vendredi 21 avril 2023

suite 32 – Louise

 



“If I can't dance, I don't want to be part of your revolution.”

 

Emma GOLDMAN

 

 

 

 

    Le lecteur a naturellement compris depuis longtemps que rapprocher, comme je le fais, le récit de vie de l’artiste anglaise Cosey Fanni Tutti des luttes politiques ayant eu lieu, des années 60 à nos jours, ne pouvait se faire sans risquer de déprécier ou la cause de l’artiste ou celle des luttes elles-mêmes et leur histoire. Comme l’eau avec l’huile, la biographie d’une femme en tout point singulière et scandaleuse et le domaine de la politique ne peuvent se mélanger, certains éléments chimiques ne fusionnant pas sans risque préalable, même si des porosités dans les cloisons séparant des aires distinctes peuvent être observées ici et là, sans qu’une intention humaine ou une expérience en laboratoire n’aient préalablement eu cours. La littérature pourtant, si pauvre et chétive soit-elle, a cette possibilité de faire croire, sur quelques instants seulement, que le mélange de l’un avec l’autre ou leur alliage sont possibles. C’est, bien sûr, un mirage, comme le fait de croire qu’une révolution électronique, par le moyen du cut-up, est une tactique insurrectionnelle efficace, ainsi que W.B. Burroughs puis Genesis P-Orridge se sont ingéniés à l’affirmer de leur vivant ; et nous sommes encore là bien loin de l’art de la création de lois par une démocratie souveraine, dont rêvait le philosophe Cornelius Castoriadis il y a maintenant plus de cinquante ans. Mais un tel mirage de la littérature, et s’il est avoué sincèrement comme ici, peut, me semble-t-il, avoir du bon.

 

    Bien sûr, ni Cosey Fanni Tutti ni Genesis P-Orridge n’ont vraiment été engagés dans une cause politique ni n’ont été militants. CFT, dans sa jeunesse, comme femme issue de la middle class britannique, n’a connu de la politique que ce que son père, un ancien militaire, et ses amis, le monde de la rue, puis celui des artistes et des musiciens, le lui ont fait connaître. À aucun moment, à ma connaissance, elle ne parle d’engagement politique à gauche, ses convictions libertaires et anarchistes la faisant même se méfier des logiques et de la discipline des partis. Dans Art Sexe Musique, elle n’évoque donc pas la fin des années de plomb en Angleterre, ni la politique néoconservatrice du gouvernement Thatcher. L’autobiographie de CFT ressemble ainsi, sur ce point, au journal du début des années 1920 d’Helen Hessel, la maîtresse entre Jules et Jim. GPO, quant à lui, est plus prolixe en matière de politique, puisque c’est un agitateur qui a même été en procès avec la couronne anglaise en 1976, pour avoir réalisé des images pornographiques de la reine Élizabeth II. Mais on le voit mal signer des pétitions pour une autre chapelle que la sienne, ou, même, par exemple, manifester dans la rue avec le Labour Party (tout au moins avant que Tony Blair ne trahisse les valeurs politiques du Labour Party dans les années 90).

 

     CFT, aussi libertaire et hédoniste qu’elle nous paraisse actuellement, n’est pas non plus, on s’en doute, la militante anarchiste Emma Goldman qui, au début du vingtième siècle, fut considérée comme « la femme la plus dangereuse des Etats-Unis », bien que, à plus de soixante ans de distance, l’essentiel des opinions féministes d’Emma Goldman se retrouvent chez CFT. Ainsi, Emma Goldman estimait, comme aujourd’hui CFT, qu’une femme ne pouvait pas être vraiment libre sans épanouissement personnel, et que l’émancipation des femmes, si elle passait par le droit de vote, comme les suffragettes le revendiquaient alors au début du vingtième siècle, ne pouvait pas uniquement s’en satisfaire : c’est tout le système capitaliste qu’il fallait changer. Dans « La tragédie de l’émancipation féminine », un court essai de 1906, l’autrice anarchiste affirmait alors : « Le problème que nous avons aujourd’hui, et qu’il faudra résoudre demain, est de savoir comment être soi-même, tout en étant uni aux autres, comment se sentir profondément lié aux autres, tout en affirmant ses propres qualités individuelles. Telle me semble être la base sur laquelle pourraient se rencontrer le peuple et l’individu, le véritable démocrate et le véritable individualiste, sans antagonisme ni opposition. La devise d’un tel projet ne devrait pas être : pardonnons-nous les uns les autres, mais comprenons-nous les uns les autres. »[1] 

 

    Un tel constat, fait en 1906, résonne aussi davantage à partir des Trente Glorieuses qu’à l’orée du vingtième siècle. L’eudémonisme d’Emma Goldman rejoint ici, en partie, celui de CFT. Manque pourtant, chez CFT, un engagement individuel vers le collectif, une généralisation de son propre récit dans le cours de l’histoire de son temps, comme chez Emma Goldman : à aucun moment le je de CFT ne devient un nous, sauf, peut-être, dans son dernier livre Re-sister. Mais il reste que, dans Re-sister, cette sororité, dans laquelle CFT s’inscrit, est liée à deux femmes d’exception, l’écrivaine mystique du quinzième siècle Margery Kempe et la musicienne concrète Delia Derbyshire. Ces deux femmes, à cause de leur singularité-même et de ce qu’elles ont eu de remarquable en leur temps, ne peuvent permettre de dégager une voie pratique vers une émancipation personnelle des hommes et des femmes, à notre époque.  

 

    Il manque donc à CFT de ressembler un tant soit peu à Louise, l’apprentie révolutionnaire  et l’amie de Renée, dans le premier livre de Celia Levi, Les Insoumises. Pourtant, Louise, en tant que militante, est aussi loin de son amie Renée (qui, elle, est, comme on l’a vu, une hédoniste et une esthète) que de CFT ou d’Emma Goldman. Louise a, tout au contraire, la personnalité d’une ascète cherchant à mortifier son corps, elle semble être une « vierge rouge », une Louise Michel un peu caricaturale et à qui le sol d’une Commune fera malheureusement défaut. Une CFT, donc, qui ne croirait plus en l’individu, mais au collectif, et pour lequel elle chercherait à s’engager quel qu’en soit le prix. Au début du roman de Levi, Louise avoue ainsi, dans une lettre, à son amie et confidente Renée qui lui proposait de venir s’installer en Italie à B. avec elle : « Paris est ma ville. Ma vie est comme elle est. Ennuyeuse, tranquille. Je n’aspire pas à la tranquillité, je la subis. J’attends. Pourquoi attendre ailleurs ? Il faut que les jours s’écoulent. J’attends que d’autres me rejoignent. Je ne crois pas en l’individu. C’est la société qui doit changer, et elle changera ; ma vie est l’attente de ce bouleversement qui transformera l’individu en collectivité. Il n’y a pas de liberté individuelle possible sans liberté collective. »[2]

 

    Dans Les Insoumises, Renée et Louise sont ainsi aux antipodes l’une de l’autre, raison pour laquelle elles sont amies : leurs motivations et leur morale sont si différentes qu’il leur semble qu’en conversant l’une avec l’autre, elles découvrent un monde en tout point étranger à ce qu’elles sont. Jamais Renée ne pourra désirer une révolution, même esthétique, comme son amie Louise ; son indolence, sa placidité naturelles sont trop fortes, ce qu’elle est aussi la première à déplorer. Renée envie donc son amie d’être à ce point différente, et même son fanatisme linguistique peut lui sembler préférable à son manque de volonté dans ses propres affaires. Aussi, lorsque Louise lui écrit le plus sérieusement du monde : « Mon projet de réforme de la société commencera par le langage. », Renée ne sursaute pas tout de suite, il faudra une autre lettre de son amie pour qu’elle critique son intolérance envers le langage.

 

    L’intérêt du premier roman de Celia Levi se trouve là, dans l’insoumission de deux jeunes amies que, finalement, tout oppose : on aimerait alors qu’un peu de l’âme gracile de Renée passe dans la sécheresse et l’austérité de Louise, on aimerait aussi que la volonté de vivre et de créer de Renée soit moins velléitaire, donc qu’un peu des humeurs noires de Louise passe dans ses veines, afin qu’elle se mette sérieusement au travail.

    Ici, Renée semble être à Louise ce que CFT est à Emma Goldman. Ce qui distingue ces deux types de femmes, c’est que, quoiqu’étant toutes les quatre insoumises, de gauche et pouvant être portées par des idéaux révolutionnaires, les unes (personnages célèbres faisant partie de l’Histoire et indexées, peu ou prou, comme telles) ont eu, à leur époque, un réseau et la maîtrise de l’information nécessaire à leur engagement en art ou en politique – pas les autres. En somme, Emma Goldman et CFT peuvent, paradoxalement, être considérées comme étant « riches » – pour le moins, dans le sens que l’anthropologue Mary Douglas donnait à la richesse, dans Pour une anthropologie de la consommation  à l’opposé, Renée et Louise, ainsi que tous les personnages des romans de Célia Lévi, sont tous jeunes, pauvres et ratés ; ils sont même universellement jeunes, pauvres et ratés, puisqu’ils ne possèdent ni ne maîtrisent les réseaux d’échanges leur permettant d’assouvir leurs ambitions, et cela surtout si leur ambition consiste à renverser la société[3].    

 

    C’est ce qu’affirmait déjà la poète Claude Cahun, lorsqu’elle répondait en 1933 à la question qu’Aragon posait dans la revue Commune, Pour qui écrivez-vous ? « Ecrire pour tous ceux qui savent lire, dans une société qui n’est pas une société sans classe cela revient à écrire seulement pour ceux qui ont un certain loisir et qui peuvent payer, si peu que ce soit, livres, revues, journaux, déclarait alors Claude Cahun à Aragon. Marx et Lénine eux-mêmes en furent réduits là. J’ajoute que cette réponse (et par suite la question qui la provoque) continuerait à me paraître insuffisante pendant la dictature du prolétariat. Même après. C’est contre tous ceux qui savent lire qu’il faut écrire, car j’estime qu’un progrès n’est jamais obtenu que par opposition. Aux lecteurs de tirer profit de ce que l’écrivain a écrit contre leur passé, contre le sien propre. C’est assez de dire que j’écris, que je souhaite écrire avant tout contre moi. »[4]

 

    Naturellement, à première vue, considérer qu’une artiste ou une révolutionnaire doivent avoir un réseau, en somme une maîtrise de l’information, de ses canaux et de leurs échanges, pour pouvoir se développer, semble difficile à concevoir, mais c’est ainsi. La poète Claude Cahun, engagée avec sa compagne Suzanne Malherbe dans des activités surréalistes et qui sera, quelques mois plus tard, proche de l’engagement trotskyste du groupe Brunet puis d’André Breton, n’ignorait pas, alors, que les révolutions sont généralement produites par les socio-traitres d’une élite ; et, ici, ni Marx ni Lénine ne font exception, comme elle l’affirmait, en l’occurrence, à la revue Commune qui était d’obédience stalinienne[5]. Claude Cahun elle-même faisait partie d’un milieu favorisé, puisque son père, Maurice Schwob, dirigeait alors Le Phare de la Loire, un quotidien français important, et qu’elle fut la nièce de Marcel Schwob, l’auteur des Vies imaginaires. Raison pour laquelle elle répond ici vouloir écrire avant tout contre elle-même. C’est donc bien un aveu non avenu que fait Claude Cahun en réponse à Aragon, et un aveu d’autant moins propice et avenu qu’il me semble être d’une lucidité remarquable.  

 

    En somme, il faut qu’un révolutionnaire ait accès à l’information politique et à une certaine maîtrise des réseaux politiques ayant maille à partir avec un Etat ou une chefferie, s’il veut avoir une chance de les renverser. De même, un écrivain ou un artiste, s’ils veulent faire partie des modernes ou d’une génération montante, doivent maîtriser l’information et les réseaux culturels de leur époque. Ainsi, l’anarchiste Emma Goldman put, grâce à ses activités militantes, être libérée des prisons américaines et partir en union soviétique en 1919, 1920, à la faveur d’un échange de prisonniers entre l’Est et l’Ouest[6]. En 1928, lorsqu’elle écrit Vivre ma vie, son livre le plus connu, c’est son amie, la riche mécène d’art américaine Peggy Guggenheim qui l’accueille en résidence dans un cottage de Saint-Tropez. Ces exemples de solidarité révolutionnaire, qui contredisent les intérêts de classe, sont nombreux. Mais Emma Goldman aurait-elle pu profiter de la générosité de Peggy Guggenheim si elle n’avait pas su écrire ? Que l’Histoire retient-elle aujourd’hui du chef huron Kondiaronk, qui visita Versailles dans sa jeunesse, ou du prêtre vaudou Dutty Boukman à l’origine de la première insurrection haïtienne, avant que l’esclave affranchi, puis propriétaire d’esclaves Toussaint Louverture ne renverse le régime politique de Haïti ? De même pour Lénine et Trotski, parlerait-on encore d’eux, auraient-ils même été à la tête de la révolution russe de 1917, s’ils n’avaient pas été de remarquables et d’infatigables écrivains politiques ? Même chez les révolutionnaires, l’égalité des chances n’existe pas.

 

 

*

 

 

     Au début du premier roman de Celia Levi Les Insoumises, Louise cherche à s’inscrire en fac d’histoire et à trouver un directeur de recherche pour sa thèse sur la révolution française influencée par Michelet, mais le seul universitaire, qu’elle dégote, est un lecteur de l’historien François Furet pour qui Robespierre a amené à Staline : « La vision de mon professeur rejoint celle de Furet sur la révolution française, celle d’un révisionniste borné et ignare. », avoue-t-elle ainsi dans une lettre à son amie Renée. Nous ne sommes plus dans les années 60 mais en 2006, le matérialisme historique n’a plus cours dans les enseignements à la fac : son directeur de thèse, ainsi, « croit aux faits au lieu de croire aux idées. Il perçoit la révolution française comme une suite de données qu’il range et classifie. Il aurait dû être gérant de supermarché. », écrit ensuite la jeune femme[7].  

 

     Dès le départ, Louise est seule avec elle-même et ses envies de révolution. Son père, juif ashkénaze, un ex-maoïste en 68 devenu pro-sioniste avec le temps, ne la comprend pas et il l’enjoint de trouver un travail ou un mari, mais rien n’y fait. Tout le milieu social parisien favorisé, dont elle est issue, est marqué, pour elle, du signe de la déchéance, dont son père porte la marque : « Notre société moribonde m’empêche de respirer, confie-t-elle ainsi à Renée. J’aimerais ne pas la voir. Elle se rappelle à moi dès que je sors dans la rue. Il y a les voisins. Contents de vivre dans le « vieux Paris » mais prêts à le démolir car ils aiment la propreté. Ils disent toujours bonjour et merci. Ils sont dynamiques. Dynamiques comme leurs entreprises polluantes mais recyclables. J’aimerais leur dire merde. Ils organisent des pique-niques entre voisins. La fête du voisinage. Mes parents accourent. Ils sont comme eux. »[8]

 

     La jeune femme a aussi un petit ami H qu’elle avoue cependant ne pas aimer, mais qu’elle continue de fréquenter, pour une promesse qu’elle lui a faite et dont elle ne veut pas se départir. H, qui semble fragile et dépressif, pense avoir raté sa vocation d’artiste, comme plus tard le jeune peintre du roman Intermittences, et il végète le plus souvent, comme lui : « En ce moment, je lis Oblomov de Goncharov, confie ainsi Louise à Renée dans le fil des lettres qu’elle lui envoie, et le personnage d’Oblomov me fait penser à H en plus sympathique. » (Oblomov est le nom d’un personnage célèbre de la littérature russe, qui refuse de sortir de chez lui par dégoût de la vie et des hommes.) Louise accepte cependant de vivre avec H par dépit, et le fait de rechercher pour leur couple un appartement à Paris, alors que ni l’un ni l’autre n’ont de travail, devient rapidement un calvaire pour elle ; ses études sur la révolution française, naturellement, en souffrent et elle en oublie même de trouver un nouveau directeur de thèse… Ici, il y a une première erreur, oui, de stratégie, chez Louise, puisqu’elle refuse d’assurer ses arrières dans une lutte politique qu’elle n’a pas même encore entamée, mais qui va bientôt arriver.

 

    Début novembre 2005, Louise a trouvé un appartement à Paris et elle s’installe avec H. Dans le même temps, elle fait la rencontre, à la Sorbonne, d’un groupe autonome qui vit en communauté dans un squat. Louise se lie d’amitié avec Fabien, l’un des membres du groupe, puis elle assiste à leur réunion, elle colle des affiches avec eux la nuit et elle les aide dans des actions de sabotage du métro. Son investissement dans le groupe n’est, naturellement, pas du goût de H, son compagnon, qui ne souhaite que décorer leur nouvel appartement. C’est alors, au début de l’année 2006, que le mouvement contre le Contrat Première Embauche prend de l’ampleur en France. Le groupe autonome de Fabien, avec lequel elle a sympathisé, réussit à occuper la Sorbonne. Deux mois plus tard, Louise et H. décident de se séparer, alors que le mouvement social commence à décliner : « Les étudiants ont cuvé le vin de la révolte, écrit-elle à Renée, ils se résignent, ils sont prêts à accepter les miettes. L’abrogation [du Contrat Première Embauche] leur semble suffisante. Le travail est à refaire. »[9] ; la jeune femme choisit alors de vivre dans le squat avec le groupe, au grand dam de son père qui ne la comprend plus et souhaite qu’elle reprenne le cours de sa vie.  

 

    Le corps de Louise est une excroissance d’elle-même, un instrument qu’elle entend vouer à une révolution qui n’aura pas lieu. Louise est capable de plier son corps, de l’abîmer sans gêne, à un idéal, et c’est ce qui va la perdre. Parce que son orgueil l’empêche aussi d’imaginer que les femmes et les hommes, avec lesquels elle s’engage totalement, puissent être hostiles à la passion politique qui l’anime. Elle découvrira, à ses dépens, qu’ils ne sont pas plus que H. qu’elle a quitté, ils peuvent même être pires que lui. Louise est une révolutionnaire ratée, et, d’une certaine façon, elle assume ses illusions et ses choix. La jeune étudiante ne s’arrête donc pas tandis que le mouvement contre le Contrat Première Embauche décline ; elle regarde, lucide, ses braises s’éteindre rouges et noirs, dans la Sorbonne qu’elle occupe avec Fabien et d’autres groupes : « Le mouvement va mourir, cela est désormais une certitude, poursuit-elle dans une lettre à son amie Renée. Le tout est de prolonger son agonie, que sa mort soit belle. Les cheminots se refusent à faire grève. Ils ont des enfants à nourrir. Le mouvement s’est radicalisé et pour cause, nous ne sommes qu’entre nous, les groupes enragés de Paris. Les étudiants ont abandonné le navire. Ceux qui restent sont des nostalgiques désœuvrés. »[10] Louise ne fait donc pas machine arrière quand il en est encore temps, elle n’admet pas qu’un mouvement populaire puisse s’essouffler, comme en 68 ou, de nos jours, le mouvement contre la réforme des retraites. Elle refuse que des partis et des syndicats, qui portent les colères du peuple, demeurent les vassaux du régime de la Vème république, ce qu’ils sont toujours actuellement. Et c’est là pourtant, lorsque les braises s’éteignent, qu’elle rejoint dans ses lettres son amie Renée et son désir de la beauté. Quand il n’y a plus qu’à contempler la rage tournant à vide et l’agonie d’une démocratie. C’est là aussi, lors des derniers moments de l’occupation de la Sorbonne, qu’elle rencontre Karl qui est, comme Fabien, le leader d’un autre groupe autonomiste et qu’elle sympathise avec lui.

 

    Louise ne veut pas jouer, elle ne veut pas ruser, n’a même pas de mise pour accéder au tapis de jeu. Louise ne veut pas esquiver, elle n’a pas de second plan. Tout est écrit à l’avance sur son front, sa détermination peut ainsi peser telle une menace ou du mépris pour ceux qui la côtoient. Aussi, fin du mouvement contre le CPE, lorsqu’elle comprend que Fabien s’est épris d’elle, elle fait semblant de n’avoir rien vu, malgré les objurgations de son père pour qu’elle se marie avec lui : il est juif et c’est un bon parti, la tance son père, indigné qu’elle puisse partir avec lui en Lozère, comme une « beatnik ». Louise ne suit même plus les cours d’hébreu qu’il lui payait. Fabien sera bientôt maître de conférences, et la thèse de sa fille en est au point mort, il faut donc qu’elle se ressaisisse ! Louise n’écoute naturellement pas son père, elle ne peut ni ne veut calculer, comme il le lui demande : basse intendance selon elle, calcul d’épicier. Penser déjà en termes de budget du ménage, et pourquoi pas régler ses cycles selon les délais d’inscription à la crèche, comme le font nombre de jeunes couples français ? Aussi, lorsque Fabien se déclare, elle l’envoie paître : « Nous nous sommes regardés longtemps, figés comme des statues de sel, enfin il a parlé, a dit qu’il continuerait à m’aimer en silence et que cela ne devait pas entraver notre action commune. Cela m’a rassurée. La lutte passe avant tout. »[11]

    Et, bientôt, la petit communauté autonome et Fabien rejettent Louise, jugée trop monomane pour leurs mœurs : « Fabien m’a convoquée. C’est bien la seule chose qu’il sache faire. Il est un habitué de ces méthodes staliniennes. Ils ont réfléchi en mon absence et ils pensent que je ne conviens pas. Je fais du mauvais esprit. Ils pensent que je n’arriverai pas à m’adapter à la vie en communauté du squat. Fabien se tordait les mains, il osait me sourire. Je le regardais si intensément qu’il a baissé les yeux de honte. Il s’est justifié : ̎ Je sais que tu as fait beaucoup, mais il vaut mieux qu’une personne souffre plutôt que plusieurs.̎ »[12]

 

    Avant de vous engager, assurez votre indépendance financière, écrivait, à quelque chose près, Simone de Beauvoir, dans les années 50. Le conseil de l’autrice du Deuxième sexe peut servir, naturellement, tout autant aux femmes qu’aux hommes, et hier comme aujourd’hui. Le problème, c’est que, entretemps, l’indépendance financière est devenue de plus en plus difficile à obtenir, et le chômage de masse est passé par là – selon les dernières prospectives de Goldman Sacchs, pas moins de 18 % de l’emploi mondial pourrait se retrouver remplacé par une IA dans les prochaines années. Quant à Renée, toujours en Italie, elle a raté le concours d’entrée d’une école de cinéma, au moment où elle rompt avec Paolo (un jeune homme issu de la branche la plus pauvre d’une vieille famille bourgeoise italienne). Elle avait pourtant fondé tous ses plans sur lui, mais celui-ci a cédé à son père qui ne supportait pas la jeune Française[13]. Renée se rabat alors sur le cousin de Paolo, comme Louise, au même moment, se rabat sur le militant autonomiste Karl, rencontré à la fin de l’occupation de la Sorbonne, et qui l’accueille dans son squat, après sa rupture avec Fabien. Les prétendants suivants seront naturellement pires que les premiers. Le cousin de Paolo considère ainsi Renée comme un jouet qu’on siffle lorsqu’on s’ennuie et, malheureusement, elle accourt – tandis que Louise se fera arrêter seule par la police lors d’une action de sabotage : Karl lui demandera, bien sûr, d’assumer seule son procès sans dénoncer le groupe : elle devra donc plaider l’irresponsabilité et écopera de six mois avec sursis et de 30 mille euros d’amendes avec des travaux d’intérêts généraux. Evidemment, Louise est une femme bien trop fragile pour que la société puisse considérer son acte comme un geste politique… Louise s’est laissé monter la tête toute seule, c’est plus simple à entendre et plus rassurant pour l’opinion publique que d’imaginer que des jeunes puissent être hostiles à la propriété privée, alors que le mur de Berlin est tombé depuis des lustres.

 

     Le premier roman de Celia Levi Les Insoumises offrait ainsi, au début du vingt-et-unième siècle, une critique des mouvements sociaux à l’heure des dystopies : selon Celia Levi, il n’y a plus de mouvement révolutionnaire qui tienne, puisque, comme à l’accoutumée, les partis politiques et les syndicats respectent les institutions politiques de leur régime. Puisqu’il n’y a plus de révolution possible, il n’y a pas non plus d’alternatives ni de mouvements alternatifs qui tiennent. Les groupes autonomes, par l’échappatoire qu’ils semblent promettre, redoublent, en fait, les violences institutionnelles qu’ils prétendent combattre. En somme, ils sont utiles dans le maintien des systèmes économiques, des castes ou des classes. Nous sommes donc, aux antipodes des conceptions anarchistes de David Graeber ou du mouvement Occupy Wall Street. Après Les Insoumises, les autres romans de Celia Levi, s’ils peuvent parler des mouvements sociaux, ne montreront plus, d'une façon aussi franche et frontale, de personnages qui soient des militants à gauche. Comme si Louise représentait une ombre portée sur toute l’œuvre de la jeune autrice.     

 

     

  


 



[1] Emma Goldman, De la liberté des femmes. « La tragédie de l’émancipation féminine » (1906). Ed. Payot, 2020. Pp. 28-29.

[2] Celia Levi, Les Insoumises (opus cité)

[3] Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Mary Douglas & Baron Isherwood (2008) – Opus cité. L’anthropologie de la consommation de M. Douglas et B. Isherwood passe par une synthèse des trois systèmes de communication dégagés par Lévi-Strauss dans La pensée sauvage : la communication des biens, celles des femmes et celle des mots.  Cette synthèse est possible pour Mary Douglas par une théorie de la consommation : « Les significations transmises par le canal des biens font partie intégrante des significations des canaux de la parenté et de la mythologie, et tous trois font partie du souci général de contrôle de l’information. Ils ne révéleront leur signification à l’anthropologie culturelle que s’ils sont appréhendés ensemble. » (Pour une anthropologie de la consommation, p. 110). En somme, la maîtrise et le contrôle de l’information forment l’essence même des échanges culturels d’une société donnée, et l’information, comme premier des biens de consommation, englobe tout autant les biens matériels que les mots de la tribu, ses mythologies, ou les unions entre les hommes et les femmes.

 

[4] Claude Cahun, « Pour qui écrivez-vous ? », Commune n°4, décembre 1933. Repris dans Claude Cahun, Ecrits, Paris, Jean-Michel Place, 2002.

[5] La revue Commune était alors placée sous l’égide du parti communiste français.

[6] L’écrivain anarchiste Victor Serge profitera, lui aussi, en 1917, d’un échange de prisonniers entre la France et l’union soviétique pour recouvrer sa liberté.

[7] Les Insoumises, p. 14.

[8] Ibid.

[9] Ibid. P. 86.

[10] Ibid. P. 88.

[11] Ibid. P. 109.

[13] Ibid. P. 109-115.


samedi 15 avril 2023

Ghost Dance - une traversée des temps (feuilleton 1)

 


Ghost Dance

Une traversée des temps

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Ken McMullen – Daniel Colson Abdallah Laroui – Jacques Derrida & alii


Dans le premier numéro de Terss, une plateforme des littératures méditerranéennes qui nous vient du Maroc, j'ai le plaisir de publier Ghost Dance, une traversée des temps, un court essai autour du film Ghost Dance de Ken McMullen (1983). Dans ce film, Derrida parlait de spectres et de l'"hantologie", soit la science des spectres, une discipline de son invention. Terss en arabe signifie le palimpseste, soit, au Moyen-Âge, le parchemin que l'on réutilisait, celui sur lequel d'autres mots avaient été écrits et qu'une couche de blanc recouvrait. Mon texte, suivant Pascale, un personnage du film de Ken McMullen, tente de révéler l'écriture des fantômes, cachée sous le palimpseste de l'Histoire.




Ici, Ghost Dance le film de Ken McMullen :