“If I can't dance, I don't want to be part of your
revolution.”
Emma
GOLDMAN
Le lecteur a naturellement compris depuis
longtemps que rapprocher, comme je le fais, le récit de vie de l’artiste
anglaise Cosey Fanni Tutti des luttes politiques ayant eu lieu, des années 60 à
nos jours, ne pouvait se faire sans risquer de déprécier ou la cause de
l’artiste ou celle des luttes elles-mêmes et leur histoire. Comme l’eau avec
l’huile, la biographie d’une femme en tout point singulière et scandaleuse et
le domaine de la politique ne peuvent se mélanger, certains éléments chimiques
ne fusionnant pas sans risque préalable, même si des porosités dans les
cloisons séparant des aires distinctes peuvent être observées ici et là, sans
qu’une intention humaine ou une expérience en laboratoire n’aient préalablement
eu cours. La littérature pourtant, si pauvre et chétive soit-elle, a cette
possibilité de faire croire, sur quelques instants seulement, que le mélange de
l’un avec l’autre ou leur alliage sont possibles. C’est, bien sûr, un mirage,
comme le fait de croire qu’une révolution électronique, par le moyen du cut-up,
est une tactique insurrectionnelle efficace, ainsi que W.B. Burroughs puis
Genesis P-Orridge se sont ingéniés à l’affirmer de leur vivant ; et nous
sommes encore là bien loin de l’art de la création de lois par une démocratie
souveraine, dont rêvait le philosophe Cornelius Castoriadis il y a maintenant plus
de cinquante ans. Mais un tel mirage de la littérature, et s’il est avoué sincèrement
comme ici, peut, me semble-t-il, avoir du bon.
Bien sûr, ni Cosey Fanni Tutti ni Genesis
P-Orridge n’ont vraiment été engagés dans une cause politique ni n’ont été
militants. CFT, dans sa jeunesse, comme femme issue de la middle class britannique,
n’a connu de la politique que ce que son père, un ancien militaire, et ses
amis, le monde de la rue, puis celui des artistes et des musiciens, le lui ont
fait connaître. À aucun moment, à ma connaissance, elle ne parle
d’engagement politique à gauche, ses convictions libertaires et anarchistes la
faisant même se méfier des logiques et de la discipline des partis. Dans Art
Sexe Musique, elle n’évoque donc pas la fin des années de plomb en
Angleterre, ni la politique néoconservatrice du gouvernement Thatcher. L’autobiographie
de CFT ressemble ainsi, sur ce point, au journal du début des années 1920 d’Helen
Hessel, la maîtresse entre Jules et Jim. GPO, quant à lui, est plus prolixe en
matière de politique, puisque c’est un agitateur qui a même été en procès avec
la couronne anglaise en 1976, pour avoir réalisé des images pornographiques de
la reine Élizabeth II. Mais on le voit mal signer des pétitions pour une autre
chapelle que la sienne, ou, même, par exemple, manifester dans la rue avec le
Labour Party (tout au moins avant que Tony Blair ne trahisse les valeurs
politiques du Labour Party dans les années 90).
CFT, aussi libertaire et hédoniste qu’elle
nous paraisse actuellement, n’est pas non plus, on s’en doute, la militante
anarchiste Emma Goldman qui, au début du vingtième siècle, fut considérée comme
« la femme la plus dangereuse des Etats-Unis », bien que, à plus de
soixante ans de distance, l’essentiel des opinions féministes d’Emma Goldman se
retrouvent chez CFT. Ainsi, Emma Goldman estimait, comme aujourd’hui CFT, qu’une
femme ne pouvait pas être vraiment libre sans épanouissement personnel, et que
l’émancipation des femmes, si elle passait par le droit de vote, comme les
suffragettes le revendiquaient alors au début du vingtième siècle, ne pouvait
pas uniquement s’en satisfaire : c’est tout le système capitaliste qu’il
fallait changer. Dans « La tragédie de l’émancipation féminine », un
court essai de 1906, l’autrice anarchiste affirmait alors : « Le problème
que nous avons aujourd’hui, et qu’il faudra résoudre demain, est de savoir
comment être soi-même, tout en étant uni aux autres, comment se sentir
profondément lié aux autres, tout en affirmant ses propres qualités
individuelles. Telle me semble être la base sur laquelle pourraient se
rencontrer le peuple et l’individu, le véritable démocrate et le véritable
individualiste, sans antagonisme ni opposition. La devise d’un tel projet ne
devrait pas être : pardonnons-nous les uns les autres, mais comprenons-nous
les uns les autres. »[1]
Un tel constat, fait en 1906, résonne aussi
davantage à partir des Trente Glorieuses qu’à l’orée du vingtième siècle. L’eudémonisme
d’Emma Goldman rejoint ici, en partie, celui de CFT. Manque pourtant, chez CFT,
un engagement individuel vers le collectif, une généralisation de son propre
récit dans le cours de l’histoire de son temps, comme chez Emma Goldman :
à aucun moment le je de CFT ne devient un nous, sauf, peut-être,
dans son dernier livre Re-sister. Mais il reste que, dans Re-sister,
cette sororité, dans laquelle CFT s’inscrit, est liée à deux femmes
d’exception, l’écrivaine mystique du quinzième siècle Margery Kempe et la
musicienne concrète Delia Derbyshire. Ces deux femmes, à cause de leur
singularité-même et de ce qu’elles ont eu de remarquable en leur temps, ne peuvent
permettre de dégager une voie pratique vers une émancipation personnelle des hommes
et des femmes, à notre époque.
Il manque donc à CFT de ressembler un tant
soit peu à Louise, l’apprentie révolutionnaire et l’amie de Renée, dans le premier livre de
Celia Levi, Les Insoumises. Pourtant, Louise, en tant que militante, est
aussi loin de son amie Renée (qui, elle, est, comme on l’a vu, une hédoniste et
une esthète) que de CFT ou d’Emma Goldman. Louise a, tout au contraire, la
personnalité d’une ascète cherchant à mortifier son corps, elle semble être une
« vierge rouge », une Louise Michel un peu caricaturale et à qui le
sol d’une Commune fera malheureusement défaut. Une CFT, donc, qui ne croirait plus
en l’individu, mais au collectif, et pour lequel elle chercherait à s’engager
quel qu’en soit le prix. Au début du roman de Levi, Louise avoue ainsi, dans
une lettre, à son amie et confidente Renée qui lui proposait de venir s’installer
en Italie à B. avec elle : « Paris est ma ville. Ma vie est comme
elle est. Ennuyeuse, tranquille. Je n’aspire pas à la tranquillité, je la
subis. J’attends. Pourquoi attendre ailleurs ? Il faut que les jours
s’écoulent. J’attends que d’autres me rejoignent. Je ne crois pas en
l’individu. C’est la société qui doit changer, et elle changera ; ma vie
est l’attente de ce bouleversement qui transformera l’individu en collectivité.
Il n’y a pas de liberté individuelle possible sans liberté collective. »[2]
Dans Les Insoumises, Renée et Louise
sont ainsi aux antipodes l’une de l’autre, raison pour laquelle elles sont
amies : leurs motivations et leur morale sont si différentes qu’il leur
semble qu’en conversant l’une avec l’autre, elles découvrent un monde en tout
point étranger à ce qu’elles sont. Jamais Renée ne pourra désirer une révolution,
même esthétique, comme son amie Louise ; son indolence, sa placidité
naturelles sont trop fortes, ce qu’elle est aussi la première à déplorer. Renée
envie donc son amie d’être à ce point différente, et même son fanatisme
linguistique peut lui sembler préférable à son manque de volonté dans ses
propres affaires. Aussi, lorsque Louise lui écrit le plus sérieusement du
monde : « Mon projet de réforme de la société commencera par le
langage. », Renée ne sursaute pas tout de suite, il faudra une autre lettre
de son amie pour qu’elle critique son intolérance envers le langage.
L’intérêt du premier roman de Celia
Levi se trouve là, dans l’insoumission de deux jeunes amies que, finalement,
tout oppose : on aimerait alors qu’un peu de l’âme gracile de Renée passe
dans la sécheresse et l’austérité de Louise, on aimerait aussi que la volonté
de vivre et de créer de Renée soit moins velléitaire, donc qu’un peu des
humeurs noires de Louise passe dans ses veines, afin qu’elle se mette
sérieusement au travail.
Ici, Renée semble être à Louise ce que CFT est
à Emma Goldman. Ce qui distingue ces deux types de femmes, c’est que,
quoiqu’étant toutes les quatre insoumises, de gauche et pouvant être portées
par des idéaux révolutionnaires, les unes (personnages célèbres faisant partie
de l’Histoire et indexées, peu ou prou, comme telles) ont eu, à leur époque, un
réseau et la maîtrise de l’information nécessaire à leur engagement en art ou
en politique – pas les autres. En somme, Emma Goldman et CFT peuvent,
paradoxalement, être considérées comme étant « riches » – pour le
moins, dans le sens que l’anthropologue Mary Douglas donnait à la richesse,
dans Pour une anthropologie de la consommation – à l’opposé, Renée et Louise, ainsi que tous les
personnages des romans de Célia Lévi, sont tous jeunes, pauvres et ratés ;
ils sont même universellement jeunes, pauvres et ratés, puisqu’ils ne
possèdent ni ne maîtrisent les réseaux d’échanges leur permettant d’assouvir
leurs ambitions, et cela surtout si leur ambition consiste à renverser la
société[3].
C’est ce qu’affirmait déjà la poète Claude
Cahun, lorsqu’elle répondait en 1933 à la question qu’Aragon posait dans la
revue Commune, Pour qui écrivez-vous ? « Ecrire pour tous ceux
qui savent lire, dans une société qui n’est pas une société sans classe cela
revient à écrire seulement pour ceux qui ont un certain loisir et qui peuvent
payer, si peu que ce soit, livres, revues, journaux, déclarait alors Claude
Cahun à Aragon. Marx et Lénine eux-mêmes en furent réduits là. J’ajoute que
cette réponse (et par suite la question qui la provoque) continuerait à me
paraître insuffisante pendant la dictature du prolétariat. Même après. C’est
contre tous ceux qui savent lire qu’il faut écrire, car j’estime qu’un progrès
n’est jamais obtenu que par opposition. Aux lecteurs de tirer profit de ce que
l’écrivain a écrit contre leur passé, contre le sien propre. C’est assez de
dire que j’écris, que je souhaite écrire avant tout contre moi. »[4]
Naturellement, à première vue, considérer
qu’une artiste ou une révolutionnaire doivent avoir un réseau, en somme une
maîtrise de l’information, de ses canaux et de leurs échanges, pour pouvoir se
développer, semble difficile à concevoir, mais c’est ainsi. La poète Claude
Cahun, engagée avec sa compagne Suzanne Malherbe dans des activités
surréalistes et qui sera, quelques mois plus tard, proche de l’engagement
trotskyste du groupe Brunet puis d’André Breton, n’ignorait pas, alors, que les
révolutions sont généralement produites par les socio-traitres d’une
élite ; et, ici, ni Marx ni Lénine ne font exception, comme elle
l’affirmait, en l’occurrence, à la revue Commune qui était d’obédience
stalinienne[5].
Claude Cahun elle-même faisait partie d’un milieu favorisé, puisque son père,
Maurice Schwob, dirigeait alors Le Phare de la Loire, un quotidien
français important, et qu’elle fut la nièce de Marcel Schwob, l’auteur des Vies
imaginaires. Raison pour laquelle elle répond ici vouloir écrire avant tout
contre elle-même. C’est donc bien un aveu non avenu que fait Claude Cahun en
réponse à Aragon, et un aveu d’autant moins propice et avenu qu’il me semble
être d’une lucidité remarquable.
En somme, il faut qu’un révolutionnaire ait
accès à l’information politique et à une certaine maîtrise des réseaux
politiques ayant maille à partir avec un Etat ou une chefferie, s’il veut avoir
une chance de les renverser. De même, un écrivain ou un artiste, s’ils veulent
faire partie des modernes ou d’une génération montante, doivent maîtriser
l’information et les réseaux culturels de leur époque. Ainsi, l’anarchiste Emma
Goldman put, grâce à ses activités militantes, être libérée des prisons
américaines et partir en union soviétique en 1919, 1920, à la faveur d’un
échange de prisonniers entre l’Est et l’Ouest[6]. En 1928, lorsqu’elle
écrit Vivre ma vie, son livre le plus connu, c’est son amie, la riche mécène
d’art américaine Peggy Guggenheim qui l’accueille en résidence dans un cottage
de Saint-Tropez. Ces exemples de solidarité révolutionnaire, qui contredisent
les intérêts de classe, sont nombreux. Mais Emma Goldman aurait-elle pu
profiter de la générosité de Peggy Guggenheim si elle n’avait pas su
écrire ? Que l’Histoire retient-elle aujourd’hui du chef huron Kondiaronk,
qui visita Versailles dans sa jeunesse, ou du prêtre vaudou Dutty Boukman à
l’origine de la première insurrection haïtienne, avant que l’esclave affranchi,
puis propriétaire d’esclaves Toussaint Louverture ne renverse le régime
politique de Haïti ? De même pour Lénine et Trotski, parlerait-on encore
d’eux, auraient-ils même été à la tête de la révolution russe de 1917, s’ils
n’avaient pas été de remarquables et d’infatigables écrivains politiques ?
Même chez les révolutionnaires, l’égalité des chances n’existe pas.
*
Au début du premier roman de Celia Levi Les
Insoumises, Louise cherche à s’inscrire en fac d’histoire et à trouver un
directeur de recherche pour sa thèse sur la révolution française influencée par
Michelet, mais le seul universitaire, qu’elle dégote, est un lecteur de
l’historien François Furet pour qui Robespierre a amené à Staline :
« La vision de mon professeur rejoint celle de Furet sur la révolution
française, celle d’un révisionniste borné et ignare. », avoue-t-elle ainsi
dans une lettre à son amie Renée. Nous ne sommes plus dans les années 60 mais
en 2006, le matérialisme historique n’a plus cours dans les enseignements à la
fac : son directeur de thèse, ainsi, « croit aux faits au lieu de
croire aux idées. Il perçoit la révolution française comme une suite de données
qu’il range et classifie. Il aurait dû être gérant de supermarché. », écrit
ensuite la jeune femme[7].
Dès le départ, Louise est seule avec
elle-même et ses envies de révolution. Son père, juif ashkénaze, un ex-maoïste en
68 devenu pro-sioniste avec le temps, ne la comprend pas et il l’enjoint de
trouver un travail ou un mari, mais rien n’y fait. Tout le milieu social
parisien favorisé, dont elle est issue, est marqué, pour elle, du signe de la
déchéance, dont son père porte la marque : « Notre société moribonde
m’empêche de respirer, confie-t-elle ainsi à Renée. J’aimerais ne pas la voir.
Elle se rappelle à moi dès que je sors dans la rue. Il y a les voisins.
Contents de vivre dans le « vieux Paris » mais prêts à le démolir car
ils aiment la propreté. Ils disent toujours bonjour et merci. Ils sont
dynamiques. Dynamiques comme leurs entreprises polluantes mais recyclables.
J’aimerais leur dire merde. Ils organisent des pique-niques entre voisins. La
fête du voisinage. Mes parents accourent. Ils sont comme eux. »[8]
La jeune femme a aussi un petit ami H
qu’elle avoue cependant ne pas aimer, mais qu’elle continue de fréquenter, pour
une promesse qu’elle lui a faite et dont elle ne veut pas se départir. H, qui semble
fragile et dépressif, pense avoir raté sa vocation d’artiste, comme plus tard
le jeune peintre du roman Intermittences, et il végète le plus souvent,
comme lui : « En ce moment, je lis Oblomov de Goncharov,
confie ainsi Louise à Renée dans le fil des lettres qu’elle lui envoie, et le
personnage d’Oblomov me fait penser à H en plus sympathique. » (Oblomov
est le nom d’un personnage célèbre de la littérature russe, qui refuse de
sortir de chez lui par dégoût de la vie et des hommes.) Louise accepte
cependant de vivre avec H par dépit, et le fait de rechercher pour leur couple
un appartement à Paris, alors que ni l’un ni l’autre n’ont de travail, devient
rapidement un calvaire pour elle ; ses études sur la révolution française,
naturellement, en souffrent et elle en oublie même de trouver un nouveau
directeur de thèse… Ici, il y a une première erreur, oui, de stratégie, chez Louise,
puisqu’elle refuse d’assurer ses arrières dans une lutte politique qu’elle n’a
pas même encore entamée, mais qui va bientôt arriver.
Début novembre 2005, Louise a trouvé un
appartement à Paris et elle s’installe avec H. Dans le même temps, elle fait la
rencontre, à la Sorbonne, d’un groupe autonome qui vit en communauté dans un
squat. Louise se lie d’amitié avec Fabien, l’un des membres du groupe, puis elle
assiste à leur réunion, elle colle des affiches avec eux la nuit et elle les
aide dans des actions de sabotage du métro. Son investissement dans le groupe
n’est, naturellement, pas du goût de H, son compagnon, qui ne souhaite que
décorer leur nouvel appartement. C’est alors, au début de l’année 2006, que le
mouvement contre le Contrat Première Embauche prend de l’ampleur en France. Le
groupe autonome de Fabien, avec lequel elle a sympathisé, réussit à occuper la
Sorbonne. Deux mois plus tard, Louise et H. décident de se séparer, alors que le
mouvement social commence à décliner : « Les étudiants ont cuvé le
vin de la révolte, écrit-elle à Renée, ils se résignent, ils sont prêts à
accepter les miettes. L’abrogation [du Contrat Première Embauche] leur semble
suffisante. Le travail est à refaire. »[9] ; la jeune femme
choisit alors de vivre dans le squat avec le groupe, au grand dam de son père
qui ne la comprend plus et souhaite qu’elle reprenne le cours de sa vie.
Le corps de Louise est une excroissance
d’elle-même, un instrument qu’elle entend vouer à une révolution qui n’aura pas
lieu. Louise est capable de plier son corps, de l’abîmer sans gêne, à un idéal,
et c’est ce qui va la perdre. Parce que son orgueil l’empêche aussi d’imaginer
que les femmes et les hommes, avec lesquels elle s’engage totalement, puissent
être hostiles à la passion politique qui l’anime. Elle découvrira, à ses
dépens, qu’ils ne sont pas plus que H. qu’elle a quitté, ils peuvent même être pires
que lui. Louise est une révolutionnaire ratée, et, d’une certaine façon, elle assume
ses illusions et ses choix. La jeune étudiante ne s’arrête donc pas tandis que
le mouvement contre le Contrat Première Embauche décline ; elle regarde,
lucide, ses braises s’éteindre rouges et noirs, dans la Sorbonne qu’elle occupe
avec Fabien et d’autres groupes : « Le mouvement va mourir, cela est
désormais une certitude, poursuit-elle dans une lettre à son amie Renée. Le
tout est de prolonger son agonie, que sa mort soit belle. Les cheminots se
refusent à faire grève. Ils ont des enfants à nourrir. Le mouvement s’est
radicalisé et pour cause, nous ne sommes qu’entre nous, les groupes enragés de
Paris. Les étudiants ont abandonné le navire. Ceux qui restent sont des
nostalgiques désœuvrés. »[10] Louise ne fait donc pas
machine arrière quand il en est encore temps, elle n’admet pas qu’un mouvement
populaire puisse s’essouffler, comme en 68 ou, de nos jours, le mouvement
contre la réforme des retraites. Elle refuse que des partis et des syndicats,
qui portent les colères du peuple, demeurent les vassaux du régime de la Vème
république, ce qu’ils sont toujours actuellement. Et c’est là pourtant, lorsque
les braises s’éteignent, qu’elle rejoint dans ses lettres son amie Renée et son
désir de la beauté. Quand il n’y a plus qu’à contempler la rage tournant à vide
et l’agonie d’une démocratie. C’est là aussi, lors des derniers moments de l’occupation
de la Sorbonne, qu’elle rencontre Karl qui est, comme Fabien, le leader d’un
autre groupe autonomiste et qu’elle sympathise avec lui.
Louise ne veut pas jouer, elle ne veut pas
ruser, n’a même pas de mise pour accéder au tapis de jeu. Louise ne veut pas
esquiver, elle n’a pas de second plan. Tout est écrit à l’avance sur son front,
sa détermination peut ainsi peser telle une menace ou du mépris pour ceux qui
la côtoient. Aussi, fin du mouvement contre le CPE, lorsqu’elle comprend que
Fabien s’est épris d’elle, elle fait semblant de n’avoir rien vu, malgré les
objurgations de son père pour qu’elle se marie avec lui : il est juif et c’est
un bon parti, la tance son père, indigné qu’elle puisse partir avec lui en
Lozère, comme une « beatnik ». Louise ne suit même plus les cours d’hébreu
qu’il lui payait. Fabien sera bientôt maître de conférences, et la thèse de sa
fille en est au point mort, il faut donc qu’elle se ressaisisse ! Louise n’écoute
naturellement pas son père, elle ne peut ni ne veut calculer, comme il le lui
demande : basse intendance selon elle, calcul d’épicier. Penser déjà en
termes de budget du ménage, et pourquoi pas régler ses cycles selon les délais
d’inscription à la crèche, comme le font nombre de jeunes couples français
? Aussi, lorsque Fabien se déclare, elle l’envoie paître : « Nous
nous sommes regardés longtemps, figés comme des statues de sel, enfin il a
parlé, a dit qu’il continuerait à m’aimer en silence et que cela ne devait pas
entraver notre action commune. Cela m’a rassurée. La lutte passe avant
tout. »[11]
Et, bientôt, la petit communauté autonome et
Fabien rejettent Louise, jugée trop monomane pour leurs mœurs :
« Fabien m’a convoquée. C’est bien la seule chose qu’il sache faire. Il
est un habitué de ces méthodes staliniennes. Ils ont réfléchi en mon absence et
ils pensent que je ne conviens pas. Je fais du mauvais esprit. Ils pensent que
je n’arriverai pas à m’adapter à la vie en communauté du squat. Fabien se
tordait les mains, il osait me sourire. Je le regardais si intensément qu’il a
baissé les yeux de honte. Il s’est justifié : ̎ Je sais que tu as fait
beaucoup, mais il vaut mieux qu’une personne souffre plutôt que plusieurs.̎ »[12]
Avant de vous engager, assurez votre
indépendance financière, écrivait, à quelque chose près, Simone de Beauvoir,
dans les années 50. Le conseil de l’autrice du Deuxième sexe peut
servir, naturellement, tout autant aux femmes qu’aux hommes, et hier comme
aujourd’hui. Le problème, c’est que, entretemps, l’indépendance financière est
devenue de plus en plus difficile à obtenir, et le chômage de masse est passé
par là – selon les dernières prospectives de Goldman Sacchs, pas moins de 18 %
de l’emploi mondial pourrait se retrouver remplacé par une IA dans les
prochaines années. Quant à Renée, toujours en Italie, elle a raté le concours d’entrée
d’une école de cinéma, au moment où elle rompt avec Paolo (un jeune homme issu de
la branche la plus pauvre d’une vieille famille bourgeoise italienne). Elle
avait pourtant fondé tous ses plans sur lui, mais celui-ci a cédé à son père
qui ne supportait pas la jeune Française[13]. Renée se rabat alors sur
le cousin de Paolo, comme Louise, au même moment, se rabat sur le militant autonomiste
Karl, rencontré à la fin de l’occupation de la Sorbonne, et qui l’accueille
dans son squat, après sa rupture avec Fabien. Les prétendants suivants seront
naturellement pires que les premiers. Le cousin de Paolo considère ainsi Renée
comme un jouet qu’on siffle lorsqu’on s’ennuie – et,
malheureusement, elle accourt – tandis que Louise se fera arrêter seule par la
police lors d’une action de sabotage : Karl lui demandera, bien sûr, d’assumer
seule son procès sans dénoncer le groupe : elle devra donc plaider l’irresponsabilité
et écopera de six mois avec sursis et de 30 mille euros d’amendes avec des
travaux d’intérêts généraux. Evidemment, Louise est une femme bien trop fragile
pour que la société puisse considérer son acte comme un geste politique… Louise
s’est laissé monter la tête toute seule, c’est plus simple à entendre et plus
rassurant pour l’opinion publique que d’imaginer que des jeunes puissent être
hostiles à la propriété privée, alors que le mur de Berlin est tombé depuis des
lustres.
Le premier roman de Celia Levi Les
Insoumises offrait ainsi, au début du vingt-et-unième siècle, une critique
des mouvements sociaux à l’heure des dystopies : selon Celia Levi, il n’y
a plus de mouvement révolutionnaire qui tienne, puisque, comme à l’accoutumée,
les partis politiques et les syndicats respectent les institutions politiques de
leur régime. Puisqu’il n’y a plus de révolution possible, il n’y a pas non plus
d’alternatives ni de mouvements alternatifs qui tiennent. Les groupes autonomes,
par l’échappatoire qu’ils semblent promettre, redoublent, en fait, les
violences institutionnelles qu’ils prétendent combattre. En somme, ils sont
utiles dans le maintien des systèmes économiques, des castes ou des classes.
Nous sommes donc, aux antipodes des conceptions anarchistes de David Graeber ou
du mouvement Occupy Wall Street. Après Les Insoumises, les autres
romans de Celia Levi, s’ils peuvent parler des mouvements sociaux, ne
montreront plus, d'une façon aussi franche et frontale, de personnages qui soient des militants à gauche. Comme si Louise
représentait une ombre portée sur toute l’œuvre de la jeune autrice.
[1] Emma
Goldman, De la liberté des femmes. « La tragédie de l’émancipation
féminine » (1906). Ed. Payot, 2020. Pp. 28-29.
[2] Celia
Levi, Les Insoumises (opus cité)
[3]
Pour une anthropologie de la consommation. Le monde des biens. Mary
Douglas & Baron Isherwood (2008) – Opus cité. L’anthropologie de la
consommation de M. Douglas et B. Isherwood passe par une synthèse des trois
systèmes de communication dégagés par Lévi-Strauss dans La pensée
sauvage : la communication des biens, celles des femmes et celle des
mots. Cette synthèse est possible pour
Mary Douglas par une théorie de la consommation : « Les
significations transmises par le canal des biens font partie intégrante des
significations des canaux de la parenté et de la mythologie, et tous trois font
partie du souci général de contrôle de l’information. Ils ne révéleront leur
signification à l’anthropologie culturelle que s’ils sont appréhendés
ensemble. » (Pour une anthropologie de la consommation, p. 110). En
somme, la maîtrise et le contrôle de l’information forment l’essence même des
échanges culturels d’une société donnée, et l’information, comme premier des
biens de consommation, englobe tout autant les biens matériels que les mots de
la tribu, ses mythologies, ou les unions entre les hommes et les femmes.
[4] Claude
Cahun, « Pour qui écrivez-vous ? », Commune n°4, décembre
1933. Repris dans Claude Cahun, Ecrits, Paris, Jean-Michel Place, 2002.
[5] La revue
Commune était alors placée sous l’égide du parti communiste français.
[6]
L’écrivain anarchiste Victor Serge profitera, lui aussi, en 1917, d’un échange
de prisonniers entre la France et l’union soviétique pour recouvrer sa liberté.
[7] Les
Insoumises, p. 14.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
P. 86.
[10] Ibid. P. 88.
[11] Ibid. P. 109.
[13] Ibid. P. 109-115.
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