jeudi 23 juin 2011

Les statues de sel



À René Scherer

« Les femelles semblent donc pouvoir se passer des mâles, mais, quand elles le font, l’espèce est condamnée à moyen terme. Il est donc préférable pour cette dernière que les femelles continuent à se laisser parasiter. »

« Sexe et biologie », Pierre-Henri Gouyon


A et B sont des marionnettes que deux hommes portent sur leur tête, des espèces de prothèses qui laissent apparaître, à leur base, les yeux et la bouche de leurs manipulateurs. Au début de la pièce, A et B cherchent à manger un navarin d’agneau, en vain. À droite du castelet, il y a un frigo.

Avant le début de la représentation, l’on a offert à chaque spectateur une carte d’identité sur laquelle sont écrits les patronymes « A » et « B ». Le prénom de la carte d’identité est celui d’un organe du corps humain et un portrait photo le représente.

Scène 1

A et B

A (irrité) – Est-ce que ma main droite de secours A ne pourrait pas venir m’aider à manger ? Pourquoi suis-je obligé de demander quelque chose qui devrait aller de soi !

(Le spectateur, possédant la carte d’identité Main droite A, se doit d’aller vers le castelet pour donner à manger à A.)

B (sur le même ton) – Ma main droite B pourrait-elle venir faire son office ? A-t-on besoin de demander à sa main de porter la nourriture à sa bouche !

(Le spectateur identifié Main droite B doit venir sur la scène pour donner à manger à B. A et B mangent ensuite en silence, tandis que les deux spectateurs leur donnent la becquée.)

A (à B durant le dîner) – Vous ne devriez pas vous sentir si sûr de vous, B, quand vous mangez. Les données du monde réel ne sont pas aussi certaines que vous le dites, le concept de lieu change. Vous pouvez, si vous le désirez, changer les dimensions de l’espace dans lequel vous évoluez.

B (agacé) – Ecoutez, A, quand je me lève le matin, je suis dans le même lit et dans la même chambre que la veille !

A – C’est ce que l’on vous a appris l’année dernière dans la classe inférieure, mais vous avez maintenant dû remarquer que, chaque année, vos nouveaux professeurs vous donnent un enseignement qui discrédite ce que vos anciens maîtres vous ont appris. Vous devriez maintenant avoir saisi que notre école vous offre, en terme de savoir, une boîte à outils grâce à laquelle vous influencez le contexte dans lequel vous vous trouvez.

B – Le monde, dans lequel je suis né, me suffit, A !

A – Certes, B, certes… Comment voulez-vous vous appeler aujourd’hui ? Quelle vie souhaitez-vous avoir ?

B – Ne puis-je pas conserver celle que j’ai actuellement ?

A – C’est vous qui voyez. Vous choisissez pour vous le temps que prendra votre apprentissage.

B – A…

A – Oui, B…

B – Puis-je vous parler à cœur ouvert, maintenant ?

A – Faites…

B – Je pense que votre enseignement est mauvais. Je ne comprends pas les raisons pour lesquelles vous vous obstinez à vouloir nous convaincre que notre corps est un outil, un véhicule ou une marionnette ; cela est même dangereux.

A – Voulez-vous quitter notre école ?

B – Non, pas tout de suite, j’aimerais vous convaincre…

A – Oui, B, convainquez-moi… (Au public, en criant.) Est-ce que mes deux pieds pourraient me porter jusqu’au frigo ? J’aimerais me servir une bière.

(Les deux spectateurs, possédant les cartes d’identité Pied droit B et Pied gauche B, doivent porter B, l’emmener jusqu’au frigo, prendre une bière et la lui donner à boire au goulot.)

A – Alors, qu’attendez-vous, B ? Convainquez-moi. Dites-moi les raisons pour lesquelles votre monde serait plus vrai, plus beau et plus juste que le mien.

B – Il vous suffirait de descendre de vos deux pieds de secours, de prendre dans vos propres mains la bière qu’un spectateur vous verse à la bouche et de la boire sans l’aide de quiconque.

A – Si vous pensez que c’est plus juste...

(A descend du dos des spectateurs)

B – Enlevez maintenant votre masque, A. Je l’enlève de mon côté, aussi.

(A et B se retrouvent donc hors du castelet, devant le public, sans leur marionnette sur la tête.)

B – Comment vous sentez-vous maintenant ?

A – Absolument le même, aucun changement notable. La vie me semble plus ennuyeuse, c’est tout.

B – Vous ne trouvez pas que votre existence est moins compliquée ? Votre vie n’est-elle pas plus efficace ainsi, ne serait ce que pour ouvrir une bière et pour la boire ?

A – Ecoutez, B, si je recherchais la simplicité, je ferais comme vous dites, mais je ne suis pas le seul à penser que la vie est beaucoup plus amusante, quand on la complique à l’envi. Il suffirait simplement que mes nouveaux membres acceptent d’être formés quelques mois pour me servir de prothèse et mon point de vue sur ce que je suis, comme leur point de vue sur ce qu’ils sont, changerait du tout au tout.

B – Et vous pensez que cela servirait à votre bonheur ?

A – Oui, durant quelques mois, oui… Je me sens nu maintenant, j’aimerais me recomposer un portrait. Si nous nous rhabillions ?

B – Je n’y vois pas d’objection.

(A et B retournent donc derrière le castelet avec leur marionnette sur la tête.)

A (observant le public, circonspect… Un temps, à B.) – Est-ce que l’on a pensé à fermer les portes de la salle de spectacle ? Il ne faudrait pas qu’ils puissent s’échapper...

B – Il vaudrait mieux justement qu’ils prennent cela pour un spectacle de marionnettes. Une représentation sur scène, même mauvaise, coûte moins chère, aujourd’hui, qu’un lavage de cerveaux.

A – A-t-on pris au moins leur carte d’identité à l’entrée ? Nous pourrions faire un ou deux adeptes.

B – Il est préférable, dans ce cas, de faire du porte à porte, en laissant nos prothèses faire le travail de nos corps.

A – Montre-leur.

B – Tu veux, A, que je leur montre comment l’on démarche ?

A – Oui, B, fais du prosélytisme, fais ta pub, vends ton baratin, vas-y.

(A sort du castelet après avoir déposé sa marionnette et fait le geste de frapper à une porte)

A – Toc, toc, toc…

Scène 2

Trois hommes entrent précipitamment dans la salle de spectacle, ils sortent leur portefeuille de leur poche et ils distribuent leurs papiers et leur argent dans le public, puis ils se déshabillent et ils donnent leur vêtement. Lorsqu’ils sont entièrement nus, chacun des trois demande aux spectateurs un vêtement, de l’argent ou une carte de leur portefeuille. Ils se rhabillent, vêtus de leurs nouveaux oripeaux, puis ils quittent la salle comme ils étaient arrivés.


Scène 3

Un fakir, A et B

Jeune homme, type indien (t-shirt et jeans, les pieds nus, la vingtaine), couché à même les planches de la scène, une grappe de raisin qu’il grignote machinalement. Il regarde fixement une longue pointe horizontale qui se trouve à un ou deux centimètres de ses yeux. Derrière le castelet, A et B l’observent. Une minute passe…

A (rompant le silence) – Jeune homme, est-ce que je pourrais vous demander un service ?

Le fakir – Faites...

A – Pourriez-vous vous lever et me ramener une bière ?

B (répliquant) – Non, n’en faites rien, jeune homme ! Mon ami est un rustre. C’est tellement beau, ce que vous faites ! Restez, s’il vous plaît, demeurez dans votre position, reprenez votre méditation, yeux dans les yeux, avec votre aiguille. Je vais, quant à moi, chercher une bière pour mon ami.

(B se lève et va chercher une bière pour A, sans l’aide des spectateurs Pied droit B et Pied gauche B.)

A (au fakir) – Et qu’est-ce que vous faites dans la vie, jeune homme ?

Le fakir – Je suis disciple d’un fakir et je suis fakir moi-même.

A – Comme c’est intéressant ! Ce n’est pas courant de rencontrer un fakir dans nos contrées… Et comment c’est-ti la vie pour vous ? Vous êtes indépendant, maintenant ? Vous mangez tous les jours à votre faim ?

B (revenant avec la bière) – La mortification, cela permet-il de s’acheter des bières ?

(Silence)

A – Excusez-nous, fakir, restez concentré, poursuivez vos exercices. À combien de centimètres vos yeux se trouvent-ils de l’aiguille ?

Le fakir (après un temps) – Un centimètre exactement.

B (enthousiasmé) – Un centimètre exactement ! Un centimètre exactement ! Mais c’est bien ! Et jusqu’où pouvez-vous aller comme ça ? Y a-t-il une limite ? Avez-vous des limites, fakir ?

Le fakir – A la première question : non, il n’y a pas de limite ; à la deuxième question : oui, j’ai des limites.

A – Ah bon ? Oh, comme c’est dommage ! Mais pourquoi vous donnez-vous des limites à votre âge, quand on a votre jeunesse ? Qu’est-ce qui vous empêche de dépasser un seul minuscule centimètre ?

Le fakir – Le bonheur, monsieur : j’aime la vie.

B – Mais, nous aussi, jeune homme !... Et que fait votre gourou dans la vie ? Comme vous, il regarde des aiguilles ?

Le fakir – Il est le plus heureux des hommes ; il s’est donné la mort hier soir.

B – Ah ! Et comment cela a bien pu lui arriver ?

Le fakir – De la manière la plus simple. Mon maître a choisi le jour de sa mort à l’âge de huit ans, et c’était hier.

B – Et quel âge avait-il, aujourd’hui ?

Le fakir – Cent quatre ans, monsieur.

B – Cent quatre ans !

A (remontrances) – Ecoutez, fakir, vous me désolez. Vous faites un métier dangereux et vous choisissez pour gourou un individu qui s’accroche à la vie jusqu’à cent quatre ans !

Le fakir – Il n’a rien fait pour demeurer en vie, au contraire. Ayant jeté les dés sur son existence dès l’âge de sept ans, il s’est seulement senti débarrassé de l’essentiel et il a, dès cette époque, suivi les hommes et les étoiles qui lui plaisaient, parlant aux uns et aux autres avec une égale humeur, recevant l’hospitalité là où on la lui faisait et jetant à peine un regard à ceux qui la lui refusaient. Lorsqu’il était riche, il prêtait ses femmes à ses hôtes, esclave des femmes, il a consenti, sans rechigner, à servir d’objet sexuel à leurs caprices.

B – Le saint homme !

A – Et comment est-il mort, hier ?

Le fakir – Le hasard.

B – Vous voulez nous faire croire que le hasard y est pour quelque chose ! L’homme, avez-vous dit, a choisi la date de sa mort : c’est cent quatre...

Le fakir – Oui.

A – Et vous, à quel âge avez-vous décidé de mourir ?

Le fakir – Je n’ai rien décidé.

A – Alors, pourquoi regardez-vous cette aiguille ?

Le fakir – Je la regarde, parce qu’elle me plaît.

Scène 4

Même scène que la 2 : trois hommes entrent dans la salle, distribuent leurs papiers, leur argent, leurs vêtements et – don, geredon – demandent aux spectateurs de faire de même… En voix-off, une interview :

Journaliste – … Et vous êtes parasitologue ?

Le parasitologue – Oui.

Journaliste – Qu’est-ce qu’un parasitologue, professeur ?

Le parasitologue – Le parasitologue est un spécialiste du vivant qui s’intéresse aux parasites.

Journaliste – Aux parasites ?

Le parasitologue – Oui.

Journaliste – Cela semble être une discipline assez ennuyeuse ; pourtant vous, vous écrivez sur les parasites des livres qui ne sont pas seulement lus par ceux qui s’intéressent à cette question…

Le parasitologue – Oui, j’arrive aussi à intéresser des lecteurs qui sont d’autres horizons que ceux de la parasitologie.

Journaliste – Vous commencez même à devenir célèbre.

Le parasitologue – Oui…

Journaliste – Comment cela se fait-il, à votre avis ?

Le parasitologue – Oh, je ne sais pas… Peut-être que je réussis, dans mes livres, à sortir de la parasitologie et à montrer comment cette science nouvelle peut nous permettre de comprendre le fonctionnement de notre monde.

Journaliste – La parasitologie peut nous permettre de comprendre notre quotidien ?

Le parasitologue – En quelque sorte.

Journaliste – Dans votre livre, vous montrez que, très souvent, le parasite et son hôte ne font pas que se combattre, mais que, progressivement, ils peuvent cohabiter…

Le parasitologue – Oui, c’est ce qui peut arriver et ce n’est pas exceptionnel. Quelquefois même, l’hôte devient amoureux de son parasite, un peu comme le personnage d’Orgon s’éprend de Tartuffe.

Le journaliste – Et l’on en arrive ainsi à des fonctionnements du vivant qui sont souvent inédits…

Le parasitologue – Oui, comme vous dites, inédits ! Et, selon moi, notre société, dans son ensemble, fonctionne aussi comme cela.

Journaliste – Que voulez-vous dire ?

Le parasitologue – Chacun d’entre nous, qu’il en ait conscience ou non, a ses parasites. Nous vivons avec eux, jour après jour, bon gré, mal gré, et, peu à peu, nous découvrons que nous ne pouvons pas nous passer d’eux ; nous ne pouvons pas nous passer de ce qui nous fait souffrir.

Journaliste – Nous sommes donc masochistes, professeur ?

Le parasitologue – En quelque sorte, oui. Nous n’osons nous l’avouer, mais nous découvrons chaque fois un plaisir plus intense à nous laisser sucer le sang par nos parasites. Évidemment, les questions, relevant des rapports entre l’hôte et son parasite, sont différents dans la nature et dans nos sociétés. Nos parasites les plus courus sont souvent des hommes comme nous et, en tant que tels, ils ont la même structure organique que nous et ont droit au même respect que nous. Lorsque nous étudions notre propre rapport au parasitisme, nous découvrons que celui-ci n’est pas et n’a jamais été une donnée du monde naturel, mais culturel, et, ceci, que le parasite soit un humain, un animal, un végétal, une espèce virale ou bactériologique. Et pourtant, malgré cela, malgré le fait que nous sommes des espèces capables de construire des outils et des machines, il est curieux de constater combien nous répétons inconsciemment, dans nos vies, ce qui se passe dans la nature, comme s’il fallait la servir sans rémission, tel un esclave amoureux de son ancien maître ou un dévot qui voue un culte obsessionnel à un dieu auquel il ne croit plus. Regardez donc ce que nous faisons de nos étrangers, observez notre politique de l’immigration en Europe et aux Etats-Unis, et dites-moi si cela a un sens de tant nous protéger de ceux que nous avons sciemment transformés en parasites ? Notre politique de l’immigration est absurde, relève du cas clinique et ne peut être interprétée de façon pertinente que par la parasitologie.

Journaliste – Nous créerions nos parasites, professeur ?

Le parasitologue – Oui, nous créons nos parasites ; l’humanité est même la plus grande fabrique de parasites du vivant ! L’immigration n’est pas le seul problème humain dans lequel le rapport entre l’hôte et son parasite est inédit ; nous avons d’autres parasites.

Journaliste – Alors, quels sont ces autres parasites, professeur ?

Le parasitologue – Oh, il y en a de toutes les sortes… Nos enfants, nos propres enfants, sont des parasites.

Journaliste – Nos enfants ?

Le parasitologue – Oui, quand ils sont petits, ils pleurent, pissent, sont sales, font leurs dents, mangent et boivent grâce à nous, et, parfois, même plus grands, même adultes, nous nous retrouvons à les entretenir, malgré nous.

Journaliste (outré) – Mais, professeur, les enfants ne sont pas des parasites !

Le parasitologue – Vous voyez, vous voyez combien les enfants sont devenus essentiels à notre existence ! Nous-mêmes avons été des parasites, puisque nous avons été enfants, nous aussi, mais il faut bien reconnaître que nous pouvons vivre heureux sur terre sans en avoir mis au monde. Alors pourquoi nous en faisons ? Pour fonder une famille ? Pour perpétuer notre espèce ? Quel intérêt aurions-nous d’œuvrer pour les générations futures ? Aucun ; nous ne verrons pas ce que nos enfants donneront après nous, nous ne savons même pas aujourd’hui si notre civilisation se perpétuera ou, même, s’il y aura une civilisation, demain. Alors, comment interpréter le fait de vouloir des enfants ? Quel intérêt à en faire, sinon, peut-être, le besoin d’entretenir un parasite qui nous ressemble ? « Ma famille, pensons-nous, vient de tel milieu socioculturel, elle m’a faite à son image et cette image se perpétuera après moi. Mon nom sera inoculé à mes enfants et ils le porteront jusqu’à la fin des temps. » Vous voyez que notre rapport à notre propre identité n’est pas celui d’un homme libre, mais d’un parasite. D’un point de vue ontologique, nous sommes des…

Journaliste (précipitamment) – Merci, professeur !

Le parasitologue – Mais c’est moi qui vous remercie !

Scène 5

Un homme-tronc, corps façonné en imbrication de prothèses, un peu comme la mousse est greffée sur un arbre, un vieil arbre au milieu d’une forêt ou la paroi d’un mur pulvérulent caché sous le lierre. Les membres, les bras, les jambes, le bassin de l’homme-tronc sont des prothèses, quelques organes vitaux demeurent comme résidus naturels. Homme-statue regardant le public dans le vide, seul sur scène, idole improbable d’un petit panthéon exotique, demi-dieu, héros dernier cri, réussite technologique, puisque _

À ses pieds, des cartes d’identité de spectateurs, que les trois hommes de la scène 2 et ceux de la scène 4, ont obtenues… ou presque.

L’homme-tronc dit.

L’homme-tronc – Je suis Arrabal, mi-homme, mi-dieu, dernier travail du chirurgien émérite Athanasius Kircher. Mes membres sont en porcelaine, reproduisent la vie, la subliment et l’on voit mon âme au bout de mes doigts, lorsque je croise mes mains devant moi. Vogue, le Times, Die Stern, le Monde et Libé m’ont photographié comme créature hybride et métafreaks, et des femmes m’ont décrit leur sexualité dans des lettres enflammées. Modèle et idole pour certains, je demeure, pour le professeur Kircher, un cobaye et un hôte. Avec moi, ses recherches touchent la biologie, la physiologie, l’ergonomie, l’informatique, la robotique, la cybernétique et la psychophysique. Athanasius Kircher fouille, à partir des éléments vivants de mon corps, le point vital, le seuil-limite ou nodule au-delà duquel la vie n’a plus cours. Mon foie est en porcelaine, mon cœur est en porcelaine, mes poumons sont en porcelaine, des parties de mon visage et de mon cerveau sont en porcelaine. Je me bats, je résiste toujours, d’opération en opération, contre un rejet possible, par mon organisme, de toutes nouvelles machines de mon maître et parasite. Je suis désormais un château de cartes, une éphémère, insecte ou oiseau apparaissant à la vie une seconde, un regard, et, lorsque je mourrai devant les yeux de Kircher, lorsque l’ultime pointe de son ultime machine touchera mes tissus primordiaux, ma dernière phrase sera pour lui : « Rien n’est vrai. »

(Arrabal regarde les cartes d’identité des spectateurs et lis leurs prénoms et patronymes, puis, après lecture…)

L’homme-tronc –

… Comme moi, vous n’êtes plus qu’un organe de corps humain, pied, coude, nez, dent, gencive ou nombril d’une créature qui vous dépasse. Vous pensiez que votre identité vous permettait de vous reconnaître et de vous aimer, mais, lorsque vous quitterez cette salle, lorsque vous vous disperserez dehors, vos membres se disperseront aussi loin de vous, comme les miens, tel un vol de cygnes dans la nuit.

Vous êtes déjà morts ; depuis toujours, nous sommes morts. La vie n’a jamais été que le flux et le reflux des courants sous la mer et les reflets que le soleil fait sur les eaux.

Scène 6

Un traveller, A et B

Entrée sur scène d’un traveller. Odeur de la respiration, du suint, de la pisse. Le traveller, épuisé, dépose son sac devant lui et s’écroule sur les planches de la scène. A et B, derrière le castelet.

A – Comment allez-vous, traveller ? Vous m’avez l’air bien fatigué. Depuis combien de temps êtes-vous sur les routes ?

Le traveller – Deux mois, et les campagnes de France sont les moins hospitalières de toute l’Europe.

B – Où avez-vous été, traveller ? Quel pays avez-vous visité ? Racontez-nous. A va vous donner à manger.

(A va jusqu’au frigo et dépose au sol les restes du navarin d’agneau. Le traveller se jette sur cette pitance)

B – Alors, traveller, quels voyages ?

Le traveller – L’Inde, les Etats-Unis et l’Europe…

A – Et où comptez-vous aller, maintenant ?

Le traveller – Au Canada, mais j’ai besoin d’une autre identité pour passer la frontière. J’ai dû vendre de la drogue pour trouver de l’argent sur la route, mais quelqu’un m’a vendu et je suis recherché. Un ami m’a dit que vous offriez de nouvelles identités, de nouveaux passeports aux aventuriers comme moi et que vous aviez eu Ahasvérus comme client.

B – Ahasvérus, le juif errant ? Que devient-il ? Vous l’avez rencontré ?

Le traveller – Non, j’en ai entendu parler, c’est tout.

A – Et qui aimeriez-vous être, maintenant ? Nous n’avons, en ce moment, que des cartes d’identité. Regardez à vos pieds et choisissez pour vous.

(Le traveller regarde, à ses pieds, les cartes d’identité laissées par l’homme-tronc)

Le traveller – Et à qui sont-elles ?

B – Aux personnes qui sont là, présentes devant vous.

(Le traveller regarde le public)

B – Que voyez-vous ?

Le traveller – Des jambes, des pieds, des mains, des oreilles… Des organes de corps humain. À qui sont-ils ?

A – Est-ce vraiment important ?

Le traveller – Et vous pensez que je ne cours aucun risque ?

A – On verra bien. Quelle identité aimeriez-vous être ?

Le traveller – Une femme. J’ai toujours rêvé d’être une femme.

A – Y a-t-il une femme dans les cartes ?

Le traveller – Oui.

A – Eh bien, prenez.

Le traveller (indécis) – Vous pensez qu’il n’y a pas de danger pour nous et que je pourrai sortir d’ici avec la carte d’identité de… ?

B – Vous verrez bien.

A – La vie est faite de tant d’imprévus.

B – Peut-être qu’elle-même voudrait devenir traveller à votre place, peut-être pourrez-vous faire rapidement un échange d’identités à l’amiable, l’un et l’autre.

Le traveller – Et, sitôt dehors, pensez-vous que les hommes accepteront ma nouvelle identité aussi facilement que vous deux ?

A – On verra bien…

B – Il suffit d’attendre…

A – Et de voir…

B – Ce qui se passe…

Le traveller (réfléchit, regarde la carte et…) – Okay.

(Le traveller sort de scène avec la carte et disparaît. L’on entend le bruit d’un minuteur… Une minute passe, deux minutes, trois minutes…)