heron. Le « parrain du rap ». Thomas Mauceri, Seb Piquet. Editions Les Arènes BD. 2022. Pp. 202-206.

[14] Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Mary Douglas & Baron Isherwood. Editions IMF/Regard. 2008. P. 218.

[15] Ibid. Pp. 172-173.

[16] Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture. (opus cité). P. 14.

[17] Ibid. Pp. 14-15.

[18] Synopsis du film Tár de Todd Field : Lydia Tár est une cheffe d'orchestre américaine de renommée internationale. C'est un peu Euterpe, la muse grecque de la musique. Tár, remarquablement interprétée par Cate Blanchett, est admirée, respectée, vénérée, convoitée, redoutée. Elle a tout pour elle ; son esprit est brillant, mais elle ignore la base même des échanges humains, fondée, depuis toujours, sur le don et le contre-don. Tár, vivant de musique, étant musique, n'est pas humaine, est absolument antipathique ; elle va donc tout perdre.

    Le film de Todd Field est une lente et longue tragédie dont le fil narratif est la cinquième symphonie de Gustav Mahler immortalisée par le film Mort à Venise de Visconti relatant la déchéance et la mort du compositeur allemand Gustav von Aschenbach, séduit par la beauté encore juvénile d'un ange du nom de Tadzio incarné par l'acteur suédois Björn Andresen.

[19] Ibid. P. 84.

[20] Lire, à ce propos, l’article de l’historien Augustin Habran « La voix des femmes amérindiennes : vers une définition de l’indianité à l’Ouest », dont je fais ici le résumé. In Revue d’études américaines 2016/4ème trimestre, n°149. Site Internet Cairn Info, site url. https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2016-4-page-143.htm

 

[21] Noirceur. Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIème siècle. Norman Ajari. Editions Divergences. P. 124.